Mémoires sombres

11 mai 2022.
 

Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave.
Ses bottes imperméables parsemées de sable doré s’enfonçaient à chaque pas dans le sol recouvert d’une fine couche d’eau transparente, et Lise sentait l’air salé du bord de plage se déposer sur sa langue. Le cœur battant, la jeune femme s’avança vers le tas d’algues luisantes, puis s’agenouilla doucement à côté du corps tout en retenant son souffle. Au vu de la taille du petit amont, la personne qui se trouvait dessous devait être mineure. La perspective de découvrir le cadavre d’un enfant donna le vertige à Lise, qui dû prendre appui sur sa main gauche pour ne pas perdre l’équilibre. Frissonnant violemment, elle approcha ses doigts des algues. Leur texture gluante lui procura un haut-le-cœur mais la jeune femme ne s’arrêta pas pour autant, et, avec toute la délicatesse possible, compte tenu du froid qui lui engourdissait les membres, elle entreprit de nettoyer ce qui semblait être le visage du rescapé.

Lise dû s’arrêter à plusieurs reprises afin de reprendre ses esprits, troubler par ce corps gisant devant ses yeux. Cependant, une fois le visage de l’enfant débarrassé des varechs, il s’avéra que Lise avait visé juste : le corps inerte était celui d’un jeune garçon, de 10 ans tout au plus. Des cheveux noirs comme le jais encadraient un visage fin, presque féminin, aux longs cils épais et aux fines lèvres figées dans un éternel sourire. Lise resta immobile devant ce spectacle terrifiant. Elle caressa la joue de l’enfant — qui était encore tiède — avec un sourire douloureux, et sentit une larme couler le long de sa joue avant de se perdre dans les dernières rafales de la tempête. Sentant à peine le vent marin qui lui fouettait le visage et la pluie glaciale qui la transperçait jusqu’aux os, la femme le prit dans ses bras et se mit à fredonner. Le berçant doucement, sa voix hésitante se perdant dans le ciel au dessus de sa tête, elle lui murmura une vieille chanson de sa contrée d’origine.

Cette musique était chantée dans une langue que plus personne n’utilisait aujourd’hui, à la sonorité douce et aux accents mélodieux. C’était sa vieille voisine, mamie Oan, qui la lui avait apprise un soir d’orage. Lise, à cette époque, n’avait que quelques années et craignait encore le tonnerre. Alors, pour la calmer, mamie Oan lui avait chantonné cette berceuse de sa voix rocailleuse. Depuis ce jour, chaque fois que Lise se sentait vulnérable ou perdue, elle fredonnait cet air qui lui redonnait du courage.

Une fois la mélodie achevée, Lise prit conscience des larmes qui lui sillonnaient le visage, s’envolant ensuite et se perdant dans l’immensité de la mer. Elle regarda tristement le naufragé et cru déceler un maigre sourire sur cette figure froide. Lise se frotta violemment les yeux puis observa à nouveau le visage du garçon, dont le sourire avait disparu, et remarqua malgré sa pâleur sa peau brune. La jeune journaliste se figea et se mit à trembler encore plus intensément. Une vague de souvenirs déferla dans son esprit confus.

La peur. L’agitation. Les coups de feux. Les cris.

Lise se prit la tête entre les mains, tentant de refouler ses émotions qui enflaient telle la tempête. Pourquoi ? Pourquoi maintenant ?

La frontière. Le rêve. L’espoir.

La plage tournait autour d’elle, et une douleur lancinante entra dans son crâne. Chaque respiration lui courait et Lise luttait pour ne pas s’évanouir.

Les soldats. Les armes. Les morts.

Car ces souvenirs reflétaient les jours les plus douloureux de son existence.

La guerre.

Elle avait pourtant tenté de les oublier, de les enfouir au plus profond de son âme, de mettre une croix sur son passé et de se concentrer sur l’avenir. Elle avait choisi un nouveau nom, avait changé du tout au tout au niveau de l’apparence. Il ne restait presque plus rien de la jeune migrante apeurée qui avait passé la frontière en perdant du même coup tout ce qu’elle possédait.

En perdant du même coup ses deux parents et sa grande sœur.

Lise se recroquevilla sur elle même, retenant à grand peine un cri de douleur. Des images de sa famille affluèrent devant ses yeux noisettes. Le beau sourire de son père, l’adorable fossette de sa mère, le rire en cascade de sa sœur… tout cela lui semblait si loin, désormais. Lise avait à peine 12 ans lorsque sa famille avait été obligée de quitter son pays natal afin de se mettre à l’abri de la guerre. Tout son univers avait été durement renversé par ces soldats impassibles. Elle se souvenait parfaitement de tous les détails, de sa maison d’enfance qu’il avait fallu quitter, du maigre baluchon qu’ils avaient emporté, des trains bondés de gens voulant fuir ce pays qui était maintenant soumis à la loi du plus fort, du chemin jusqu’à cette maudite frontière. Ils avaient fait tellement d’efforts, tellement souffert pour en arriver là… il avait suffi de quelques coups de feu pour tout anéantir.

La jeune femme revoyait encore dans ses pires cauchemars l’impact de la balle pousser sa sœur en arrière, la jeter au sol comme une vulgaire poupée. Lise revoyait encore sa confidente, celle qui partageait son sang, celle qui la connaissait le mieux, au sol, expirant son dernier souffle avec une larme solitaire au coin de l’œil. Les cris horrifiés de ses parents avaient été assourdis par la rafale de balles qui les avait atteints sans prévenir. Et les hurlements à briser le cœur qu’avait poussés Lise n’y avaient rien fait. Tout cela n’avait duré que quelques secondes, et quelques secondes de plus auraient été suffisantes pour tuer la cadette avec le reste de la famille, mais Lise avait eu le réflexe adéquat de s’étendre sur le sol, ses larmes désespérées et ses battements de cœur accélérés par la peur restant comme seules preuves de vie. Heureusement, les militaires étaient trop occupés à garder la frontière pour vérifier le pouls de chacune de leurs victimes.

C’est ainsi que Lise avait survécu. Elle avait bien hésité à rejoindre sa famille tellement la douleur de les avoir perdu était forte. Mais alors elle s’était souvenue qu’ils avaient fait tout cela dans le but de fuir, et qu’ils auraient voulu qu’elle continue.

Elle n’avait eu le temps ni d’enterrer les corps, ni celui de leur rendre hommage. L’enfant n’avait pu que les veiller puis les disposer à l’abri, derrière un muret de pierres. Puis, séchant ses larmes mais ne pouvant soigner de si profondes blessures, la pauvre affamée avait attendu que les soldats changent de tour de garde avant de se glisser à bord d’un bateau prêt à prendre le large, à quelques centaines de mètres de là. Personne, parmi les fuyards, la jeune fille couverte de poussière et habillée de haillons qui se fondait parfaitement dans le paysage, et l’embarcation – qui était en réalité un bateau gonflable contenant au moins le double de ce qu’il pouvait porter – avait quitté le port avec une passagère clandestine en son bord.

Ils finirent par arriver. Par chance, les vagues étaient restées calmes et le soleil qui déversait par ses rayons une chaleur étouffante les avait accompagné tout au long du trajet, qui avait continué dans des jours et des jours de peur continue, de soif sans pareille et de faim terrible, les vivres étant présentes en quantité très limitée, et, le voyage enfin terminé, les passagers s’étaient écroulés sur le sable jaune en pleurant de bonheur : ils croyaient que le plus dur était passé…

Le groupe s’était ensuite divisé : certains migrants souhaitaient avoir recours à la demande d’asile et ainsi s’établir sur le territoire français en toute légalité, tandis que d’autres estimaient plus efficace de ne pas la faire et d’entrer sur le territoire français sans papiers valables. Lise, chamboulée et perdue, avait suivi le premier groupe et répondu comme un robot au représentant de la police aux frontières. Par chance, son père parlait français et le lui avait plus ou moins enseigné durant son enfance. Chaque famille transperçait un peu plus le cœur meurtri de la jeune orpheline, et, incapable de penser correctement, elle passa les quelques jours dans le centre d’hébergement dans une apathie inquiétante. Puis, sans trop savoir comment, Lise s’était éveillée sous un toit français, confuse. Elle avait alors rencontré ses nouveaux tuteurs, Amélie et Jacques, deux charmantes personnes.

À partir de ce moment, tout s’était déroulé très vite. Les années étaient passées, voyant défiler la scolarité de cette jeune immigrée qui avait tant souffert, puis ses études supérieures en littérature, puis le début de sa carrière en tant que journaliste. Tout ce temps durant, elle avait tenté d’enfouir au plus profond de son être ces souvenirs douloureux. Mais alors, pourquoi remontaient-ils à la surface de son être en ridant cette eau jusqu’alors claire et limpide ?

« -Lise ? »

Pourquoi aujourd’hui, alors que Lise avait été envoyée pour un reportage sur cette plage millénaire, rendue visible par le déchaînement des éléments ?

« Lise ! »

la jeune femme sursauta, et ouvrit les yeux. Le visage d’un de ses collègues, Guillaume, apparut devant elle.

« -Que… que s’est-il passé ? » bégaya Lise, haletante, dans le même état qu’au réveil d’un cauchemar particulièrement tourmentant.

« -les secours sont là, Lise, ne vous en faites pas. » annonça Guillaume avec un sourire réconfortant qui ne parvenait pas à masquer les rides que l’anxiété creusait sur son visage.

« -les secours ? Mais...que… ? »
Alors seulement, Lise se rendit compte qu’elle ne tenait plus le corps de l’enfant. Seule une couverture de secours couvrait ses vêtements trempés et son corps transi de froid. Ses pensées commencèrent à tournoyer dans sa tête tel un essaim d’abeilles, la journaliste ne pouvait plus réfléchir correctement. La seule once de lucidité qui lui restait était focalisée sur l’absence du garçon. Affolée, elle se mit à tourner dans tous les sens en murmurant « où ? » avec une voix rauque.
« -Lise ? Lise ! Que cherchez-vous ? » demanda Guillaume en la maintenant par les épaules, l’empêchant ainsi de s’agiter. Puis un éclair de compréhension traversa ses yeux verts. « Vous cherchez l’enfant, n’est-ce pas ? » le hochement de tête positif de Lise lui en donna la confirmation.
« Ne vous en faites pas, son cœur bat encore ! Les médecins s’occupent de lui, il est entre de bonnes mains. Mais qu’est-il donc arrivé ? »

Lise sentit ses muscles tendus au maximum se détendre doucement, et, fixant l’étendue d’eau salée qui s’étalait devant ses yeux humides, elle raconta.

Quelques années plus tard…

Lise respira un grand coup et ajusta sa veste. L’interview du jour lui tenait particulièrement à cœur, car l’intéressé était un jeune homme immigré dont le récit paraîtrait dans le journal. Cela permettrait, selon la directrice, de « sensibiliser la population à cette épreuve traumatisante que traversent des centaines de personnes chaque année ». Lise se doutait que nombre de gens, même après cela, continueraient de prendre les immigrés pour des personnes n’ayant pas leur place dans la société – sans compter ceux qui ne lisaient pas le journal – mais cela restait important à ses yeux. Ne voulant pas faire plus attendre l’intéressé, Lise entra dans le café, et regarda autour d’elle afin de le trouver. Elle aperçut alors un visage qui lui semblait vaguement familier. Son collègue lui murmura que c’était son client, et les deux reporters s’avancèrent vers l’homme. Le regard de Lise croisa celui de l’interviewé, et elle eut un choc. Était-ce bien la personne à qui elle pensait ? Lui aussi écarquilla les yeux, et se leva d’un bond.

« -Vous ! » cria-t-il, un peu fort peut-être au goût des autres clients, qui tournèrent la tête. « Vous ! » reprit-il un peu moins fort. « Vous êtes la femme qui m’a permis d’aller à l’hôpital ! Vous êtes celle qui m’a trouvé sur la plage, n’est-ce pas ? C’est aussi vous qui avez payé ! On m’a montré une photo de vous, mais pourquoi ne m’avez-vous pas laissé vous remercier ? Toutes ces années, j’ai cherché à vous joindre, je n’ai pourtant jamais pu obtenir votre nom. Pourquoi ? Vous m’avez sauvé la vie ! »

Lise ne répondit pas, mais elle sourit doucement, et prit la main du jeune homme qui, des années plus tôt, lui avait permis d’accepter son passé, et d’avancer grâce à lui.

FIN.