L’espèce s’améliore

écrit par Chloé Delhay, élève de 2nde au lycée de Sèvres à Sèvres (académie de Versailles)

21 avril 2009.
 

Corentin s’étonne de n’être pas plus impressionné. Remarquez, il ne s’est jamais évanoui de sa vie. Mais il n’a jamais rencontré de cadavre non plus. Monsieur Mouron est étendu dans toute sa rondeur. Il porte son costume trois pièces et son éternel nœud papillon. Ce gros dandy cachait ses bourrelets sous des vêtements impeccables. Par terre, tas flasque comme une flaque de boue, il a l’air paisible. Son rictus s’est transformé en sourire d’ange grassouillet. Chacune de ses cuisses est un tronc d’arbre. Cette masse est couverte d’un sang qui coule encore. Une aiguille de métronome en plein cœur, quelle fin horrible pour un prof de solfège. Corentin n’est pas attendri par cet ancien ennemi qui ne respire plus, mais s’il l’a maintes fois maudit, il n’a jamais souhaité sa mort.
M. Mouron abusait de son pouvoir et se servait du solfège comme d’un instrument de torture. Mais qui en voulait à ce point au prof sadique ? Combien de fois a-t-il poussé Célia la violoncelliste aux larmes ? Et la petite Natacha, n’a-t-elle pas juré que si elle le rencontrait une nuit de pleine lune, elle lui enfoncerait sa flûte dans la gorge ? Et Guillaume, si sublime au piano, garçon massif et fort qui s’est écroulé après avoir raté l’examen de fin d’année en hurlant : "Qu’il crève !" Mouron était aussi détesté par ses collègues du conservatoire. Mais nul ne le haïssait autant que la belle directrice, Madame Van den Blois, qui n’attendait que la retraite de ce croque-notes. L’a-t-elle hâtée ? Et si oui pourquoi ? Personne ne connaît le moindre détail de sa vie, mais avec l’arrivée de la police, on ne va pas tarder à être servi.

L’odeur qui s’évapore du corps chaud est la même que celle qui s’échappe du boucher de l’autre côté de la rue. Il sent la viande. J’aime pas la viande.
C’est affreusement dégoûtant, et voici que la police se précipite sur ce nouveau morceau de viande, examinant à la loupe chaque centimètre visible. Les passants eux se comportent comme ces touristes excités qui se précipitent vers la Joconde pour la bombarder de leur flash étouffant. Enfin on établit une barrière d’hommes autour de ce dernier et c’est l’un d’eux qui vient me voir, m’accostant avec un visage vierge de tout émotion. Rien qu’en le regardant, on voit qu’il a déjà un certain âge, avec ses grosses lunettes à la Harry Potter et ses cheveux qui ne recouvrent qu’une partie de son crâne, il me fait penser au héros d’une série policière pour les vieux, « Inspecteur Derrick » que je suis toujours obligé de regarder avec mon grand-père : sinon il m’envoie faire la sieste, pour qu’il puisse continuer à roupiller tranquillement dans son fauteuil.

« Alors, c’est toi qui as trouvé le corps mort de Monsieur Mouron en premier ? »

J’aime pas les questions. Enfin, sauf quand c’est moi qui les pose. Surtout qu’Inspecteur Derrick II est très grand, aussi grand que Miss France avec ses talons aiguilles, mais avec quelques kilos en plus.
Sa carrure est vraiment très imposante, surtout pour moi, en tant que jeune garçon à la croissance traditionnelle je-garde-ma-taille-de-« Minimoys » jusqu’à mes quinze ans. Cela m’impressionne un peu.

« Oui, je sortais de mon cours de clarinette »

« Tu n’as vraiment rien entendu ?? » s’empresse-t-il de me redemander, se penchant un peu plus vers moi, son souffle atteignant mes pauvres narines inoffensives.
Pouah, je déteste que quelqu’un m’initie au somptueux parfum de son haleine. Surtout que celle-là n’était pas fraîche fraîche !
On dirait de la viande faisandée. Moi qui pensais qu’il n’y avait que mon professeur de physique chimie pour transgresser la loi de la liberté des droits de l’hygiène et de l’élève !

« Non, je sortais de mon cours de clarinette », répétai-je, un peu énervé.

Mais l’homme n’a pas le temps de continuer sa petite interview car déjà une femme aussi affreusement maquillée qu’un clown blanc, habillée comme Barbie hôtesse de l’air survient.
Les lèvres courbées, les yeux arrondis, elle aborde une expression aussi horrifiée que lorsque j’étais sorti de la salle de cinéma après avoir regardé « La colline a des yeux ».

C’est tout simplement ma mère, secrétaire au Conservatoire. Il ne manquait plus qu’elle !

« Corrrentin !!! Susurre-t-elle de son accent russe, La dirrrectrice est venue me cherrrcher et m’a rrraconté ce qui s’était passé… C’est affrrreux ! Viens, on rrentrre ! »

J’aime pas quand elle fait ses roucoulements de mère poule. D’un mouvement brusque, elle m’arrache de l’emprise du « poulet » qui, sidéré ne réplique rien. Il se contente de me regarder disparaître au loin, ma main affreusement emprisonnée dans celle de ma mère, avant de se retourner vers la victime.

Le soir, à table, ma mère ne cesse de dire qu’elle trouve cette histoire atroce et qu’elle se demande qui avait eu l’esprit assez cruel pour commettre un acte aussi abominable. Elle s’excite d’autant plus lorsqu’elle voit le visage du Conservatoire apparaître sur l’écran de notre télévision et elle augmente le son des informations qui ne nous avaient guère intéressés jusqu’à présent.

« Au conservatoire de Versailles aujourd’hui a été retrouvé mort un professeur qui enseignait dans cet établissement depuis plus de 25 ans. Il a été violemment poignardé avec un métronome dans le cœur, ce qui aurait provoqué sa mort. » annonce un homme à la cravate serrée.

On aperçoit ensuite les « volatiles de basse-cour » en grosses bottes, qui semblent s’acharner sur celui qui nous avait acharné pendant tant d’années, dont le cher « inspecteur Derrick », qui en « coq », prend la parole au micro et explique les derniers faits de l’enquête.

« L’heure où il aurait été assassinée serait entre 18h00 et 18h15 est celle où a été retrouvé le corps, nous avons essayé de relever des traces d’ADN sur le métronome, mais il avait été soigneusement manipulé avec des gants… »

D’un seul coup, je me mets à penser à toutes les personnes susceptibles d’être coupables. Par exemple, Guillaume qui le maudissait d’avoir à subir une année supplémentaire avec lui puisqu’il avait raté son examen de dernière année.
Impulsif comme il est et assez fort pour avoir réussi à enfoncer un métronome en traversant bravement toutes ces couches de graisse, il pourrait être le coupable idéal. Natacha et Célia qui avaient concocté en plaisantant des manières innombrables d’étrangler ce dictateur.
La directrice, dont tout le monde sait qu’elle se faisait harceler par l’horrible bœuf dégoûtant qu’était Monsieur Mouron qui avait tenté maintes et maintes fois l’impossible pour conquérir sa dulcinée. Et les femmes de ménages ! Elles qui recevaient chaque jour de nouveaux postillons de Mouron parce qu’elles n’avaient pas lavé le hall à grandes eaux !

A la télévision, les policiers continuent de piailler que l’enquête allait être difficile etc. J’avais arrêté d’asticoter mes pauvres morceaux de carottes, la fourchette dans la main gauche et les lèvres grandes ouvertes en mode « gobe les mouches ». Un détail brûle mes yeux, et mes pupilles se figèrent sur les grosses chaussures des « vautours ».

« … Ah lala ! Et pourrr une fois que les femmes de ménage avaient lavé le hall à grrrandes eaux spécialement pourrr lui ! Il a fallu qu’il meurrre !! » s’écrie ma mère qui est vraiment pathétique quand elle s’y met.

Mon cerveau se met à tourner comme une machine à lessiver, lavant toutes mes pensées, éclaircissant mes soupçons brouillons, et mon esprit pointilleux réussit à dénicher un détail qui avait échappé aux raisonnements des « volatiles ».

« M’man, je peux sortir de table ? » demandai-je précipitamment.

« Euh… Oui bien sûrrr ma petite caille ! N’oublie pas de te brrrosser les dents avant d’aller te coucher ! »

Décidément, elle me prend toujours pour un bébé. En même temps, cela m’arrange qu’elle croit que je vais me vêtir de ma grosse couette douillette et attendre sagement que le marchand de sable passe, cela me facilite la tâche.
Je me faufile dans le couloir, fais mine d’entrer dans ma chambre, puis, sur la pointe des pieds, marchant aussi élégamment qu’un hippopotame qui fait de la danse classique, j’enfile mes converses en cuir et sort après avoir pris mon manteau.

21 heures - Au conservatoire

Plus le moindre « poulet » n’est présent sur les lieux, le bâtiment est presque vide, mise à part les quelques lumières qui éclatent à travers les quelques fenêtres du secrétariat, dénonçant la présence d’individus tardifs. Je m’approche de l’endroit où le corps mort avait gît quelques heures plus tôt et qui avait été remplacé par le dessin blanc de sa silhouette. Mon regard est alors attiré par quelques traces d’efflorescences savonneuses.
Je prends une grande inspiration, gonflant ma poitrine, serrant mes bras contre mes côtes, levant le menton ; j’essaie de me mettre à sa place, à lui, avec ses vestes à cinq cents euros ! Le chemisier boutonné jusqu’au menton et le pantalon qui rentrait dans ses fesses graisseuses. J’enchaîne une marche rapide, puis, je sens mes pieds glisser sur le sol et mon corps perdre le sens de son point de gravité…
- OUAIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIILLLE !!!!!!!!
Mon cri résonna dans l’escalier, j’entends la porte du secrétariat claquer et des pas qui font vibrer le sol, se rapprocher de moi.

« Hé mais Corentin ! Qu’est-ce que tu fiches ici ? me demande la douce voix de la secrétaire. »

Aie ma nuque ! J’avais oublié à quel point j’étais nul sur des patins à glace.

« Tiens le petit de tout à l’heure ! » entendis-je le « coq » s’exclamer.

« J’ai trouvé ! » haletai-je.

« Trouvé quoi ? »

« Comment Mouron est mort ! » dis-je, fier comme un paon.

Hé oui, pour la première fois de sa vie, et la dernière, le professeur mal aimé, venait de par son intransigeance et sa maladresse, provoquer sa propre perte.
Effectivement, malgré ses nombreux ennemis, personne ne l’avait tué. C’est tellement évident. Quand il était sorti à la fin de mon cours de solfège, je me souviens parfaitement qu’il avait ce métronome à la main, qu’il tenait avec délicatesse dans ses gants blancs.
En descendant, il avait glissé sur l’eau savonneuse qui était restée du nettoyage à grandes eaux que lui-même avait imposé ! En même temps, il n’y avait que lui pour cirer ses chaussures en cuir toutes les cinq minutes ! Je l’avais bien vu en cours, avec sa boîte à cirage à lisser les semelles et le reste ! L’aiguille du métronome devait être pointée vers lui et paf ! Ça a fait un quintal de viande à refroidir !

Et voilà maintenant le Mouron, bien nommé, lui qui pour rien au monde ne nous aurait décerné une médaille et bien moi, loin d’être un ingrat je vais contacter le jury ad hoc pour que lui soit décerné le prix Darwin. Vous avez sans doute entendu parler de cette distinction posthume remise aux personnes qui ont, par leur action, provoqué leur propre trépas avant d’avoir eu le temps de se reproduire, améliorant, par cette disparition « prématurée », le patrimoine génétique de l’espèce humaine.

Je n’ai que deux mots à dire : Vive Darwin !