L’âme de fond

20 juin 2022.
 

Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave.
À mesure qu’elle s’approchait, ses pas ralentissaient. Ce qu’elle pensait être des algues n’était autre que des habits, des ficelles, plus vraisemblablement, qui couvraient une silhouette qui se différenciait des tas de varechs. Elle frissonna lorsqu’elle remarqua la ressemblance des bosses jointes par un affaissement au milieu, avec les épaules et les hanches d’une silhouette humaine. Lise ramena ses cheveux en queue de cheval pour qu’enfin elle puisse voir convenablement l’objet de son trouble à trois mètres de là. Plus elle regardait, plus elle doutait. Elle fit le tour de la masse et plaqua une main contre sa bouche.
Sa paume s’était imprégnée du sel qui régnait dans l’air marin. En tremblant, elle prit un bâton non loin de là, et souleva un morceau de tissue qui dissimulait un ravissant petit visage d’enfant endormie. Lise recula précipitamment, si vite qu’elle en tomba sur les fesses, dans le sable mouillé par les marées. Le visage de l’enfant semblait détendue, et bien qu’il soit très pâle, il avait quelques couleurs au niveau des joues et du nez. Lise ne parvenait pas à savoir s’il respirait. Elle s’approcha à nouveau, à pas de velours comme pour éviter de le réveiller. L’enfant était si lourdement enveloppé dans ses guenilles qu’on ne distinguait ni les bras, ni la séparation entre les deux jambes, comme une chrysalide. Son visage était parsemé de taches de rousseur, mais aucune trace de sable. Un filet de bave glissait sur la commissure de ses lèvres. Lise n’arrivait pas à réfléchir ; puis elle remarqua un détail ; l’enfant avait des cheveux bleus. Pas d’un léger bleu, ou un semblant de reflet, non ; un véritable bleu turquoise sur toute la longueur des cheveux qui s’étalaient sous sa tête. Tant et si bleu d’ailleurs que Lise se demanda comment elle avait pu ne le remarquer qu’en dernier. Elle s’approcha un peu plus, et s’interrogea : comment cette enfant avait-il pu acquérir une couleur capillaire aussi prononcée ? Était-ce une coloration ? Si oui, comment un enfant d’environ six ans ayant fait une coloration se retrouverait endormi sur une plage fermée au public et lové dans des vieux vêtements... secs ? Lise frotta le tissu entre son pouce et son index, mais elle ne rêvait pas, le tissu qui n’était pas en contact avec le sable était presque plus sec que ses propres habits, malgré l’humidité qui régnait dans l’air. Elle mit une main en face de la bouche de l’enfant et sentit son souffle chaud. Cela la ramena brusquement à la réalité, son cœur sauta un battement et elle se leva en écartant encore ses mèches rebelles secouées par le vent.
Que faisait cet enfant ici ? Sur la laisse de mer, au pied de là où se trouvaient les dunes ? Aujourd’hui, elle était sensée passer sur le site pour officialiser le début de ses recherches, mais elle sentait maintenant qu’elle devait rester plus longtemps. Pour quoi faire, cela, elle ne le savait pas, d’ailleurs, elle ne sut pas trop quoi répondre lorsque son supérieur lui demanda des explications, alors elle répondit vaguement et raccrocha comme elle n’aurait jamais osé le faire. Après avoir mis son téléphone sur silencieux, elle s’assied de nouveau et contempla le visage de l’enfant pendant de longues minutes. Puis après avoir enfilé une paire de gants en latex, elle fouilla dans la masse à la recherche de chair, tâtonnant au hasard à travers les guenilles. Ce qu’elle prit pour une main, Lise la tira, la libéra de la masse et prit le pouls. L’enfant était en parfaite santé à en croire les rapides battements de son cœur frémissant de vie. Mais malgré les efforts de Lise pour le réveiller, il demeurait immobile. Aucune des explications qui lui venaient à l’esprit ne lui semblait plausible. Voir cette enfant aux cheveux bleus, complètement sec, indélogeable de son sommeil sur le sable froid, ne lui paraissait pas plus possible que n’importe quelle raison à ce fait. Alors, pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas, Lise caressa la main de cet étonnant garnement. Elle finit même par retirer le gant en latex pour sentir la peau contre la sienne. Il était humain. Avec des cheveux turquoises, certes, mais bien humain, avec un visage ayant encore les traits doucement innocent que la jeunesse possède, et une main chaude, moite.
Comme elle aimait le faire souvent, Lise se laissa guider par son subconscient. Combien de fois cela lui avait été redevable, de laisser parler ses intuitions ? C’est ainsi qu’elle travaillait : elle avait comme une boussole ancrée dans l’estomac qui lui indiquait les endroits qui recelaient de grands mystères, menant à de grands trésors. Elle avait un flair réputé et connu dans son milieu de travail, et c’était pour cette raison qu’on l’avait choisi pour aller trouver les merveilles couvées par les dunes depuis tant d’années. Alors elle suivit son instinct, passa ses mains sous l’enfant et se leva. La tête lui tournait, le vent dans ses narines aveuglait ses sens. Elle se dirigea vers les souches, entre les débris d’une très vieille existence. Souvent, en arrivant sur un lieu comme celui-là, elle pouvait sentir les « restes d’âme » comme elle disait. En fait, il était plus question d’indices comme des hameçons menant à des conclusions telle qu’une forte activité économique dans le domaine de la pêche, mais ça c’était la version officielle de ses découvertes. Lise, bien qu’elle ne croyait pas aux secrètes réalités dans les mirages, savait qu’un petit bout d’elle pensait sentir comme les traces d’une présence. Il était arrivé lors d’une plongée dans le bassin d’Arcachon, qu’elle se mette à pleurer subitement, dans son masque de plongée. Le site était une des plus grosses positions allemandes, et abritait des bunkers allemands. Lise avait senti le soupir menaçant de la guerre et la violence qui émanaient des bunkers, même après de longues décennies en étant d’inertes boîtes de métal couverts d’algues.
Jamais elle n’avait ressenti de trouble comme celui-là depuis. Jusqu’à aujourd’hui. Tandis qu’elle s’approchait des ruines avec l’enfant dans ses bras, elle sentait au fond d’elle sa boussole agiter ses aiguilles : elle ne sentait non plus seulement les traces d’une présence, mais la présence elle-même, pouvant autant ressentir le vent la fouetter qu’elle le ressentait. L’air lui manquait. Elle regardait partout autour d’elle. Si quelqu’un était là, l’individu en question ne pouvait être moins intrigant que l’enfant. Elle était la seule à devoir être ici, la seule à avoir eu le droit de pénétrer ici, sous les dunes, à des kilomètres de n’importe quelle infrastructure. Lise se rendit compte qu’elle tenait l’enfant tout contre son cœur, face devant elle, comme un sinistre bouclier.
Une silhouette se matérialisa derrière une grosse souche, si bien que si Lise n’avait pas tourné les yeux à ce moment-là, elle ne l’aurait pas vu. Mais la silhouette, bien humaine, floue à cause des larmes que le vent lui tirait, se découpa de la souche. Elle sembla fouiller quelque chose dans le creux du bois. Les pieds de Lise firent le mouvement inverse de la marche, ses jambes tressaillirent, un froid se répandit dans sa poitrine et sa voix hurla toute seule : « QU’EST-CE QUE VOUS FAÎTES ICI ??? ».
Les bunkers dans l’Atlantique tournaient en boucle dans sa tête. La sensation, cette sensation que tout s’est arrêté, que certains ont rencontré la mort sur ce sol, que d’autres ont hurlé comme elle a hurlé, de peur, de tristesse, de rage, c’était si fort, elle avait mal, mal dans la poitrine ! Elle respirait par accoue et pleurait de plus belle, sans un bruit. Malgré les traits de soleil dans le ciel gris qui se faisaient de plus en plus présents, elle voyait de moins en moins nettement. Le vent la faisait marcher en penchant d’un côté et de l’autre. La silhouette resta impassible à ses cris.
Combien de temps s’était écoulé jusqu’à ce qu’elle arrive au pied de la souche où elle avait vu la silhouette ? Lise n’était pas certaine, elle aurait dit des heures à marcher dans le sable collant, l’enfant à bout de bras, en se répétant à grands coups de pourquoi ; que s’était-il passé ici pour que les vagues du passé déferlent en elle comme un poison dans ses veines ? Étrangement, elle n’avait croisé personne en arrivant jusqu’à cette souche. Elle regarda autour d’elle en plissant les yeux pour voir des choses qui n’y étaient pas. Elle se souleva en gémissant tant ses forces étaient rares pour s’asseoir sur le bois. La souche était si large que Lise pouvait s’y asseoir en tailleur sans qu’aucun membre ne dépasse. L’enfant était roulé en boule au creux de ses jambes. Elle commença à compter les cernes du bois. Difficile de connaître l’espèce de l’arbre qui avait vécu car elle n’était pas botaniste. En revanche, une chose était sûre, le sable des dunes avait grignoté l’écorce d’une manière étrange, et les dernières cernes étaient comme nues au vent. Cent vingt-trois, cent vingt-quatre... à quoi bon faire autre chose ? Plus rien n’avait de sens pour elle. Elle sentait sa conscience, ses souvenirs, tout son être couler de ses yeux. Deux cents quarante-huit, deux cents quarante-neuf, deux cent cinquante... Ses gémissements glissaient dans l’air comme le sifflement du vent, comme une parfaite harmonie de leurs plaintes. Qui était-elle ? se mit-elle à se demander. Une partie d’elle le savait bien-sûr, mais son esprit refusait de lui rappeler son nom. Son nom ! Elle ne se souvenait plus de son propre nom... Pourtant elle savait qu’elle était à sa place. Elle souffrait, mais elle était exactement à l’endroit où il fallait qu’elle fusse. Elle cria de frustration.
D’un seul coup, le vent tomba. Elle lança la tête en arrière puis retomba nez à nez avec l’enfant aux cheveux bleus. Il avait ouvert les yeux. Au contact de ce regard, sa respiration s’accéléra de plus belle. Elle suffoquait, elle s’étouffait... jusqu’à ce que l’enfant, posté en tailleur face à elle, touche sa joue.
Et alors elle se souvint de tout ! De son nom, de son prénom, des bunkers dans l’Atlantique ! La réalité, la frustrante réalité de ce qui s’était passé, la grignota dans le cœur, comme elle le sentait depuis qu’elle avait commencé ce métier. Elle avait déjà vécu cela. L’absurdité de ses découvertes n’était que son quotidien.
— Bonjour ! Je m’appelle Lomie. Alors, c’est toi qui voit les fantômes ?
Lise tourna un regard dépourvu de lueur sur ses cheveux bleus.
— Ah ça ! fit l’enfant en s’esclaffant. Ça, c’est le temps. Mes cheveux réagissent bizarrement au présent.
L’enfant sauta sur ses pieds, retira ses guenilles pour ne porter qu’une sorte de toge brune, comme les algues. Il prit la main de Lise pour la faire descendre de la souche.
— Sous cette souche, se trouvent le trésor de ma famille. Nous n’étions pas les plus riches, mais nous portions un secret qu’on nous aurait dérobés s’il n’était pas bien caché. J’aurais aimé que ma maman vienne avec moi pour te montrer les trésors de mon village. Allez pousse fort !
Lise obéit sans broncher. Elle poussa de toutes ses forces sans grands résultats. Elle se tourna vers l’enfant qui la regardait d’un air inquiet.
— De quoi se servait ta famille pour aller chercher votre trésor ?
— Je ne sais pas. Je sais juste qu’il y a quelque chose de très précieux en dessous de cette souche, entremêlé dans les racines de l’arbre.
Lise réfléchit lucidement. L’arbre avait plus de deux cent cinquante ans, déterré une souche aussi vieille était impossible. En revanche, la partie externe de l’arbre, celle rongée par le sable et ramollie par l’eau devrait être plus facile à creuser. Elle enfila ses gants en latex et avec la petite pioche fourrée dans son sac à outils, elle commença patiemment à creuser. Le vent n’était pas revenu. Le temps s’était arrêté. Si elle ne se souvenait pas de ce qui lui arrivait après sa rencontre avec le surnaturel, c’était pour la protéger. Le fantôme des bunkers allemands lui avait effacé la mémoire, la dernière fois. Comme toutes les autres fois.
De longues minutes plus tard, Lise vit quelque chose briller sous le bois mou. Elle poussa un cri d’exclamation en soulevant délicatement des espèces de galets très lourds d’un jaune clinquant. Pas de doute, c’était de l’or.
— De l’or ? s’interrogea Lise. Mais c’est tout-à-fait impossible. C’est à peine si ton peuple a connu l’âge de bronze ! Je le vois aux bouts de silex qui traîne à côté des arbres, à cette aiguille d’os que je vois à mes pieds, tiens ! Vous n’avez vécu qu’avec des meules, des faucilles et des maisons en bois... Où sont les débris de vos maisons d’ailleurs ?
— Nous n’en avions pas. En contrebas nous possédions une grande grotte que l’eau a inondée... Le climat ici n’était jamais froid, jamais chaud, alors nous ne nous abritions que pour la nuit. Je me souviens que mon papa a fabriqué un pont sur lequel nous passions notre temps à pêcher avec les autres de mon âge.
Lise récupéra trois galets d’or et les enroula dans du plastique.
C’est incroyable qu’un peuple aussi vieux que le tien ait déjà eu de l’or entre ses mains. Tu sais, c’est très cher de nos jours. Et toutes les plus grandes mines d’or qu’on avait découvertes se trouvaient sur une autre terre ; l’Amérique ! C’est une chance que tu me montres tout cela, ce sera tellement intéressant à fouiller : d’où vient cet or ?
L’enfant répondit, bien que ce fut pour Lise une question qui n’attendait pas de réponses à l’instant même :
— Mes parents les avaient de leurs parents, qui les avaient de leurs parents, qui les avaient de leurs parents...
— Et toi, ils ne te l’ont pas donné ce trésor ?
Lomie prit une expression nostalgique, qui n’allait pas du tout au visage d’un enfant si jeune.
— Je suis mort avant cela hélas. Le pont n’était pas très solide finalement, et je ne savais pas nager ! Viens ! dit-il en sautillant. Je vais te montrer la fierté de notre village.
Elle eut un petit sourire et courut derrière lui, jusqu’à ce qu’elle s’arrêtât net, stoppée par l’apparition de la même silhouette exactement là où ils se dirigeaient. Elle sentit encore son cœur battre la chamade.
— Ne t’en fais pas. C’est un habitant du village qui vient regarder ce que je vais te montrer.
Quand ils arrivèrent sur les lieux, la silhouette avait disparu dans un souffle de silence, comme un tas de poussières et de cendres. Lise ne voyait rien. Elle se tourna vers l’enfant.
— Bon... J’imagine que le temps et le sable l’ont détruites évidemment... Mais c’est ici que se trouvait une sculpture en poterie ! On l’avait dressé au milieu de nos terrains de pêche,...
Lise n’écoutait plus. Elle était accroupie sur le sol et creusait le sable en lançant des poignées de grains derrière elle. Elle ne tarda pas à trouver un éclat de terre dure, poli, avec quelques motifs. C’était vieux, si vieux ! Le brouillard dans sa tête causé par cette expédition incertaine bientôt se dissipa entièrement. Elle avait un grand sourire, comme chaque fois qu’elle trouvait un bout de quelque chose, un bout d’histoire, un bout de culture, un bout d’une vie, d’un passé.
— C’est de ça dont tu me parles ?
— Oui ! Il y en a sûrement plus bas dans le sable.
Lise se leva et regarda l’enfant dans les yeux.
— Merci ! Merci pour m’avoir fait découvrir tout ça.
— Attends ! Il y a encore plein de choses à voir...
— Je dois m’en aller, dit Lise plus à elle-même qu’à Lomie. Je dois m’en aller, et cette fois pour de bon. Mais je reviendrai ! Avec mon équipe. Et on découvrira tous les trésors de ton peuple !

Dans la voiture, Lise se sentit légère. Elle allait partir. Elle se dirigea jusqu’à l’université où travaillait son supérieur.
À mesure que la route tournait, le bleu de la mer et des cheveux de cet enfant quitta son esprit.
Elle écrivit un rapport à une vitesse fulgurante comme toujours, l’esprit décidé, presque programmé, sans qu’elle puisse y faire quoique ce soit, et apporta le dossier avec ses trouvailles au bureau de son patron. Après avoir lu en détails le rapport, celui-ci regarda son assistante avec une grande admiration et déclara :
— Alors... Un rapport très bien rédigé, toujours très clair... le nom du projet est encore une création de votre trempe. C’est le projet Lomie, c’est cela ? Encore votre instinct qui vous fait déborder d’imagination... Et ça fonctionne ! Vous vous rendez compte de tout ce que vous trouvez à vous seule Mademoiselle ? Vous n’avez pas cinq ans de pratique que vous découvrez les plus gros détails de l’humanité, des sauts majeurs dans l’ordre de nos pensées sur ce qui était hier, dit-il en appuyant sur le dernier mot pour signifier que « hier » était bien plus long qu’un jour. Je vous ai fait très vite monter hiérarchiquement, je ne sais plus quoi faire pour vous féliciter !
— J’aimerais...
Lise ne savait pas d’où lui vint cette pensée, mais cela lui semblait nécessaire. Non, vital.
— J’aimerais arrêter les recherches, Monsieur. Je veux bien-sûr diriger ce tout nouveau projet car je sais où il faut creuser, mais après ça, je souhaite arrêter.
Celui-là, fit de grands yeux, de grands yeux tristes et étonnés, demanda des raisons ; était-ce le salaire ? Les conditions de travail, les horaires ?
— Rien de tout cela, lui assura Lise, simplement...Mon flair est usé !
— Bon, je vois, fit-il, très troublé et déçu. Alors que souhaitez-vous faire ?
— Je voudrais...
Le soulagement traversait tout son corps. Une vague de bien-être la traversa, pourtant elle ne savait pas pourquoi elle venait de démissionner alors qu’elle adorait son métier ! Les larmes lui montèrent, elle tourna les yeux vers le couloir, où elle vit les étudiants pressés et avides de savoir qui lui rappelaient ce temps où elle avait adoré apprendre. Alors, instinctivement, elle déclara :
— Je voudrais enseigner ici.