"Version colorisée" un texte inédit par Anna Moï

14 janvier 2020.
 

Je n’ai jamais vu autant de Noirs à Paris que depuis mon retour de Bamako. Avant ce festival des Etonnants Voyageurs au Mali, je côtoyais des Français, et les Français sont des spécimens uniques au monde, ni blancs, ni noirs, seulement décolorisés par le fluide républicain de l’Egalité, de la Liberté et de la Fraternité.

En république du Mali, le spectre chromatique restauré m’invite à une leçon de choses. Dans la rue, à la Grande Mosquée, au Marché central, au Carré mauritanien où les plus beaux voiles teints à la main du monde se négocient, sous les paillotes du Palais de la Culture, les épidermes des gens croisés se déclinent dans des teintes d’iroko, de wengé, de padouk, de niangon et autres bois africains. Certains se rapprochent de l’ébène, sans jamais en posséder la densité. Autrement, ils seraient des hommes-bijoux : dans l’ébène, bois rare, on taille des bagues et des bracelets à l’intention des touristes. Leurs poignets blancs s’animent sous les cercles d’ébène, tandis que les peaux noires sont avantagées par l’éclat de la nacre ou de l’ivoire.

Dans les bois moins sombres, on creuse des récipients. On les recouvre de peaux de chèvre. En quelques secousses de la main et du poignet, on impose un rythme, une musique est improvisée. Quand les musiciens se penchent sur leur instrument, les veines de leur peau et celles du bois fusionnent ; on ne sait plus, du kembé ou de l’homme, lequel des deux vibre le plus. Parfois, ils s’effacent derrière les incantations d’une griotte. Celle qui chantait nos louanges, sur les bords du fleuve Niger, souhaitait la bienvenue aux « blancs venus d’ailleurs. »

Blancs, noirs. Et moi ? Je serais une version teck ou jacquier, dans cette nomenclature des espèces forestières. Ce n’est pas que l’on soit si différents. Dans les pays nordiques d’hommes pâles et de températures négatives, des artisans fabriquent aussi des instruments de musique. Yes, they can. Violons et violoncelles sont en épicea et en érable, des bois blancs et tendres.

Partout, dans Bamako, poussent des manguiers. On n’en fait ni des charpentes ni des accessoires de mode, mais leurs fruits joufflus et dorés sont ceux d’un paradis intact. Les Maliens et les Vietnamiens partagent un point commun : ils pensent, les uns et les autres, détenir l’espèce ultime de mangue — celle de l’extase. Lors de la dernière soirée du festival, après de nombreux débats littéraires sur la place des uns et des autres dans le monde, celui qui fut et celui à venir, une décision est prise : l’été prochain, au mois de juin, une séance de dégustation à l’aveugle désignera, sur un terrain neutre (la France), la meilleure mangue du monde. Autour de la table d’hôtes de l’hôtel des Colibris, sous un manguier, un président de jury a été nommé. Il est originaire d’un troisième continent : il est blanc.

Anna Moï

 

DERNIER OUVRAGE

 
Romans

Douze palais de mémoire

Le roman fait alterner les monologues d’un père, Khanh, et de sa fille de six ans, Tiên, en fuite sur un bateau de pêche. Ils quittent, pour rejoindre les États-Unis, un pays qui n’est jamais nommé, le Vietnam sans doute. Au fil des chapitres, les voix du père et de la fille, mêlant souvenirs et récit de la traversée, reconstituent l’histoire, petite et grande, qui les a menés là. Deux visions et deux modes d’expression se succèdent : ceux de l’adulte, conscient de la gravité des événements qui les chassent de leur pays, et ceux de la fillette, dont la candeur et la drôlerie apportent une note de poésie au drame de leur situation. Khanh, fils d’un astrologue à la cour de l’ancien régime dynastique, a survécu à une révolution de type communiste grâce à ses compétences d’ingénieur : il a été affecté par le nouveau régime à la construction de ses premiers missiles balistiques. Ces compétences lui viennent de la constitution précoce de douze « palais de mémoire », adaptés de la méthode mnémotechnique antique des loci, qui lui ont permis de devenir un matheux accompli. À l’évocation de ses souvenirs, on comprend que la mère de Tiên, femme de Khanh, est morte dans l’explosion d’un des missiles inventés par Khanh alors qu’elle se trouvait dans une léproserie créée par deux bénévoles américains. Khanh craint que la fillette n’ait été contaminée par la maladie et fuit vers l’Amérique pour pouvoir la soigner. L’apprenant, le capitaine du bateau débarque le père et la fille sur l’épave d’un chalutier échouée sur le rivage. Ils survivent en se nourrissant de mouettes et de coquillages. La vague d’un tsunami les sauve en les emportant vers les côtes thaïlandaises.Le ton du roman est poétique et mélancolique, parfois drôle et parfois doux-amer, mais sans pathos. La grâce chatoyante de certaines descriptions de lieux, de mets, de paysages se mêle à la peinture retenue des émotions et à la délicatesse dans l’énoncé des sentiments. La mémoire est au centre du récit, fragments du passé qui remontent et se heurtent aux détails concrets d’une vie quotidienne chaotique et cependant pleine d’amour