La station équestre de Dushogor

11 mai 2022.
 

Mais alors qu’ils s’arrêtaient à un jet de pierre, l’air défiant, il leur décocha son plus beau sourire.
« Ah les gars ! Rugit-il. Ce que je suis content de vous voir ! »

Il s’approcha à grands pas des mystérieux sauveurs, accompagné d’une lueur d’espoir dans le regard. Arrivé à leurs côtés, Grigori tendit la main, mais son geste resta dans le vide ; le premier Iakoute descendit de son cheval blanc - aussi magnifiquement paré que tous les autres – et sortit de sa poche un drôle d’appareil.
— Quel est votre nom, mon ami ? commença l’homme. Vous n’avez pas l’air d’être dans notre base d’identités…
— …euh… Grigori, Grigori Tikhonovitch Kozlov, répondit le pompier, perturbé par la question. Et vous ?
Il eut beau attendre en souriant, aucun bruit en guise de réponse, seulement celui d’un petit cliquetis très bizarre que faisait l’homme sur sa « machine d’identités ».
Grigori, curieux, s’avança alors de nouveau et tenta sa chance auprès des hommes plus loin sur la plaine. Il avait aperçu un jeune cavalier, le dernier de la file, qui lui avait paru familier et plutôt sympathique. Le garçon tourna le regard vers lui et ordonna à sa monture grise et blanche de s’approcher du nouvel arrivant. Il se pencha et chuchota à son oreille : « Fais pas attention au gaillard, là devant. Il se sent supérieur parce qu’il est chef de brigade, mais faut pas croire ! »
— Oh oui ! T’inquiètes pas pour ça, répondit Grigori en rigolant. Les idiots de cette sorte, j’y fais pas gaffe.
— Tant mieux. (il observa la tenue de Grigori avec de grands yeux) Mais dis-moi : tu viens d’où, avec ta combinaison rouge tomate ? Sans vouloir te vexer, ça doit être passé de mode depuis cinq-cents ans…
— D’ici, pardi ! s’exclama-t-il. C’est plutôt moi qui devrais te le demander, avec tes habits brodés dorés et blancs !!!
— Eh oh, respire ! C’est la tenue que tous les hommes portent, chez nous. D’ailleurs, elle t’irait pas mal, vu que tu me ressembles comme une goutte d’eau, alors, critique pas, si tu veux bien !

Le pompier prit une profonde inspiration. C’est vrai qu’il était sur les nerfs, ces temps-ci, bien qu’il ait une tonne d’excuses à sortir à tous moments.

Il décida alors de changer de conversation en réclamant au cavalier de connaître son nom ; il s’appelait Markov, Markov Tikhonovitch Kozlov, comme lui, et était depuis deux semaines nouveau dans la bande des Camep, les gardiens de Dushogor, sa ville – dont Grigori n’avait jamais entendu parler malgré qu’il connaisse la région du Spasitelv comme sa poche.

La horde avait repris la route, pendant leur discussion. Markov dut alors les suivre, son nouvel ami à ses talons.
Durant la totalité du voyage, Grigori fut admiratif devant la rapidité des chevaux qui n’eurent jamais l’envie de se reposer ou de ralentir le rythme. Malgré être passés sur des dizaines de chemins pentus, aucun d’entre eux ne s’arrêta. « Sûrement que ce sol poli plaît à leur pattes… » pensa Grigori, peut convaincu de son idée.

Parvenus à Dushogor, les animaux n’échappèrent pas au repos et s’arrêtèrent devant une longue barrière brillante faite dans une pierre lisse qui lui était inconnue. Grigori la regarda quelques instants, et eut l’étrange sentiment de l’avoir déjà vue… Mais oui ! C’était la barrière de sa ville, Pozharnyy ! Bien sûr qu’il l’avait déjà vue ! Il était passé devant et derrière des milliers de fois ! Cependant, ce qui lui paru inhabituel fut la couleur de la muraille ; le blanc brillant et le rouge brique sont deux teintes très différentes… Peut-être cette ville était-elle nouvelle, et s’était inspirée d’autres pour mieux se bâtir… Incertain, le jeune homme descendit de Timo, le cheval de Markov, et s’approcha de la muraille. Incrustée dans cette étrange roche, une grande grille semblait être le portail d’entrée. Grigori jeta un œil derrière, et découvrit avec surprise la ville parfaite ! Ce fut comme si tous les déchets jetés n’importe où, toutes les peintures enlevées des murs et toutes les briques retirées avaient respectivement été ramassés, rajoutées et remises, pour former un lieu idéal, où chaque recoin du sol de la route pourrait être une table des plus propres.

En observant avec une plus grande précision, le pompier à l’œil exercé remarqua une flamme sur la façade d’une maison. Il se précipita vers son ami pour le lui dire, mais avant même qu’il puisse ouvrir la bouche, la petite flamme s’était gentiment déplacée, de pierre blanche en pierre blanche, jusqu’au large toit plat où d’autres s’éteignaient déjà.
— Quoi !!! s’exclama Grigori, sans voix. La… la flamme… La flamme s’est déplacée toute seule !
Markov lui mit la main sur l’épaule pour le rassurer et commença :
— Bah oui : tu sais bien, ça fait presque 50 ans que le système d’auto-protection de n’importe quelle propriété s’est mis en place.
— Ah bon ?! C’est une idée géniale !…dont notre ville n’a apparemment jamais entendu parler...
— Dommage ; ça change la vie ! lui répondit le jeune gardien en caressant chaleureusement le menton de sa monture.
Grigori réfléchit un instant. Certes, sa ville n’en avait jamais entendu parler, mais peut-être n’était-ce pas plus mal ?
— Mais alors, qu’est-ce qu’on fait des pompiers ? Ils ne servent plus à rien ? demanda-t-il, inquiet.
— Bien sûr que si : à faire rêver les petites filles, voyons !
— Mais…
— Bon, tu m’excuseras, le coupa Markov, mais je vais pas pouvoir discuter de ça tout de suite : Timo est trop fatigué, et je ne veux pas prendre de risque. Je vais lui recharger les batteries à la station équestre. Tu me suis, c’est pas loin ?
— Sans problème ! Répondit le pompier, excité de découvrir Dushogor.

« Une station équestre...songea Grigori. On y trouve certainement des carottes, ou des trucs dans le genre qui donne des forces aux chevaux… Enfin ! Je verrai bien ! Je peux m’attendre à tout, après tout ; cette ville est tellement surprenante ! »

Marchant à côté de Markov et Timo, qui lui parut bien plus lent que tout à l’heure, le jeune homme observa avec étonnement les mêmes croisements de rues que ceux qu’il avait l’habitude d’emprunter à Pozharnyy. Les plaques des rues lui semblèrent tout aussi familières ; chaque nom gravé sur le métal était similaire à celui d’une rue de sa ville.
Il finit même par se demander si le lapin qu’il avait mangé la veille n’était pas malade, ou chose comme ça : il pourrait éventuellement avoir des hallucinations, et être resté dans cette steppe presque sans sortie… Non. C’était sûr : le maire de Dushogor était un formidable copieur.

Abandonné à ses pensées, Grigori n’avait pas remarqué la ressemblance folle entre la station service de Pozharnyy et cette station équestre où ils étaient enfin parvenus.
Effectivement, le lieu semblait identique, du toit protégeant les chevaux au petit magasin du fond, rempli d’une multitude d’équipements équestres, à la place de petites friandises que le jeune pompier savourait avec un bonheur infini en faisant le plein d’essence à son camion.
Les seules différences entre la station Lukoil qu’il connaissait si bien et cette station qui, selon un long panneau, portait le nom de « Loshayesdy » furent simples à trouver :
les voitures n’ont jamais eu la forme de chevaux, et le fonctionnement d’une pompe à essence ne ressemble pas tellement à celui d’une prise électrique.

« Une prise électrique ?! » En reprenant ses esprits, la première chose que Grigori remarqua fut cette longue prise électrique, presque trop longue pour être vraie, qui fut branchée à un endroit plutôt inhabituel : dans la bouche de Timo !
— Mais… hésita Grigori, prêt à retirer ce fil caoutchouteux de la bouche de l’animal – qui n’avait d’ailleurs pas l’air perturbé du tout – d’un moment à l’autre. Ce n’est pas juste un peu dangereux de faire ça ?
Il se retourna vers Markov, terriblement étonné de la situation, les mains sur les côtes.
— Non, bien sûr que non ! répondit le gardien . Comment veux-tu que nos robots se rechargent, sans prise électrique ?
— Parce que Timo est un robot, maintenant ? demanda le pompier en observant le cheval.
— Oui, et il l’a toujours été. Sinon, tu penses bien qu’il ne pourrait pas faire trois kilomètres sans s’arrêter ! ricana Markov, l’air sûr de lui.

Grigori voulut répliquer, mais une idée effleura son esprit ; voilà pourquoi les Camep n’avaient pas eu besoin de s’arrêter, tout à l’heure : leurs androïdes étaient pleinement chargés !

— Enfin… repris le jeune gardien en retirant la prise de la gueule du « cheval » — qui avait sur les yeux un message « 100 % PRÊT À GALOPER ». J’ai du temps devant moi avant notre prochaine patrouille. Tu veux aller quelque part ? Je t’emmène !
— Oh oui ! Avec plaisir ! S’exclama Grigori avec entrain. Tu connais Pozharnyy ? Oui, sûrement ! Alors emmène moi à sa caserne de pompier, si tu veux bien !
Markov le regarda gentiment.
— Je savais que tu n’était pas très net, comme gars.
— Pourquoi tu dis ça ? posa le pompier.
— Pozharnyy, elle n’existe pas. Ou plutôt, elle n’existe plus : ça fait plus de 500 ans que Dushogor l’a remplacée. Et, pour les casernes de pompiers, ça n’existe plus : nous sommes en 2835.
Grigori regarda Markov, sourit, puis s’assit, désemparé.
— Ah. Bon.