La vengeance d’un sac

écrit par Chloé Fitere, élève de 4ème au collège Ferdinand Bac à Compiègnes (académie d’Amiens)

8 avril 2009.
 

Le sac à dos de Marine n’est pas comme celui de tout le monde ! Elle s’assure tous les soirs qu’elle y a mis des pansements, de l’aspirine, du désinfectant, du fil et une aiguille, des crayons et des stylos en plus des cahiers blancs, des trombones, un stick de colle, des ciseaux, des mouchoirs en papier, des tampons, du sel et du poivre, de l’huile d’olive, une culotte de rechange, des enveloppes, son couteau suisse, un compas, une bouteille d’eau, des barres énergétiques, des allumettes, une pince à épiler, une lime à ongles, du savon, du shampoing, des cubes de bouillon, des sachets de thé, du sucre, des épingles à nourrice, du chocolat, une lampe de poche, son téléphone portable, un dictionnaire, son doudou. On ne sait jamais quand
il va falloir sauver une vie. Peut-être même… la sienne. Aujourd’hui, elle est allée jusqu’à y enfoncer sa brosse à dents et un tube de dentifrice neuf, son oreiller et tous les sous de sa tirelire. Parce que cette fois-ci ça y est, elle a décidé de quitter la maison. Il est temps que sa vie commence.

"A ce soir chérie !" crie sa mère en entendant la porte claquer.

Marine ne répond pas. Elle part comme si elle, la bonne élève, la fille modèle, allait sagement au collège, comme tous les jours. Aujourd’hui elle ne court pas, elle suit doucement ses jambes vers la gare. Aujourd’hui est le premier jour du reste de sa vie.

En chemin, elle pense à tout ce qui l’attend, de la simple liberté si ardemment désirée aux multiples choses qu’elle meurt d’envie d’accomplir. La tête pleine d’idées, aucune ne la tentant par-dessus toutes les autres, une révélation s’impose enfin dans son esprit.

Un nouveau sac à dos ! C’est tellement évident qu’elle s’arrête brutalement en plein milieu de la rue, les yeux noisette écarquillés de stupeur. Il est vrai que celui qu’elle porte sur ses frêles épaules, celui qui voûte son dos, celui que tous les passants regardent avec une pitié douloureuse, fatigue. Les sangles lâchent, les fils sortent de tous les côtés et Marine ne se souvient même plus de sa couleur d’origine ! A mi-chemin du vert foncé, ou peut-être d’un ocre un peu sale, impossible de la deviner.

C’en est presque triste. Marine imagine son sac obèse au milieu de ceux de ses copines, rose et à la mode.

"Bonjour, sac. D’où viens-tu ?"

Cette question suffirait à le paniquer complètement ! Et quelle frustration il doit éprouver… Des sacs de ce format-là, on en trouve que chez les antiquaires.

"Euh… Je ne sais pas, rougirait-il. Mais j’aime bien le fuchsia de ta poche avant."

"Oh, ah merci", ferait, dégoûtée, la besace de Thiphaine Huity.

Et elle partirait d’un grand éclat de rire avec les autres pimbêches pastelles, à se moquer de son pauvre petit… enfin gros sac.
A cette pensée insupportable, Marine le pose sur le trottoir devant la boulangerie et le regarde d’un œil neuf. Elle l’ouvre, répertorie son contenu maintes fois vérifié, et se met à lui parler.

"Je suis tellement désolée, je ne savais pas que tu avais autant souffert."

Le silence ne fait que renforcer sa culpabilité. C’est limite si Marine ne fond pas en larmes devant les deux boutons noirs réprobateurs.
Repentante, elle tapote maladroitement la bedaine de son compagnon d’infortune, et le vide en commençant par les poches extérieures.

"Si tu savais à quel point je m’en veux, dit-elle en posant les pansements sur le banc où elle vient de s’installer. Tu aurais pu me prévenir, quand même !"

Son ongle accroche une couture défaite, tirant sur le fil grisonnant. Il y a des signes qui ne trompent pas, pense tout de suite Marine. Or elle avait été incapable de comprendre ceux que lui envoyaient en permanence son sac !
Ses mains accélèrent et au bout d’une dizaine de minutes il est impossible de s’asseoir à côté d’elle. Retenant un soupir de victoire, la jeune fille avise le fouillis autour d’elle, les visages perplexes des passants et le gendarme au bout de la rue.

Marine pâlit. Son sac resplendit. Son regard se pose sur les multiples affaires déballées et elle regrette de ne pas avoir fait son ménage plus tôt. Qu’est-ce qu’elle peut en faire maintenant ? Tout remettre à sa place, au risque d’achever son sac ? Non, hors de question. Son cartable ne lui pardonnerait pas. Marine réfléchit profondément, surveillant du coin de l’œil le gardien de la paix. Si jamais il débarquait, il lui demanderait de ranger son bazar et de se dépêcher pour ne pas rater le début des cours.

Marine commence à paniquer. Elle cherche une idée, se retournant les méninges sans que l’unique solution, pourtant évidente, ne vienne illuminer son cerveau penaud. Mais les minutes passent et la jeune fille est bien obligée de s’en remettre à ça…

Prenant une grande inspiration, Marine prend les deux sachets d’aspirine et les avale avec sa bouteille d’eau, vide celle d’huile d’olive avec le poivre, mange les barres énergétiques avec le sel, avale les sachets de thé avec le sucre, ingurgite les cubes de bouillon sans eau et se garde le chocolat pour la fin, unique consolation pour son estomac agonisant. Elle utilise tout le dentifrice pour laver tout ça, rinçant sa bouche avec le reste d’eau.

Marine se rend bien vite compte qu’elle ne pourra pas tout avaler, tenant tout de même à la vie. Fébrilement, elle se colle les pansements sur ses bras, accroche les trombones à la fermeture de sa veste, enfile la culotte sur son pantalon, glisse l’oreiller sous son tee-shirt, remplit ses nombreuses poches avec le fil, l’aiguille, le stick de colle, les ciseaux, les mouchoirs, les tampons, son couteau suisse, les allumettes, la pince à épiler, la lime à ongle, le compas, son argent, le savon et plante les épingles à nourrice dans son doudou innocent.

Mais il reste tellement de choses… Elle se résout à jeter le shampooing et le désinfectant dans la poubelle voisine. Enfin, son sac vide sur les épaules, les bras chargés de crayons, de stylos, de cahiers, d’enveloppes, tenant dans ses mains la lampe de poche, le téléphone et la brosse de dents, avec calé sous chaque aisselle son doudou et le dictionnaire, elle se lève. Ou plutôt tente de se lever. Alourdie, la tête tournant du fait de son récent repas, elle manque de trébucher. Son visage a pris une intéressante couleur verte et de petits points dansent devant ses yeux. C’est à peine si elle entend le policier, à présent à ses côtés, l’interroger d’une voix inquiète.

"Mademoiselle, vous allez bien ? Mais qu’est-ce qui vous est arrivé ?"

Marine tente d’articuler une réponse, mais s’écroule sur le sol, lâchant toutes ses affaires dans un tintamarre peu commun.

"Mais pourquoi ne mettez-vous pas tout ça dans votre sac ? hoquète-t-il effaré. "

"Nan… Nan… Rien mettre… Trop fatigué. Trop gros… "

"Mais non, vous n’êtes pas grosse ! proteste l’adulte désorienté. C’est juste cet oreiller… Et pourquoi vous l’avez mis sur votre ventre ? AAAAAHHH !!!! Mais vous êtes blessée ! Qu’est-ce que c’est que tous ses pansements ? Et on ne vous a jamais dit que c’est dangereux de se promener avec des objets coupants ?"

La brunette n’a pas le temps d’écouter le sermon du gendarme et elle s’évanouit bientôt, trop de chocolat sans doute.

*

Marine émerge lentement sur un lit d’hôpital. Elle se sent lourde mais bien mieux qu’il y a quelques… Heures ? Minutes ? Bientôt une voix affolée achève de la réveiller complètement.

"MON DIEU ! Ma chérie tu vas bien ?"

"Oui, oui ça va maman", soupire Marine, regrettant soudainement l’inconscience.

"Oooooh, j’ai eu tellement peur… Mais qu’est-ce que tu faisais sur le chemin de la gare ? Et pourquoi diable as-tu… "

Un médecin entre dans la pièce, épargnant à Marine la litanie de sa mère poule. Il souhaite s’enquérir de quelques informations supplémentaires et bientôt l’ex-fugueuse peut enfin se retrouver seule, jurant de ne plus jamais partir surchargée. Décidemment, cette histoire lui aura plus attiré d’ennuis qu’un réel bonheur. Elle n’avait même pas pensé à la souffrance que pouvait éprouver son sac, seul et sans parents, sans amis, triste et isolé. Marine déglutit, pensant qu’elle avait failli devenir comme lui.

Mais maintenant, il est guéri ! Et elle aussi par la même occasion. Elle cherche des yeux son gros sac et le trouve posé sur une chaise près d’elle. Les plis montrent qu’il est vide et il semble afficher sa ligne retrouvée avec un étrange sourire goguenard. Marine, perplexe, tend son bras… Son bras ?

La jeune fille se lève brutalement, et elle se rend compte avec horreur qu’elle a pris quelques kilos de plus. Quoi, ce qu’elle a mangé a suffi à lui faire changer de poids aussi vite ? Mais c’est… Impossible !

Moqueur, son sac, svelte à présent, lui démontre le contraire. Il la fixe, victorieux, savourant sa vengeance… Enfin libre. Que pouvait-il rêver de plus ?