Rêve éveillé

4 mai 2022.
 

Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave.
Le sable tourbillonnant lui giflait les mains et le visage, et le vent ralentissait son pas. Ce n’était pas le meilleur temps pour partir en exploration mais la jeune archéologue n’avait pas un instant à perdre. Le site ne survivrait peut-être pas à la tempête et elle ne pouvait pas permettre que tout disparaisse.
Lise sortit un carnet et un stylo de la poche de son blouson et s’attacha malgré les rafales à consigner tout ce qu’elle voyait. Et il y avait des choses à voir.

Les vestiges de la forêt recouvraient presque tout le terrain. Pourtant, ce n’était pas le plus remarquable : un nombre impressionnant de pierres taillées et de céramiques pointaient entre les troncs d’arbres. Il devait y avoir des dizaines de reliques, plus précieuses les unes que les autres. Et elles avaient reposé sous les yeux de tous, durant des milliers d’années, protégées par le sable. 

Lise lâcha un petit rire stupéfait. Elle avait eu raison d’effectuer la route depuis chez elle malgré la tempête. Elle n’avait jamais vu un site aussi bien conservé, ni en vrai ni en photographie. La jeune archéologue était certaine qu’il ouvrirait la porte à de nombreuses découvertes sur le mode de vie des hommes et des femmes préhistoriques. Il y avait toutes sortes d’objets : des pointes de flèches aux morceaux de céramique, en passant par une sublime statuette de Vénus, pas plus grande que son pouce, mais d’une précision saisissante dont elle eut du mal à se détacher.

Elle reprit son exploration, guidée par la lumière lointaine des réverbères et la lueur de l’aurore. Tous les quelques mètres, elle découvrait un nouvel artefact. Souvent, elle parvenait à l’identifier mais parfois, l’objet était trop abîmé ou trop singulier. Peu importait, elle notait tout scrupuleusement dans son carnet. Elle reconnut un peigne et os, un harpon et même un vêtement parfaitement conservé. Elle resta quelques instants médusée devant cette trouvaille avant de se reprendre : elle ne pouvait pas s’attarder ici ; malgré la tempête, des joggeurs envahiraient bientôt la digue et elle ne devait pas se faire prendre à fureter au milieu de vestiges inestimables, ce ne serait pas très bon pour sa future carrière.

Elle reprit donc sa route mais s’arrêta de nouveau, quelques instants plus tard, le sang glacé. 
Il s’agissait bien de ce qu’elle avait cru distinguer tout à l’heure : un corps recouvert d’algues. Elle s’en approcha sur la pointe des pieds, le cœur battant à tout rompre. La plage lui parut d’un coup plus sombre, moins accueillante. Le vent à ses oreilles prenait des allures de hurlements et les reflets argentés des silex semblaient reluire comme des yeux. Lise s’ébroua pour se donner une contenance. Ce n’était pas la première fois qu’elle voyait une dépouille vieillie, elle pouvait y faire face. Elle devait juste noter tout ce qu’elle trouverait sur la dépouille, au cas où elle ne soit détruite. D’ailleurs, du goémon avait déjà commencé à s’y attaquer. Lise s’agenouilla donc près de la dépouille et retenant son souffle, elle s’évertua à décoller chaque algue le plus délicatement possible : d’abord celles qui se trouvaient sur les jambes et ainsi de suite, de plus en plus haut. Lorsqu’elle arriva au visage desséché, la jeune archéologue ne put retenir un frisson d’effroi. La chair était encore là mais elle s’était momifiée avec le sel et ne ressemblait plus qu’à un vague morceau de cuir. La nausée monta à la gorge de Lise et elle dut s’éloigner un instant de la momie pour reprendre de l’aplomb.
La jeune archéologue avait tout de même réussi à collecter des informations intéressantes. Le macchabée était une femme, plutôt petite sans être une enfant. Elle portait au cou un collier de coquillages, avec au centre, un magnifique pecten. La fascination de Lise laissa cependant rapidement place à la crainte que le bijou ne soit volé par des pilleurs ou abîmé par les algues. Elle ne laisserait pas cela arriver.
Peut-être était-ce le manque de sommeil, ou l’excitation de toutes ces trouvailles, mais elle déroba la parure de la vieille momie et l’attacha autour de son cou.
— Je donnerai tout pour découvrir l’histoire de ce collier, murmura-t-elle en caressant du pouce les précieux coquillages.
Puis elle s’arracha à la contemplation du bijou et, jetant des regards anxieux autour d’elle pour s’assurer que personne ne l’observait, elle remonta jusqu’à la digue.
Elle avait presque atteint sa voiture lorsque des étoiles se mirent à danser devant ses yeux. Elle tendit la main pour se raccrocher à la portière mais le monde tournait trop autour d’elle et elle s’effondra par terre.
***
Lorsque Lise ouvrit les yeux, la tempête s’était arrêtée. Le soleil illuminait un ciel sans nuages mais l’air était frais et humide contre sa peau. Elle était allongée sur un sol mou, semblable à un tapis de feuilles mortes. Un tapis de feuilles mortes ? 
Affolée, la jeune femme voulut se relever mais s’arrêta en plein élan lorsqu’elle découvrit une femme assise à côté d’elle. Celle-ci venait de déposer une grande peau sur le corps nu de Lise et la regardait avec curiosité. Il n’y avait aucune trace des affaires de Lise. L’étrangère tenta de lui parler mais elle s’exprimait dans une langue inconnue et Lise n’y comprit rien. Elle se tut lorsqu’elle s’en rendit compte, laissant la jeune femme dans la perplexité.
Pour essayer d’en apprendre plus, la jeune archéologue considéra l’étrange femme en face d’elle. Elle avait la peau brune et ses cheveux étaient coiffés : quelques tresses enroulées les unes autour des autres et rassemblées dans un chignon qui recouvrait tout l’arrière de son crâne. Elle tenait dans ses bras une panière en bois remplie de champignons et de noix. Elle était vêtue d’une large tunique ocre, qui lui recouvrait les bras et lui descendait jusqu’aux genoux. Ses chaussures étaient en cuir et fourrées de paille.
Troublée, Lise jeta un œil autour d’elle ; il était clair qu’elle n’était plus sur la digue. De gigantesques arbres occupaient tout l’espace visible. L’odeur de sel était pourtant encore bien présente, ce qui signifiait qu’elle ne devait pas être loin de la mer. Des dizaines d’oiseaux chantaient dans les branches des chênes et des noisetiers et Lise crut apercevoir un cerf et des biches un peu plus loin. Le riche parfum de la forêt, mêlé à celui de la mer, finissait de donner aux lieux un aspect irréel. Mais où avait-elle donc atterri ?
Lise crut sentir ses poumons se vider d’air lorsque l’évidence s’imposa finalement à elle. Non... c’était impossible ! Pourtant, la femme devant elle lui était la preuve qu’elle venait de basculer dans le Mésolithique, des milliers d’années avant son époque.

Comme elles ne parlaient pas la même langue, l’autochtone se présenta avec de grands gestes. Lise comprit ainsi que la femme s’appelait Intia et qu’elle voulait la conduire à son campement.
Lise la suivit jusqu’à un coin de la forêt, au bord de la plage, où se tenait un groupement d’une demi-douzaine de maisons en cuir tendu. Lise se pinça le bras pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas : elle se trouvait à l’emplacement exact des vestiges qu’elle avait découverts, quelques milliers d’années plus tôt. Intia la fit passer devant un groupe d’habitants qui taillaient des silex et cousaient en riant, et devant une petite bande d’enfants qui s’amusaient à se courir après. Elles s’arrêtèrent finalement devant une tente où elles entrèrent sans s’annoncer.

Un homme se tenait à l’intérieur. Comme toutes les personnes ici, il était plutôt petit mais dégageait une assurance qui ne laissait aucun doute quant à son rôle de chef. Il était assis par terre et taillait la pointe d’une flèche avec une pierre. Ses gestes étaient secs et précis. Quand Intia l’interpella dans cette étrange langue, il sourcilla à peine. Elle parla longuement, sans qu’il ne fasse de commentaires, mais quand elle s’arrêta, une courte phrase de sa part suffit à la faire sourire. Intia attrapa alors le poignet de Lise et elles sortirent toutes les deux de la cabane. Intia l’accompagna dans une maison qu’elle partageait avec deux autres filles et elles l’habillèrent de vêtements plus congrus pour la présenter au reste des habitants. 

Ainsi débuta sa vie au campement. Tout le monde n’était pas ravi de la présence d’une étrangère mais personne ne l’incommodait car Intia ne la lâchait jamais et elle était la fille du chef. Elles passaient la majorité de leurs journées à ramasser des noix, des champignons et des fruits de mer. Le soir, leurs deux compagnonnes de tente les rejoignaient au pied de la falaise et elles faisaient des colliers avec les coquillages qu’elles avaient ramassés ou gravaient des écorces d’arbres. 

Lise passa deux mois dans ce monde onirique. Jamais elle n’aurait pu imaginer en apprendre autant sur les peuples préhistoriques. Elle aurait voulu tout noter dans son carnet pour montrer ça à ses professeurs à son retour. Malheureusement, le carnet s’était volatilisé et l’écriture n’avait pas encore été inventée. Elle ne savait même pas comment revenir à son époque. Certains soirs, cela la remplissait d’une tristesse incoercible et elle pleurait des heures durant. Mais il suffisait qu’elle découvre quelque chose de nouveau, un morceau de flûte ou une histoire racontée autour du feu, pour que l’émerveillement remplace le chagrin.

En deux mois, elle s’initia aux rudiments de la langue. Certains termes lui échappaient encore et son accent était si terrible que seule Intia arrivait à la comprendre mais elle s’en accommodait : elle apprendrait avec le temps.
Puis, arriva un évènement important pour le clan : la cérémonie des Adieux. Elle précédait le changement de campement et permettait aux habitants de remercier les dieux pour leur hospitalité. Lise en apprendrait beaucoup sur les croyances de ce peuple et elle était pressée d’assister au rituel. Malheureusement, cette fois-ci, le chef de la tribu refusa sa présence. Vivre au milieu du groupe était une chose, la mêler au sacré en était une autre. Elle devrait rester ici.

À la nuit tombée, lorsque les habitants prirent la direction de la plage, elle fut assignée à la défense du campement. Pour la consoler de ne pas assister au rite, Intia lui offrit un collier de coquillages qu’elle avait fait pendant toute une soirée. Elle s’était appliquée à peindre les coquillages avec des couleurs vives mais ce qui rendait le bijou exceptionnel, c’était l’énorme coquille Saint-Jacques au milieu. Elle remercia Intia avec effusion puis elle la laissa partir avec les autres.
Une fois seule au campement, Lise s’adossa à un arbre et laissa errer ses pensées vers sa famille et sa maison. C’est alors qu’elle sentit le collier chauffer sur sa poitrine. Elle voulut l’empoigner mais elle l’avait à peine effleuré qu’une voix grave et profonde retentit dans la forêt.
— Puisque tu m’as libéré des algues, j’ai exaucé ton vœu. Mais il va falloir que tu rentres chez toi, ta place n’est pas ici.
Troublée, Lise se dépêcha de se relever. Elle regarda partout pour repérer l’origine de la voix mais il n’y avait pas âme qui vivait autour d’elle.
— Je ne vois pas de quoi vous parlez. Qui êtes-vous ?
— Qui je suis ? Je ne sais pas. Tout peut-être ou bien rien. Quoi qu’il en soit, ton temps ici est écoulé. Si tu te laisses faire, ce sera très rapide et tu réintégreras ton époque sans encombre.
Une bouffée d’angoisse enserra la gorge de Lise. Elle ne voulait pas rentrer. Elle avait encore trop de choses à apprendre, ici. Elle devait fuir avant d’être renvoyée à son époque.
Elle eut à peine le temps de faire un pas qu’un craquement sinistre résonna au-dessus d’elle. Lise releva la tête et vit avec horreur que la falaise se brisait en mille morceaux au-dessus de la forêt.
— Je t’avais prévenue, pourtant, soupira l’inconnu d’une voix lasse avant de disparaître.
Dans un instant de terreur, Lise se remémora la momie qu’elle avait vue sur la plage, cachée pendant des années par les dunes puis libérée par la tempête. Etait-ce son destin ? Elle n’eut pas le temps de s’attarder sur cette pensée car une tempête de sable et de graviers se déversa sur elle.
***
Son malaise cessa aussi brusquement qu’il était arrivé et elle se rattrapa in extremis à la portière de sa voiture. Lise rentra immédiatement et alluma le contact, pressée de partir. Personne ne devait la voir ici. Alors qu’elle baissait les yeux pour attacher sa ceinture, un magnifique collier de coquillages attaché autour de son cou retint son attention. Et tout lui revint en mémoire. En quittant la plage du regard, avec ses arbres morts et ses haches rouillées, elle se souvint qu’un jour, cet endroit débordait de vie et que la momie étendue sur le sable était la preuve de la réalisation de son rêve. Même s’il avait été douloureux, Lise ne regrettait pas son voyage car il lui avait donné la certitude qu’un monde merveilleux avait existé et qu’il pouvait exister de nouveau.