Le soleil se couchera à 18h39

3 mai 2022.
 

Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave. Alors qu’elle s’en approchait, Lise discerna mieux l’étrange objet recouvert d’algues translucides. Arrivée à sa hauteur, elle se pencha, le saisit et s’aperçut qu’il s’agissait d’une simple poupée ; ce qu’elle avait pris pour des algues en était les cheveux. La poupée était petite et confectionnée d’un étonnant tissu ocre dont la fibre rugueuse lui procurait une sensation brute, une émotion sauvage. Elle portait un petit collier qui arborait une unique perle et ses vêtements étaient en lambeaux. Une hostilité inattendue s’en dégageait.

Lise ne parvenait pas à la dater. Il était impossible qu’elle soit très ancienne, elle ne ressemblait à aucune autre poupée... Et pourtant, ne pouvant en tirer plus d’informations, elle fourra l’objet dans son sac et s’avança entre les troncs figés. Dans le sable humide, de petits coquillages scintillaient faiblement. Pendant toute la journée, Lise arpenta la forêt. Elle commença par relever sur un plan les limites de la zone et prit quelques notes sur le nombre approximatif de souches. Puis elle récupéra soigneusement quelques échantillons pour le laboratoire mais ne put toucher à ce qu’elle supposait être des vestiges ; il fallait attendre l’équipe d’archéologie qui arriverait le lendemain.

Son travail achevé, Lise partit sur la plage. L’excitation de la découverte et l’intense énergie qui l’animaient au départ étaient passées. Elle était fatiguée ; le vent soufflait encore en bourrasques froides bien que peu violentes ; un fin crachin tombait, mouillant ses vêtements. Lise désirait ardemment rentrer chez elle, se mettre au chaud. Elle finit par ramasser ses affaires et se dirigea vers sa voiture garée sur le bord de la route, plus loin.
Alors qu’elle longeait les souches d’arbre qu’elle supposait millénaires, elle perçut une étrange lueur qui tremblotait dans le jour mourant. La lumière venait de l’ancienne forêt. Lise revint sur ses pas, bifurqua, tenta de se diriger vers la source lumineuse... mais en vain. Désorientée, elle s’assit sur une souche couchée à terre, regarda le soleil décliner à l’horizon. Elle avait mal à la tête. Elle était exténuée. Dans un dernier effort, elle tenta de se lever, mais soudain, elle s’effondra. Il était 18h39, le soleil se couchait et Lise sombra dans le néant.

Un doux clapotis tira Lise de son sommeil. L’air était calme, les nuages s’effilochaient dans le ciel, laissant briller les étoiles. Tandis que des profils tortueux se détachaient progressivement dans l’obscurité, Lise découvrit peu à peu un paysage détruit, celui d’une terre dévastée à la suite d’un combat ancestral, féroce et sans merci. La dune disparue laissait place à une terre éventrée, des racines luisantes s’entremêlaient dans le sable encore chaud, une forte odeur âcre se dégageait des ruissellements d’eau saumâtre, ensanglantée. Elle avait la tête lourde et ne s’aperçut pas tout de suite que le bas de son corps était mouillé ; la marée été montée et l’eau, déjà, lui caressait les jambes. Lise se rendit compte qu’elle était adossée contre un tronc et qu’on avait étendu son manteau sur elle en guise de couverture. Alors qu’elle se demandait ce qu’elle faisait là, elle sentit des secousses répétées sur son bras. Elle tourna difficilement la tête. Quelque chose lui tirait la manche. Elle aperçut une silhouette sombre, tout près. Un reflet attira l’œil de Lise : celui d’une perle que la lumière froide et ténue du croissant de lune éclairait.
C’est alors qu’une voix étrange lui murmura à l’oreille :
— Viens, lève-toi, la marée monte et tu vas attraper froid.
Lise tenta de répondre mais ne poussa qu’un faible grognement. La silhouette s’approcha de son visage et lui dit :
— Bon, mange ça, ça ira mieux.
Elle lui glissa quelque chose entre les lèvres et Lise sentit un goût âpre et amer lui emplir la bouche. Elle sentit consécutivement ses forces lui revenir.
Lise interrogea la silhouette :
— Toi ! qu’est-ce que tu m’as fait avaler ?
— Mais trois fois rien, ce n’était que pour te soigner ! Lui répondit l’autre avec un air mystérieux.
— Menteuse ! s’écria Lise, et rassemblant toutes ses forces, elle tenta de l’agripper.
Aussitôt, la silhouette se défendit, lui tirant les cheveux, assénant des coups de poings, des coups de pieds, et les deux se bagarrèrent.
C’est alors qu’une lumière éclatante perça la nuit noire, et venant de cette lumière mouvante comme une onde à la surface de l’eau, une voix se fit entendre :
— Assez ! Arrêtez vos enfantillages !
Lise se figea aussitôt et dans cette clarté nouvelle, découvrit le visage de son adversaire : le visage de la poupée.
De cette éblouissante clarté apparut un être étrange s’adressant à Lise d’une voix monocorde :
— Tu voulais déjà nous quitter ?
La poupée intervint promptement :
— Oh, mais laisse-la tranquille, tu sais très bien qu’elle ne fera pas ce que tu veux ! Les humains tiennent trop à leur petite personne... C’est un combat trop ancien, pourquoi devrait-elle répondre de nos erreurs ? Ou bien, serait-elle également responsable ? A l’origine des ravages de l’humanité ?
— C’est donc à nous de la convaincre.
— C’est à toi de la convaincre ! Moi ça fait depuis longtemps que j’ai renoncé à tout ça.
— Tout ça quoi ? demanda Lise, de quoi parlez-vous ?
— Nous avons une requête à te faire, interrompit l’humanoïde.
— Il veut te demander un service, précisa la poupée. Un service qui pourrait te coûter la vie !
— Alors es-tu d’accord ? demanda l’humanoïde, impatient.
— Mais certainement pas ! s’écria Lise, furieuse - je tiens à la vie, moi !
— Mmmh, je me doutais bien que tu refuserais, répondit l’être, agacé. Mais certaines questions n’ont qu’une seule réponse. Et ce que tu ne veux pas faire de ton plein gré, je t’y contraindrai par la force !
Alors un cri effroyable se fit entendre, un cri déchirant, un cri de souffrance, comme un écho provenant des profondeurs de la Terre ; et soudain une ombre s’abattit sur Lise, tentant de l’immobiliser. Lise se défendit de toutes ses forces mais ne parvint pas à prendre l’avantage.
Tandis que la poupée, faisant volte-face, quittait la forêt, Lise lui cria :
— Aide moi ! Ne me laisse pas ici !
Se retournant, la poupée fixa Lise d’un regard pénétrant, froid et dur ; un regard captivant ; un regard si sombre et profond qu’il semblait infini ; un trou noir, absorbant la lumière du Monde.

Le faisceau lumineux des phares était éblouissant. De la voiture sortit une silhouette de grande taille. L’homme accourut, s’agenouilla, et demanda au corps étendu au bord de la route :
— Mademoiselle, Mademoiselle... vous allez bien ?
Le corps, qui s’avérait être une femme, répondit :
— Qui êtes-vous ? Que s’est-il passé ?
— Êtes-vous blessée ? Pouvez-vous vous relever ?
— Je crois que je vais bien. Je devrais pouvoir marcher.
Dans l’ombre, tout près du corps blessé, l’homme fouille un sac et en retire une pièce d’identité.
— Cette carte appartient à une certaine Lise Delbosc, cela vous dit quelque chose ?
— Non, rien.
— Bon, venez avec moi. Vous pourrez vous reposer et nous tirerons tout ça au clair.
Les deux personnes se lèvent. Tournant le dos à la mer, l’ombre humaine guide la femme oubliée jusqu’à la voiture et ses phares rayonnants. Sur la terre, le soleil se lève, ensanglantant le ciel, et les troncs calcinés et pétrifiés de la forêt silencieuse se dressent sur la plage. Sur les branches mortes depuis des siècles, des bourgeons verts semblent éclore dans le jour nouveau.

« II semblait inutile d’interroger le passé. De même, scruter l’avenir paraîtra incertain. Pourquoi toujours regarder derrière soi, ou trop en avant ? A côté de soi, il y aura toujours un frère, un humain, qui se tiendra là. Le passé sera alors oublié ; et le futur, un jour, sera passé. Tandis que le présent, lui, est bien réel ; il nous permet d’appréhender le Monde ; lui seul est éternel ».