Requiem sans partition

écrit par Elsa Pincet, élève de 3ème au collège Léonard de Vinci à Belfort (académie de Besançon)

7 avril 2009.
 

Corentin s’étonne de n’être pas plus impressionné. Remarquez, il ne s’est jamais évanoui de sa vie. Mais il n’a jamais rencontré de cadavre non plus. Monsieur Mouron est étendu dans toute sa rondeur. Il porte son costume trois pièces et son éternel nœud papillon. Ce gros dandy cachait ses bourrelets sous des vêtements impeccables. Par terre, tas flasque comme une flaque de boue, il a l’air paisible. Son rictus s’est transformé en un sourire d’ange grassouillet. Chacune de ses cuisses est un tronc d’arbre. Cette masse est couverte d’un sang qui coule encore. Une aiguille de métronome en plein cœur, quelle fin horrible pour un prof de solfège. Corentin n’est pas attendri par cet ancien ennemi qui ne respire plus, mais s’il l’a maintes fois maudit, il n’a jamais souhaité sa mort.
M. .Mouron abusait de son pouvoir et se servait du solfège comme d’un instrument de torture. Mais qui en voulait à ce point au prof sadique ? Combien de fois a-t-il poussé Célia la violoncelliste aux larmes ? Et la petite Natacha, n’a-t-elle pas juré que si elle le rencontrait une nuit de pleine lune, elle lui enfoncerait sa flûte dans la gorge ? Et Guillaume, si sublime au piano, garçon massif et fort qui s’est écroulé après avoir raté l’examen de fin d’année en hurlant : « Qu’il crève ! » Mouron était aussi détesté par ses collègues du conservatoire. Mais nul ne le haïssait plus que la belle directrice, Madame Van den Blois, qui n’attendait que la retraite de ce croque-notes. L’a-t-elle hâtée ? Et si oui pourquoi ? Personne ne connaît le moindre détail de sa vie, mais avec l’arrivée de la police, on ne va pas tarder à être servi.

Les minutes passent. Corentin se sent incapable de bouger pour donner l’alerte ; on pourrait le soupçonner, il haïssait Mouron comme chacun. Alors il attend, impatient que quelqu’un découvre le corps. Il s’amuse à imaginer les différentes réactions des élèves et des professeurs, cris de joie en sourdine et soulagement, choc et symphonie d’interrogations. Avec un peu de chance, il y aura même un évanouissement... Corentin a hâte d’assister à tout cela, et surtout à l’enquête de police. Ce sera tellement amusant ! Il faut dire que Corentin s’ennuie ferme au conservatoire. Alors, un peu d’action, fut-elle sous la forme d’une mort atroce, est la bienvenue ! Mais pour pouvoir assister à tout cela, il faut se faire discret. Cela tombe bien, c’est un jeu d’enfant pour Corentin, presque une seconde nature ! Le professeur Mouron lui reprochait souvent son étonnante discrétion : « Ah, tu es là, je ne t’avais pas vu, lui répétait-il régulièrement. » Ou encore : « J’ai failli t’oublier cette fois ! ». Corentin est passé maître dans l’art de se fondre dans le décor, parfois bien malgré lui. C’est parfois vexant de se sentir invisible aux yeux du monde, mais cela peut être utile, comme ce jour-là. La place de Corentin, derrière le vieux piano, est idéale pour voir sans être vu...

Soudain, la porte de la salle de solfège s’ouvre et Monsieur Diapasoni passe sa tête dans l’entrebaîllement.
−Stanislas, vous êtes là, je dois absolument vous pa...

La stupeur coup net la voix grave de Monsieur Diapasoni.
« C’est amusant, note Corentin, un professeur de chant qui reste sans voix... » Le professeur s’approche lentement du corps sans vie de son collègue, l’examine un instant.

−Flûte alors, lâche-t-il tandis que son teint vire au vert pistache. Un bizarre petit sourire découvre ses dents pointues.

Un des bras de l’imposant professeur Mouron est étendu en direction du piano. Il a presque les orteils sur le pied du tabouret, comme s’il s’était affalé sur le côté. La scène pourrait être très comique si une mare de sang ne tachait pas les partitions répandues sur le sol. Monsieur Diapasoni jette un coup d’oeil à droite et à gauche sans apercevoir Corentin puis se précipite dans le couloir. Corentin recommence à respirer. Il a retenu son souffle quand monsieur Diapasoni a fouillé la pièce du regard. Il ne bouge pas ; il tient à être témoin du concert de visites que va recevoir son maître détesté.
Des chuchotements dans le couloir, puis une exclamation. C’est la voix de madame Van den Blois.

−Quoi ?! Mais comment...

La directrice fait irruption dans la pièce telle une tornade, fixe le cadavre et après un temps, gémit dans un soupir :

−Il m’aura tout fait...

Corentin se fait tout petit, craignant le regard vif de la belle directrice. Il est conscient qu’il doit rester caché s’il veut conserver son poste d’observation. Madame Van den Blois sort rapidement de la pièce qui retombe dans le silence.

Succède à cette scène un défilé ininterrompu d’élèves curieux, de professeurs intrigués et de policiers perplexes, déroutés autant par l’arme utilisée que par l’ambiance de folie régnant ce matin de mai dans l’école de musique. Corentin entend le bruit de la course des élèves dans le couloirs, probablement occupés à répandre la nouvelle du meutre avec la rapidité d’une nuée de sauterelles. Il imagine les ex-collègues du défunt professeurs, rassemblés autour de la machine à café comme à l’heure habitude, s’apitoyant certainement sur le sort du moribond. Corentin ricane. Comme si quelqu’un dans l’école regrettait Mouron !

Les policiers se contentent de jeter un coup d’oeil superficiel à la salle de solfège et d’en interdire l’accès avant de quitter provisoirement l’école en effervescence.
Au bout d’une demi-heure, Corentin sent l’agitation retomber comme un soufflé et, peu à peu, les bruits de couloirs s’estompent avant de disparaître tout à fait, signe que l’école est à nouveau vide.
Corentin reste donc seul avec pour unique compagnie le cadavre peu bavard de M. Mouron. Son cerveau tourne à plein régime. Il voit et entend tout ce qui se passe dans l’école et pourtant, des éléments lui manquent. Où Madame Van den Blois a-t-elle bien pu dénicher cet horrible chapeau ? Qui a trafiqué la machine à café qui désormais ne crachote plus qu’un liquide terreux pouvant à la limite s’apparenter à du jus de chaussette sale ? Pourquoi les femmes de ménage n’ont-elles pas effacé l’inscription « Gisèle je t’aime » sur la porte des toilettes ? Autant de questions passionnantes auxquelles Corentin se fait un devoir de répondre. Lui n’est pas plus perturbé que ça par la mort de M. Mouron. Le professeur n’était pas un homme à ragots et son cas n’intéressait plus Corentin-la-commère depuis belle lurette ! Il ne se passionnait que pour la grande musique et négligeait le reste, alors que la grande joie de Corentin était de dénicher des petites histoires au détour d’un couloir ou au hasard d’un cours, lorsqu’il tendait l’oreille et qu’on ne voyait pas qu’il écoutait.

Lorsque, sur le coup de deux heures, les policiers pénètrent à nouveau dans la salle, cette fois armés de sachets en plastique hermétiques pour les uns, de calepins pour les autres, Corentin est toujours occupé à tenter de résoudre ses petits mystères et à en trouver d’autres. Personne ne lui demande ce qu’il fait là, un inspecteur chargé de décrire la pièce ainsi que ce qui s’y trouve et qui se contente de noter sa présence dans son calepin. Aucun policier ne lui fait de remarque lorsqu’il décide d’assister aux interrogatoires.
L’inspecteur qui dirige les manœuvres veut interroger les suspects près de la victime, ce qui surprend Madame Van den Blois. Le policier, un homme d’une cinquantaine d’année aux sourcils continuellement froncés, lui répond :

−Un meurtrier n’a pas le courage de regarder sa victime dans les yeux, madame… Ça fait toute la différence…

Les professeurs et le personnel du conservatoire défilent en cortège dans la salle de solfège. Celle-ci était déjà du temps de l’irascible Mouron une salle de torture, elle demeure synonyme d’épreuve alors même qu’il est mort...L’inspecteur n’est pas tendre avec les suspects.

−Qui êtes-vous ? Quels liens aviez-vous précisément avec la victime ? Tournez la tête, regardez-le, oui, allez ! Vous êtes-vous récemment disputé avec la victime ? Comment ça « plus ou moins » ? Parlez, on connaît la musique !

Corentin se lasse vite de cette farandole de questions qui ne mène à rien. Il vit quand même quelques moment jubilatoires lorsque mademoiselle Lalouette, la professeur de flûte, avoue son amour pour monsieur Diapasoni ou quand madame Sonate, la vieille concierge, veut remettre droit le noeud papillon du mort parce que « c’est plus correct » et qu’elle ne cesse tout au long de son interrogatoire de répéter « Quand même, ce serait plus correct... », provoquant l’exaspération des policiers. Malgré tout, les interrogatoires semblent longs et fastidieux pour Corentin-la-commère.

Il s’ennuie. Il regarde par la fenêtre ouverte de la salle de la salle de solfège, comme il le fait souvent quand les cours lui semblent monotones et interminables, ce qui est souvent le cas avec le solfège. Le solfège ! Peut-on trouver discipline plus assommante ? Dictées de notes, leçons à apprendre par coeur, une blanche vaut deux noires, pause, soupir, silence ! Mais Corentin était bien obligé de les suivre ces cours, comme tous les élèves... Et de supporter en plus l’épouvantable caractère de monsieur Mouron, qui rabaissait les élèves jusqu’à les décourager complètement et les dégoûter de la musique. Pas étonnant qu’aucun d’entre eux ne le regrette !

Dans la cour, dehors, des groupes se sont formés. Il n’est pas difficile de deviner leur sujet de conversation, toute l’école ne parle que de « l’affaire Mouron ». Madame Van den Blois passe d’un groupe à l’autre, avec toujours un geste ou une parole d’apaisement pour les élèves surexcités. Elle semble presque heureuse. Un peu à l’écart, les élèves que Monsieur Mouron avait en cours particulier se concertent en jetant de fréquents coups d’œil autour d’eux, comme s’ils fomentaient un mauvais coup. Leurs visages sont impassibles, seuls leurs yeux s’animent, virevoltant de l’un à l’autre, tantôt interrogateurs, tantôt décidés. C’est le grand Guillaume qui mène le débat. La petite Natacha tripote distraitement ses longues tresses blondes, son regard éternellement dur semblant vouloir fusiller sur place quiconque aura la mauvaise idée de s’approcher du trio. Célia boit les paroles de Guillaume, acquiesce ou fait la moue. Son carré doux met en valeur ses grands yeux tendres et elle rougit facilement, surtout face à Guillaume. Les deux filles ont l’étui de leur instrument à côté d’elle. Le garçon semble pester contre les policiers qui, à son avis, ne témoignent aucune délicatesse vis-à-vis du piano. Toujours à l’écart, ces trois-là. Élèves fétiches de M. Mouron, bénéficiant à ce titre d’un traitement spécial extrêmement dur et rigoureux, ils étaient haïs des autres élèves. C’est bien connu, il ne fait pas bon être différent. Pour l’heure, ils sont bien contents que leurs chers petits camarades les laissent à l’écart. Ils ont à parler. Ils avaient beau détester leur mentor à certains moments, ils sont conscients qu’il était leur meilleure chance de tutoyer un jour les grands de la musique. Et si Célia, Guillaume et Natacha ont quelque chose en commun, c’est bien l’ambition…

Corentin est de plus en plus intéressé par la tournure des événements. Il aimerait rejoindre les enfants pour mieux entendre leur conversation, mais il sait qu’ils se garderont bien de dire quoi que ce soit à proximité de Corentin-la-commère... Corentin se rassure en se disant que la journée va être riche en péripéties. Des adultes poussés à bout par un inspecteur très zélé, ces enfants surexcités et angoissés à la fois, madame Van den Blois qui ne cache pas son soulagement et les trois prodiges de monsieur Mouron qui semblent comploter, tout ceci ne va pas tarder à donner un cocktail explosif ! Justement, un premier incident éclate, là juste à côté de lui. Mme Van den Blois s’est interposée juste à temps entre monsieur Basson, le professeur de guitare, et l’inspecteur de police qui le cuisine.

−Je le détestais comme chacun ici, mais je ne l’ai pas tué ! hurle le professeur. Demandez à notre directrice, j’étais avec elle ce matin !

−Evidemment, vous avez accordé vos violons avant de nous alerter ! triomphe l’inspecteur.

−C’est faux ! s’indigne la directrice. Que cherchez-vous à la fin ? On vous l’a dit, tout le monde ici haïssait Mouron, et moi la première ! Quand j’étais élève dans ce conservatoire, il était mon professeur et je n’ai jamais obtenu une seule note correcte avec lui tellement il me faisait peur ! J’étais terrifiée. Je n’ai pas eu mes examens et donc n’ai pas pu devenir soliste comme c’était mon rêve. J’ai dû me tourner vers le poste de directrice pour rester dans le monde de la musique et je n’ai jamais pardonné à Mouron. Alors oui, c’est vrai, sa mort ne me rend pas triste, au contraire, surtout pour les enfants, mais je peux vous assurer que ce n’est pas quelqu’un de cette école qui l’a tué.

−Mais madame, ose l’inspecteur, il a été frappé alors qu’il jouait du piano, qui a pu faire ça ?

−N’importe qui aimant la musique aurait pu faire ça, grince monsieur Basson, Mouron avait une conception très... personnelle de la musique classique !

−Si vous tenez vraiment à connaître le moindre détail de la vie de cet homme, renchérit madame Van den Blois, vous feriez mieux de vous adresser aux intruments de cette école, il les aimait plus qu’il n’aimait les gens !

Corentin regarde la directrice sortir de la salle de solfège, puis, peu de temps après, les policiers, le laissant seul avec le cadavre du professeur Mouron. Il se fait tard. Que doit-il faire ? Partir comme les autres, ou passer une nuit en tête-à-tête avec le trépassé ? Corentin ne veut pas abandonner Mouron pour sa dernière nuit dans l’école à laquelle il a donné sa vie. Malgré sa haine pour le tyrannique professeur, Corentin le respectait profondément. Il décide de ne pas bouger et de passer la nuit dans l’école.
La nuit est tombée lentement. Le bâtiment est plongé dans l’obscurité. Corentin est là, fidèle au poste. Un rayon de lune éclaire le cadavre de M. Mouron. Les brumes du sommeil commence à le gagner, lorsqu’un bruit le fait sursauter. Il tend l’oreille. Hum hum, quelqu’un rentre par la petite porte de derrière, celle qui donne sur l’arrière-cour, celle qui ne ferme plus depuis des années ! Puis, un amalgame de pas dans les escaliers. Précipités, alourdis, furtifs. Corentin n’a plus du tout sommeil. Il lui semble entendre des chuchotements derrière la porte. La poignée s’abaisse lentement, les charnières laissent échapper un grincement pitoyable. Corentin voudrait hurler, donner l’alerte, mais ses lèvres sèches restent désespérément closes. Trois ombres se glissent dans la salle de musique ; l’une d’elles a une lampe de poche à la main. Elle fait passer le faisceau sur le cadavre de M. Mouron, puis fait rapidement le tour de la pièce. Corentin transpire à grosses gouttes. Pourvu qu’on ne lui fasse pas de mal… Enfin, l’ombre fait un signe à ses complices et l’une d’elles appuie sur l’interrupteur. La lumière révèle les trois disciples du défunt professeur de solfège, l’air grave et un peu inquiet. Corentin retient un soupir de soulagement.

Guillaume semble avoir perdu de sa superbe et c’est Natacha qui s’avance vers le corps, soulève une paupière et regarde l’œil révulsé de M. Mouron avant de faire un signe de tête aux deux autres, comme si jusqu’ici la mort de leur professeur, si strict, si imposant, leur avait paru être une aimable farce, une hypothèse ridicule et inconcevable. Corentin est discret, presque invisible. Il attend une clé, un indice pour comprendre les raisons de l’escapade nocturne des enfants. Alors, d’un même mouvement, chacun se met à son instrument. Célia s’assoit sur la chaise qui était auparavant celle de M. Mouron avec son violoncelle, cet ami qu’elle aime tant car il est fort, solide, protecteur et lui procure un sentiment de puissance que son caractère ne lui permet pas. Natacha passe rapidement son index sur sa flûte traversière, seul moyen d’exprimer le fond de douceur qui trépigne en elle et qu’elle refuse d’avouer. Guillaume enfin, s’installe au piano, fait craquer ses doigts. Il n’est bien que derrière l’instrument qui est à la mesure de son physique, massif comme lui, large et puissant.

D’un regard, les trois génies de l’école se donnent le signal. Natacha démarre, Guillaume la soutient et Célia assure les basses. Pas de partition. Jamais de partition pour les élèves de M. Mouron. Surtout pas pour ce dernier hommage que, Corentin est en train de le comprendre, lesdits élèves sont en train de rendre à leur maître. Il écoute la musique de ces trois petits prodiges, et ils lui parlent. Leurs notes viennent mourir à ses oreilles et lui chuchotent leur peine et leur déception. L’archet, les mains, les lèvres sont à l’unisson. Les trois enfants ont les yeux fermés. Pas un couac, pas une fausse note, pas un contretemps. L’ensemble est pur, clair, parfait. Corentin s’étonne de ne pas voir M. Mouron sourire. Bien sûr, lui aurait trouvé la faille, l’erreur, le détail insignifiant que lui seul pouvait repérer. Mais au fond, quelle importance ? Pour la première fois, il se tait et écoute ses élèves sans les interrompre, les laisse s’exprimer. Célia pleure doucement, la lèvre inférieure de Natacha tremble et Guillaume fronce les sourcils très forts pour empêcher ses larmes de couler.

Ils jouent ainsi pendant une demi-heure. La dernière note vibre dans l’air, mettant fin à l’harmonie. Corentin est ému. Il s’étonne de ne pas verser une larme. Remarquez, il n’a jamais pleuré de sa vie. Il veut applaudir mais ses petits bras restent raides comme des baguettes de tambour. Heureusement, car les trois enfants l’auraient sûrement enfermé dans un placard ! Les musiciens restent là, l’air hagard et perdu, le regard dans le vide. Puis, la première, Célia réagit. Elle range son violoncelle, prend son étui à la main, de l’autre secoue Natacha qui s’ébroue et finalement relève Guillaume dont elle prend la main. Tous les trois jettent un dernier regard à M. Mouron et puis partent, telles trois ombres, et la pièce semble aussi vide qu’un cercueil qui aurait vu pour la dernière fois le jour.

Corentin reste seul, à nouveau, avec M. Mouron qui, décidément, n’a jamais suscité autant d’intérêt que depuis qu’ il est mort.
Il est déçu, Corentin. Il aurait bien aimé leur raconter, à tous ces gens, et surtout aux enfants, l’histoire de la mort du professeur de solfège. Parce que lui, il a tout vu. Pas tout compris, d’accord, mais les faits sont là, en ordre dans sa petite tête. Il sait que M. Mouron passait sa vie à l’école de musique, parfois jusque tard dans la nuit. M. Mouron composait. Enfin, il reprenait des morceaux de grands compositeurs, Vivaldi, Bach, Mozart, et il les modifiait, les distordait, jusqu’à en faire des musiques nouvelles, modernes. Corentin l’aidait, bon gré mal gré. Il portait les partitions souvent lourdes pour sa faible force. Ah, qu’il détestait M. Mouron lorsque celui-ci annonçait à minuit ou une heure du matin : « Allez, encore un effort ! Nous y sommes presque ! ». C’était facile pour lui... Il sortait ensuite de la salle d’un pas allègre, sans même dire au revoir à Corentin qui, figé sur place, luttait contre une violente envie d’étrangler le musicien. Mais, il faut bien le reconnaître, Mouron avait du talent.

Mozart et Vivaldi ont été particulièrement conciliants. Corentin a senti, au fur et à mesure que M. Mouron retravaillait leurs œuvres, leur méfiance se dissiper, leur froideur se muer en enthousiasme. Les notes au début sèches et rebelles sont devenues naturelles, comme si leurs auteurs avaient abaissé leurs défenses. Bach a été plus coriace mais finalement s’est laissé convaincre après plus d’un mois de travail acharné et est venu à son tour chatouiller agréablement l’oreille de Corentin.

C’est lorsque M. Mouron a décidé de s’attaquer à La lettre à Élise de Beethoven que l’affaire a viré au tragique. Lors de la troisième soirée de travail, ulcérée sans doute par ce qu’elle considérait comme un sacrilège, la partition de Beethoven a grondé. Corentin l’a senti. Les notes se sont faites dures, agressives, les blanches sifflaient, les noires crissaient, les croches chuintaient, les bémols et les dièses se sont emballés, et Mouron riait aux éclats de voir Beethoven si vivant, si résistant, tel un étalon qu ’il faut mater ! Mais le métronome s’est affolé à son tour et quelques instants plus tard, M. Mouron était étendu sur le parquet vitrifié, l’aiguille fichée en plein cœur.
Tout cela, Corentin aurait bien aimé le raconter à Guillaume, Célia et Natacha, à Madame Van den Blois, à tous les autres.

Mais qui écouterait les histoires d’un pupitre en bois ?