Les feux de l’amour

19 mai 2022.
 

Mais alors qu’ils s’arrêtaient à un jet de pierre, l’air défiant, il leur décocha son plus beau sourire.
« Ah les gars ! rugit-il. Ce que je suis content de vous voir ! »

En retour celui qui semblait être leur chef s’exprima dans une langue que Grigori ne comprit pas. « C’est quoi ce charabia ?! Je ne comprends rien, dit-il en russe en avançant ses mains dans une posture interrogative. Vous parlez russe ? » L’homme descendit de sa monture et se planta devant lui. Peu impressionné par la carrure de son interlocuteur. Il le dévisagea sans crainte, continuant à parler le même langage. Grigori sentit la moutarde lui monter au nez. « Il commence à me pomper l’air avec sa suffisance et ses paroles incompréhensibles ! Bon, je me casse, ils ne m’aident en rien, je vais me débrouiller tout seul, dit-il agacé par cette discussion inutile. Pas possible d’être aussi empotés, continua-t-il à marmonner. » Et tout en continuant à s’éloigner, Grigori entendit des ricanements dans son dos, cela le mit en rogne de plus belle. Il se sentit atteint dans sa dignité, alors l’espace d’un instant, il pensa à revenir sur ses pas et leur montrer de quel bois il se chauffait. Mais, il n’en fit rien. Ces clowns n’en valaient pas la peine.
L’un des Iakoutes dit dans sa langue natale « Celui-là ne tiendra pas deux jours » Et c’est ainsi que les paris furent lancés. En marchant, Grigori, regretta son attitude. Il s’arrêta un instant, s’étonnant d’avoir pu penser de telles choses. Lui qui avait toujours été perçu par ses collègues comme un homme fort et un peu léger d’esprit, éprouva des remords pour ses pauvres Iakoutes, qui avaient surement tentés de l’aider de leur mieux. Malheureusement, il était trop tard pour rebrousser chemin, et puis, se consola-t-il « Ils n’ont surement rien comprit ». La nuit venait de tomber et avec elle la température. Au bout de sa longue marche, la raideur de ses muscles vint avec la fatigue, ce qui était loin d’être un bon combo. Il se vit tomber, sans pouvoir bouger. Alors qu’il défaillait, il pensa « Il doit bien faire dans les moins vingt degrés. Quel comble pour un pompier ! Alors qu’il y a encore quelques jours j’éteignais les feux qui ravageaient la taïga ». Il songea à ses camarades, ses coéquipiers. Qu’étaient-ils devenus ? Etaient-ils rentrés sains et saufs ? Encore et toujours les mêmes questions dans sa tête. Une en particulier, résonnait plus fort. Une qui lui faisait l’effet d’un coup de massue. Et si... et si je ne m’étais pas éloignée, et si je n’avais pas fait mon malin comme d’habitude, si j’étais restée avec eux ? Puis ce fut le trou noir. Quand il se réveilla, une magnifique jeune femme vêtue d’une tenue traditionnelle brodée d’un bleu turquoise et parée de perles de la même couleur, lui apparut. Etonnée de le voir éveillé, elle sursauta. Il comprit alors qu’il l’avait effrayée et lui prit la main tout en disant calmement « Moi gentil, moi ne va rien te faire ». Cette dernière, sur ses gardes, dégagea sa main et observa le pompier avec étonnement, l’expression de son regard semblant dire « Je n’en avais jamais vu des grands et forts comme toi auparavant ». Grigori tenta de l’apaiser et la complimenta « Tu en as une jolie robe ! » Alors la jeune femme se mit à rire et répondit dans un russe parfait « Tu sais, je parle russe moi aussi, et je m’appelle Kübeye. Surpris, il bégaya.
— Tu, ...tu parles russe ?
— Oui, en effet, j’ai appris petite avec Djulus. »
Et elle montra du doigt un vieillard assit non-loin sur une chaise à bascule, à l’entrée d’une yourte. Elle continua : « Djulus est comme vous.
—  Comme moi ?
—  Oui, mon grand-père l’a trouvé il y a de cela des décennies. Il était comme vous, dans le froid. Sans nous, il n’y a aucun doute, il serait mort... tout comme vous d’ailleurs. Depuis, c’est le plus vieux de la tribu, mon grand-père n’étant plus de nos jours.
—  Je suis désolé.
—  Ne vous inquiétez pas, à vrai dire, je ne l’ai pas connu. Je garde seulement de lui ce que m’ont dit les autres : le souvenir d’un homme fort, intègre, et bon. Djulus est comme mon... comment dites- vous déjà ?... Ah oui ! Dedushka. C’est un peu comme mon papi.
—  Alors comme ça, c’est vous qui m’avez ramené ici ?
—  Non, pas moi, Balbakhov, le chamane de ma tribu. Il cherchait des herbes pour Yssyakh, et vous a trouvé allongé recouvert de neige. Il vous a soigné et ramené au campement.
—  Qui est Yssyakh ?
— Yssyakh ? étouffant un rire. Ce n’est pas qui, mais plutôt quoi. Yssyakh, c’est l’équivalent de votre nouvel an. Pendant deux jours, tous les *Sakhas se rassemblent et revêtent leurs plus beaux vêtements traditionnels. Tout le monde danse. Les hommes se défient dans des joutes sportives et équestres. Et rougissant, elle ajouta, il y a même des concours de beautés !
—  Ça a l’air important pour toi.

—  Oui, très. A la fin on tend tous nos mains vers le ciel pour capter les bienfaits du soleil. Elle hésita un moment, cherchant la métaphore appropriée. C’est comme si l’on rechargeait nos batteries pour tout le reste de l’année, affirma-t-elle avec un large sourire. Venez, je vais vous montrer. » Sans lui en laisser le temps, elle lui prit la main ... elle était si belle ! Jamais il n’aurait imaginé une telle rencontre. Il se sentit soudainement, léger et joyeux et en oublia pour un instant, les moments sombres de sa vie. Alors il se laissa entrainer. Dehors, une foule immense bruyante et colorée. Les gens dansaient en cercle, buvaient, mangeaient et riaient aux éclats. Tout était si beau. Grigori en avait des frissons. « C’est magnifique, n’est-ce pas ? déclara Kübeye
—  Oui... magnifique, confia-t-il les yeux humides » Kübeye s’en aperçut mais ne dit rien. Elle connaissait mieux que quiconque ce sentiment de plénitude qui surgit de nul-part, se sentir comme une cascade dont l’écoulement est infini. Soudain, une troupe de jeunes hommes qui les fixaient depuis quelques minutes, s’approchèrent. « Mais, railla l’un d’eux, n’est-ce pas le russe d’hier !
—  Mais oui, c’est qu’il a raison, c’est bien lui. Il éclata de rire. Faut croire qu’on a tous perdu un yack, regardez-le, il est tout ce qu’il y a de plus vivant ! » Grigori reconnu la bande de cavaliers rencontrée la veille et demanda à sa nouvelle amie, ce qu’ils racontaient. Cette dernière lui résuma l’histoire, en omettant les moqueries : « Ils disent vous avoir croisé hier et avoir pensé ne plus vous revoir vivant.
—  Oh. Je vois, répondit-il un peu embarrassé Elle lui sourit en retour. Peux-tu les remercier de ma part, ils ont été aimables et ont tenté de m’aider. » Etonnée par cette demande elle s’exécuta. Il faut dire que ces lascars, n’avaient pas très bonne réputation. Ils venaient d’une autre tribu et avaient fait le déplacement pour Yssyakh. Recevant de tels remerciements, la drôle de troupe répondit d’un sourire hautain et tourna les talons. « Maintenant dansons dit-elle, le prenant par le bras.
—  Mais... mais, balbutia-t-il. C’est que je ne sais pas..., répéta-t-il inquiet
—  Vous verrez, c’est facile. Il vous suffit de suivre la musique et de faire comme moi ».
Elle entra le cercle où les participants sautaient joyeusement formant les maillons d’une grande chaine bruyante et cadencée. Grigori souhaita rejoindre la danse, mais son corps était tétanisé par la peur. Peur de quoi ? Lui-même l’ignorait. C’est alors que Djulus, le vieillard de la chaise à bascule l’appela et lui parla à oreille. Que lui dit-il ? Force est de constater que ses mots lui redonnèrent du courage. Alors, il se joignit à la foule avec entrain pour retrouver la belle Kübeye. Djulus, le doyen des lieux, a maintenant disparu. Et c’est ainsi que par le hasard et l’amour, un pompier russe dont la mine nous est étrangement familière, contemple, assis sur une chaise à bascule, les yeux emplis de sagesse, la vie d’un village Sakha. Et cela depuis bientôt soixante années.
*Sakha : C’est ainsi que se nomment les Iakoutes.