L’édito de Michel Le Bris

Monde en crise, besoin de fiction

Du 30 mai au 1er juin

25 juin 2009.
 

Vingt ans…

Saint-Malo vers 1823
Ambroise-Louis Garneray

Etonnants Voyageurs, XXe édition… Vingt ans que nous n’aurons pas vu passer, tant ils furent riches d’événements, de rencontres, de projets. Vingt années animées par une même passion : ouvrir la littérature française à tous les vents du monde, et qu’elle ose enfin s’affirmer aventureuse, voyageuse, tournée vers le monde, soucieuse de le dire. Un monde, sous nos yeux, disparaissait et avec lui ce que nous pensions des repères assurés, un autre naissait, fascinant, inquiétant : n’étaient-ce pas aux artistes, aux écrivains de nous le donner à voir, en inventer la parole vive ? Seule, la littérature française, occupée comme jamais par son nombril, paraissait résolue à l’ignorer… Nous, qui étouffions dans cet air raréfié, voulions affirmer qu’il n’y avait là aucune fatalité. Notre programme, affiché dès la première édition : « Quand les écrivains redécouvrent le monde ». Et nous n’avons jamais dévié. Un mot, pour le dire, qui a fait depuis son chemin, jusqu’à devenir un manifeste : « littérature-monde ».

On m’a souvent demandé de « définir » ce mot. C’est pourtant simple : deux mots, « littérature » et « monde », avec, entre les deux, un trait d’union. A inventer par chaque écrivain, puisque ce trait est l’espace même de l’œuvre.

Vingt années pendant lesquelles nous nous serons projetés à Missoula (Montana, USA) Dublin (Irlande), Sarajevo (Bosnie), Bamako (Mali), Port-au-Prince (Haïti), Haïfa (Israel), rassemblant de plus en plus d’écrivains. Vingt ans aussi pendant lesquelles, à travers ces rencontres, ces découvertes, les projets en commun, nous aurons nous-mêmes beaucoup appris, aurons enrichi notre vision.

20 ans pour nous en souvenir, un peu. Beaucoup de ceux qui furent de l’aventure initiale nous ont quitté, même s’ils continuent d’inspirer le festival. Et il serait paradoxal que nous ne les évoquions pas. Ne serait-ce que pour nous souvenir à travers eux comme la littérature française était fermée, repliée sur elle-même, il y a 20 ans.

Vingt ans… Nicolas Bouvier, Jacques Lacarrière, Jacques Meunier, Jean-Claude Izzo, Christian Rolland, nos compagnons d’aventure, auraient été les premiers à le souhaiter : que le festival, en cet anniversaire, soit tourné d’abord vers le présent, et l’avenir. Il a une puissante raison à le faire : aujourd’hui plus sûrement encore qu’hier le cours de la littérature prouve que notre intuition était juste.

Le retour de l’aventure

« Retour de l’aventure », « retour de la fiction », « retour du récit » : la presse a fortement salué ce qui lui paraissait un vent nouveau en cette rentrée littéraire : « Adieu Paris, l’autofiction nombriliste, les petits problèmes de couple du XXIè siècle et vive l’aventure ! Les écrivains français prennent le large » (Le Figaro Magazine). « Adieu aux frileuses autofictions » (Le Soir de Bruxelles). « Le retour du roman d’aventure […] L’exploration après l’introspection. Des livres qui ouvrent portes et fenêtres et font souffler le grand vent » (AFP) « Des romans qui prennent corps à mille lieues de la Terrasse des deux Magots », (le Figaro Littéraire) « Le roman d’aventures : nouvelle tendance 2008 ? » (Transfuge). Ne crions pas trop vite au miracle : disons, simplement, des signes avant-coureurs. Comme si de plus en plus d’auteurs osaient enfin prendre le monde à bras le corps, retrouvaient les puissances du récit, avaient de nouveau des histoires à raconter.

Romanciers, poètes, écrivains-voyageurs, cinéastes, photographes arpenteurs de mondes, fous des pôles et des océans, aventuriers-savants à l’intersection de la littérature et de l’ethnologie (une belle occasion de les retrouver, à l’occasion du centenaire de Lévi-Strauss et de s’interroger sur le « regard ethnologique ») ou simplement fabricants de fictions, romanciers, feuilletonnistes ou scénaristes, sans distinction de genres, littérature classique, romans noirs ou de science-fiction, tout à leur passion d’enclore de nouveau le monde dans leurs récits, un peu comme les marins jadis savaient enclore un trois-mâts dans une bouteille : ils seront tous au rendez-vous.
L’aventure revient, la fiction revient, et nous avons envie de centrer le festival, en cette année anniversaire, sur les figures multiples de ce retour.

La loi des séries : quand festival de cinéma et festival littéraire se retrouvent étroitement liés

En commençant par ce phénomène nouveau, massif : l’engouement pour les séries TV. Américaines, bien sûr. Qu’on aurait grand tort de sous-estimer. The Shield, les Sopranos, The Wire, Docteur House, tant d’autres encore, qui nous arrivent par vagues entières, supplantent les films de cinéma, envahissent les écrans — non seulement elles donnent un sérieux coup de vieux aux productions hexagonales, mais réactivent spectaculairement la question d’un besoin de fictions…

Nous avons développé le festival de cinéma (pas moins de 150 projections l’année dernière !) parce qu’il nous semblait de plus en plus évident que ce souci du monde qui nous occupait était tout autant le fait de cinéastes que de littérateurs.

Cette nouvelle édition sera l’occasion de mesurer l’importance d’un rapprochement peut-être à priori un peu inattendu, mais riche de surprises… Le monde change, et avec lui aussi les supports de la fiction.
Les séries : un phénomène à creuser. Où nous découvrons qu’elles sont le fait d’abord de scénaristes — et de scénaristes écrivains, David Simon, Georges Pelecanos, Dennis Lehane, etc. Que les plus populaires sont celles qui nous donnent à voir le monde d’aujourd’hui, un peu comme les romans-feuilletons du XIXè – songeons aux Mystères de Paris – accompagnèrent la naissance du nouveau monde industriel, le donnèrent à voir, grâce aussi à la révolution technique de la presse. Les séries américaines héritières du roman-feuilleton du XIXè ? Miroir éclaté du monde qui vient ? Espace nouveau, investi par une nouvelle génération d’écrivains ?

Et, dès lors, des questions en rafale : le cinéma, comme avant lui le théâtre, et particulièrement celui du « Boulevard du crime » au XIXe a profondément influencé la littérature, dans ses sujets comme dans ses procédés narratifs. Qu’en est-il des séries ? Commencent-elles à influencer les romanciers dans leur écriture proprement romanesque (Georges Pelecanos, Philippe Djian). A côté de ces séries déferlent les mangas, les séries de « fantasy » ou de B.D. et l’on voit de plus en plus de ces gamins, dont on se plaignait il y a 20 ans qu’ils ne lisaient plus, se plonger voracement dans des sagas de plusieurs milliers de pages. D’où leur vient ce plaisir boulimique ? Quel sens donner au retour de l’aventure aujourd’hui ? Au goût pour les « super-héros », les anti-héros, les héros tout court ? Y a-t-il lieu d’opposer littérature « vraie », « élitiste » et littératures « populaires » — sachant que la littérature s’est le plus souvent renouvelée par les marges ? Et d’ailleurs : les avant-gardes ont-elles inventé un seul procédé narratif nouveau, au fil de leur longue histoire ?

Littérature monde, acte III

La crise que nous visons aujourd’hui est vécue comme un tremblement de terre : les frottements violents de plaques tectoniques qui annoncent le surgissement d’un nouveau monde. Et la littérature, pour le dire, retrouve une urgence nouvelle.

Le manifeste « pour une littérature monde en français » publié dans Le Monde du 16 mars 2007 avait été comme un coup de tonnerre, suscitant une multitude de réactions — il était le prolongement naturel des années de combat du festival, en synthétisait la démarche, sans doute ouvrait une étape nouvelle de l’aventure.

Le prix Nobel décerné cet automne à JMG Le Clézio, que « The Independant » – repris par Courrier International – saluait comme « un hommage à la littérature-monde » et qui a été pour l’écrivain l’occasion de répéter l’importance qu’il accordait au manifeste, le Renaudot saluant enfin l’œuvre de Tierno Monenembo, un colloque en novembre dernier à l’Université d’Aarhus (Danemark), un énorme colloque à la mi-février à l’Université de Tallahassee en Floride réunissant 50 participants, écrivains et chercheur de toutes les université américaines, suivi d’un autre dix jours plus tard à l’Université d’Alger, un numéro spécial en préparation pour 2009 de l’International journal of francophone studies et un petit essai polémique : l’année, décidément, est à la littérature-monde ! Saint-Malo viendra en couronnement de cette effervescence.

Si le manifeste avait pour but de reprendre la parole, voire de susciter la polémique… Il nous faut aller plus loin. À travers les différents festivals, reconstruire des espaces de discussion, ce que nous avons fait ces deux dernières années, et, pourquoi pas, aujourd’hui explorer de nouveaux espaces de création littéraire…

Et si on créait une revue ?

Une revue, « Gulliver » avait accompagné la naissance du festival. Trimestrielle, au format d’un livre, elle avait été le lieu de rencontre de dizaines d’écrivain du monde entier qui allaient devenir des amis et des soutiens du festival. Elle avait duré 3 ans, jusqu’à ce que la surcharge de travail d’une équipe réduite nous oblige à des choix. Aujourd’hui encore, les sommaires de ces 13 numéros nous font rêver.

Une revue littéraire c’est d’abord une idée à défendre, de la littérature, une identité clairement identifiable, un réseau d’auteurs et de lecteurs en connivence. Le moins que l’on puisse dire est qu’Etonnants Voyageurs répond à ces exigences avec une force rare ! L’extension du festival, ses éditions à l’étranger, le manifeste, le développement de notre site Internet, l’accumulation d’archives depuis 20 ans, la production chaque année d’enregistrements de centaines de débats souvent passionnants : tout nous y pousse.

C’est dit : nous allons tenter de créer cette revue. Une grande, une belle revue littéraire sur Internet, usant de toutes les possibilités offertes par le Net, images, sons, et faite par les écrivains eux-mêmes.

Michel LE BRIS
Président de l’association