Les dessous de la falaise

5 mai 2022.
 

Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave.

Le tas de varech reposait sur un rocher moussu, vert lui aussi. L’odeur était pestilentielle. En prenant sa respiration, Lise prit délicatement une algue, visqueuse, longue et la déplaça sur le sol. Décidée à enlever toutes ces plantes marines pour découvrir ce qui s’y cachait, elle répéta l’action inlassablement, avec une grande concentration. Les algues qu’elle enlevait formèrent à côté d’elle un monticule verdâtre, gisant tristement sur le sol. Soudain, sa main rencontra une forme dure et arrondie qu’elle brandit pour mieux l’observer : c’était un os. En retirant les algues encore agrippées sur la roche, elle en découvrit une dizaine. Ils ressemblaient à d’immenses incisives, ayant certainement appartenu à une créature gigantesque. C’en était presque terrifiant. Lise entreprit de les déplacer en tas à quelques pas du rocher.
Il y avait encore quelques algues. Pensant que plus rien n’était caché derrière, l’aventurière les enleva sans précaution. Tout d’un coup, elle sentit une arête lui effleurer le doigt. Elle retira les derniers filaments visqueux de varech et un coin marron apparut.

Un livre trônait maintenant sur le rocher, légèrement imprégné de vert en raison des algues. Sa reliure était pour moitié déchirée ; les premières pages en décomposition. La couleur marron de la couverture semblaient avoir déteint sur les feuilles grises et abîmées du livre. Cependant, de vieilles lettres manuscrites, d’un jaune clair éclatant, contrastaient avec cet ensemble terne et sans vie. Lise les observa, puis déplia les pages avec précaution. Elle reconnut des mots bretons, quelque peu effacés par le temps, et d’autres d’une langue qu’elle ne connaissait pas. Des croquis représentaient des chaudrons, des herbes et autres potions, légendées de formules complexes. Parfois, il y avait de grandes ratures. Lise remarqua que la couleur de celles-ci était rouge, contrairement au texte écrit en noir.
Cet ouvrage majestueux l’interpella. Sur le bas de la couverture, des lettres fines, longues et légèrement penchées lui rappelaient certains romans de sa bibliothèque dont le troisième étage de était dédié à ses aventures préférées. En lisant ces histoires, son imaginaire divaguait en Bretagne. Son cœur s’accélérait quand elle pensait aux aventures de ce mage. Son esprit se laissait bercer par la légende.

Le livre antique, posé sur le rocher, était signé Merlin.

Karine s’empressa de rejoindre le troisième étage de la bibliothèque. Celle-ci était la propriété de Lise McWelly, descendante d’une famille aisée qui avait acquis un somptueux manoir il y a quelques siècles. Il avait la particularité de posséder une imposante tour sur son aile gauche ; c’est à cet emplacement que Lise, lectrice passionnée, l’avait réaménagé en bibliothèque. De temps à autres, elle avait embauché quelques saisonniers pour l’aider dans son métier. Cependant, depuis quelques années, elle avait accordé un poste fixe à Karine, une amie d’enfance.

Sa supérieure hiérarchique l’avait contactée en urgence, lui demandant de lui conter rapidement un passage de Légendes et mythes du roi Merlin, un registre complet qu’elle avait elle-même rédigé. L’appel avait été bref. Karine avait entendu le vent souffler et la mer rugir. La voix de sa collègue avait chevroté. Pourtant, Lise n’est pas une personne sensible ; ce qu’elle avait découvert devait être impressionnant.

Karine gravit les dernières marches, puis s’avança à l’intérieur de la salle. Celle-ci était divisée en deux espaces. D’un côté, la tour du manoir offrait un lieu de détente où étaient disposés des fauteuils soyeux de teinte orangée. Ils étaient regroupés autour de la cheminée et de petites tables, placées entre les sièges, évitaient aux lecteurs d’aller ranger leurs romans dans les étagères. Quelques lanternes aux couleurs chaleureuses égayaient cette pièce.

De l’autre, c’était la bibliothèque à proprement parler. Plus sombre, cette pièce était remarquable pour son architecture aux arches complexes. Les livres étaient classés sur des étagères en bois de hêtre. Certaines d’entre elles montaient jusqu’aux larges poutres soutenant la charpente. Ça et là étaient suspendus des lampions rouges et oranges, accrochés aux coins et aux piliers de la pièce. L’ambiance était calme, détendue.

Une étagère entière était consacrée à l’univers arthurien. Karine saisit le livre demandé par Lise. Après avoir trouvé le passage, elle appela sa collègue et lui lut ces lignes :
« “-Je m’appelle Merlin et je connais mieux que vous les secrets les plus anciens. Vous me considérez comme un enfant ? Je suis plus sage que vous ne le pensez. Allons voir la tour !”
Merlin ordonna aux ouvriers de creuser le sol, à côté de la falaise. À un moment, la roche céda et l’on vit un large trou. Avec des torches, les hommes de Vortigen aperçurent un lac souterrain aux eaux agités. Merlin demanda le silence. Soudain une tête rouge, immense avec des yeux de flammes apparut. »
Lise l’interrompit, et avant de raccrocher, lui dit : « Viens. Cela pourrait être dangereux. »

La falaise qui supportait la route côtière était immédiatement située à côté du rocher. Une large entrée dans la paroi interpella Lise. Le lieu où elle se trouvait maintenant devait être, il y a quelques siècles, une grotte entière, dissimulée sous le sol. Cela correspondait étrangement à l’anecdote racontée par Karine. Elle fut submergée de questions : était-ce la grotte où Merlin, enfant, résolu le problème de Vortigen, l’assassin du père d’Uther et de Pendragon ? Avait-elle trouvé des os des dragons s’étant battu en ces lieux ? Et si le mythe était en fait réalité ?
Son ventre était noué lorsqu’elle s’engagea à l’intérieur de la falaise. Prudemment, elle entra dans la caverne. L’ambiance changea brusquement : le vent ne soufflait plus, la température semblait chuter de plusieurs degrés. Le lieu était humide, sombre, d’une noirceur étouffante. Ses yeux s’habituant au manque de lumière, Lise devina d’immenses pics et rochers, plus tranchants que des glaives, ainsi que des algues malodorantes. Tel était le sol de la caverne où la bibliothécaire s’aventurait…

Lise n’avait pas emporté de lampe torche. Entrer et cheminer en ces lieux était particulièrement risqué. Elle prit donc d’infimes précautions et avança doucement à l’intérieur de la grotte. Le bruit de ses pas résonnait dans l’immensité de la caverne. De l’eau coulait, grondait sur la paroi gauche. Lise progressait à tâtons en s’accrochant aux appuis qu’elle trouvait. Sa concentration était à son paroxysme. Elle savait qu’un faux pas pouvait la laisser giser ici à jamais.

Lise, qui longeait la côté gauche de la grotte, rencontra alors une forme inexacte, peut-être un rocher. Elle ne pouvait plus avancer. Commençant à paniquer, la bibliothécaire palpa la chose qui obstruait sa progression. C’était glacé. Lise dessina un arc-de-cercle avec ses bras pour deviner la nature de cette forme. Elle sentit alors un liquide gluant et des filaments de varech venir s’accrocher à sa main droite. Lise essaya de les retirer, mais les algues restaient vicieusement agrippées. Une odeur nauséabonde émana petit à petit de l’endroit où elle se trouvait. Des rougeurs apparurent sur sa main droite ; Lise les identifia comme des brûlures. La douleur devenait insupportable. Comment une algue pouvait lui infliger une telle souffrance ?
En faisant abstraction de cette étrange blessure, Lise se remit en marche. Un grognement sourd et lent s’échappa du fond de la caverne. Elle entendit le clapotis de l’eau se rapprocher. Peu rassurée et dans une obscurité totale, elle se laissa néanmoins guider par ses sens et son instinct. La roche sembla s’élever au fur et à mesure qu’elle progressait vers cette fameuse mare. Lise dût avancer à quatre pattes et utiliser ses mains pour ne pas tomber. La roche sur laquelle elle se trouvait était lisse, même si légèrement râpée. Sa forme décrivait un mouvement arrondi. Bientôt, il devint difficile à Lise de s’y accrocher. Du varech brûlé finissait de se consumer sur cette masse ressemblant à un os. Sa main droite, avec l’algue toujours diaboliquement accrochée, ralentissait sa progression.
Ses pieds glissèrent. Seuls ses bras la retenait. Maintenant, elle devait s’assurer de ne pas chuter. Il fallait résister à la tension musculaire. Ses pieds ne rencontraient que du vide. L’eau et ses relents empestés lui indiquait qu’elle se trouvait certainement au-dessus, du moins à quelques pas.

Soudain, un jet de flamme fulgurant apparut. Un torrent de feu emplit la caverne, léchant goulument ses parois. La chaleur de la grotte devint insoutenable. Du sable brûlant tomba en un bloc sur Lise. Les muscles déjà tétanisés, le choc fut trop violent. Sa main droite, engourdie par l’algue collante et urticante, lâcha sa prise. Tout son corps ne tenait plus qu’avec son bras gauche. Lise compta les secondes dans sa tête. Un. Deux. Trois. À quatre, elle sentit ses forces la quitter. Lise ne put résister. Malgré tous ses efforts, elle tomba.
Sa chute fut d’une brutalité indéfinissable. Sa colonne vertébrale se fracassa contre un rocher. Chaque cellule de son corps fut traversée par une douleur fulgurante. Elle ne put empêcher un hurlement de douleur. Ses yeux se remplirent de larmes brûlantes. Sa tête lancinait. Lise regarda son bras gauche. Un pic s’était enfoncé dans son avant-bras et le sang coulait à flot. À la vue de cet atroce spectacle, elle fut prise de vertiges. L’adrénaline la quittant, Lise sentit la fatigue prendre le dessus. Le feu avait disparu aussi vite qu’il était apparu. Dans un dernier effort, elle vit, à sa droite, des algues se consumer. La caverne s’illuminait avec ces petites flammes.
Une forme majestueuse s’éleva alors. Elle avait des yeux allongés, sombres et brillant de haine. Des écailles d’un rouge sang recouvraient sa tête. Sa gueule s’ouvra, laissant apparaître une large et effrayante mâchoire. De celle-ci jaillit une bourrasque de feu engloutissant l’entièreté de la grotte. Lise savait maintenant l’origine de ce cataclysme. Elle couvrit ses yeux avec son bras droit, puis tout s’éteint.

Karine gara son utilitaire devant le portail de la maison. Le décor côtier était apocalyptique : des arbres couchés sur la chaussée, des poubelles divaguant au gré du vent, des tuiles glissant des toits allant rencontrer les pares-brise des voitures… L’assistante de Lise sortit péniblement de son automobile et s’équipa de son sac à dos. S’aventurer en des lieux sombres dangereux était sa passion. Aujourd’hui, elle devait mettre à profit ses capacités pour sauver sa supérieure.
En accrochant sa lampe torche sur le front, Karine entendit un ronflement. Soudain le sol trembla. Elle dût s’accrocher au coffre de sa voiture pour ne pas tomber. Puis des flammes vinrent s’élever de la falaise. Alarmée, l’employée dépêcha ses mouvements. Elle se recouvrit de sa fine combinaison, la protégeant du feu et amortissant les chutes, et ajusta ses protections aux coudes. Dans ses nombreuses poches et son sac à dos, elle rangea méthodiquement tous les équipements qui pourraient lui servir en cas d’urgence. Karine ferma le coffre de son utilitaire et descendit vers les semblants d’une antique forêt recouverte çà et là d’une fine couche de sable.

Arrivant sur les lieux, elle découvrit ce qui avait tant bouleversé Lise : un livre, caché par des dents gigantesques, reposant sur un rocher incrusté de varech. L’ouvrage était impressionnant, envoûtant. Il dégageait une aura de sagesse. N’oubliant pas le sujet de sa venue, Karine détacha son regard de la relique. Elle la prit délicatement par les coins, et la mit délicatement dans une poche de son sac. Tout d’un coup, la sol trembla, plus fort cette fois-ci.
Un temps. Karine s’approcha doucement de la falaise, là où les flammes étaient apparues.
Puis une marée de feu s’échappa d’un trou de la falaise, à une dizaine de mètres de Karine ! Elle se jeta au sol pour éviter ce phénomène surprise. Une bouffée de chaleur intense atteignit néanmoins Karine. Le feu se dissipa. Déstabilisée et priant pour que Lise soit encore en vie, elle se releva. Elle se dirigea vers l’entrée de la caverne et s’y engouffra.

À première vue, il lui semblait que le passage était impraticable. Grâce à sa lampe torche, elle avait une bonne visibilité. Des rochers, tantôt pointus, tantôt recouverts d’algues brûlées, ralentissaient largement sa progression. La chaleur étouffante n’était pas un facteur facilitant son avancée, et sa combinaison la gênait plus qu’elle ne la protégeait. Ses pieds glissaient sans cesse. Lentement, Karine s’approcha du centre de la grotte. Sa lampe torche éclairait une petite mare d’un bleu d’encre. Du sang flottait à sa surface, entre deux algues brûlées. L’eau dégageait une fumée âcre, écoeurante. Karine cria le nom de Lise. Seul l’écho lui répondit. Elle suivit le filet de sang qui coulait vers la mare et découvrit le corps inerte de sa collègue. Son coude gauche formait un angle anormal et ses jambes trempaient tristement dans l’eau. Karine s’approcha de la poitrine de son maie : son cœur ne battait plus. Rapidement, elle sortit son défibrillateur et lui procura un massage cardiaque.
La caverne retenait son souffle. Malgré les efforts de Karine, l’état de Lise ne semblait pas s’améliorer. De longues minutes passèrent, sans aucun changement. La fatigue s’empara de Karine. Elle n’arrivait plus à insuffler correctement, ses mouvements pour la réanimer perdaient de leur efficacité. Dans le nuage de fumée engloutissant la grotte, des vertiges lui montèrent à la tête. Elle arrêta brusquement ses mouvements, n’en pouvant plus. Sans parvenir à s’asseoir et reprendre ses esprits, Karine s’écroula sur Lise. À quoi bon se battre quand la cause est perdue…

Du feu emplit encore une fois la caverne. Karine, presque inconsciente, remarqua que l’intensité du jet de flammes avait baissé. Néanmoins, elle n’eut pas la force de sursauter quand un hurlement gigantesque, semblable au tonnerre, retentit. Ses tympans semblèrent voir explosé. Les parois de la grotte vibrèrent d’une telle intensité que des morceaux de roches s’écroulèrent. Le cri s’arrêta aussi vite qu’il était apparu. Karine sentit alors une légère différence dans la tonalité du son. Petit à petit, il devint mélodieux. Ses membres retrouvèrent de la force. Elle se dégagea du corps de Lise pour s’asseoir à côté. Le son se transforma en chanson et Karine reconnut bretonne. Elle vit Lise reprendre conscience, se tâter la bras gauche. Celui-ci avait retrouvé sa forme habituelle et le sang, imprégné sur la roche, sembla voler pour revenir dans sa plaie. Les deux collègues se regardèrent. Le bonheur se lisait dans leurs yeux.
Le dragon apparut. Rouge et or, à la taille impressionnante. Il battit des ailes dans la direction de Karine et Lise. Il s’arrêta de l’autre côté de la mare, replia ses ailes et s’allongea. Ses paupières se fermèrent, et, dans un dernier souffle, il s’endormit à jamais.