Alain Mabanckou a le blues haïtien

16 janvier 2010.
 

Haitian Blues

à Dany Laferrière, Rodney Saint-Eloi et Lyonel Trouillot

... et moi aussi je ne sais rien de cette île, mais c’est pas grave, ça arrive à tout le monde, je vous demande pardon, et moi aussi je ne sais rien de ce peuple, on vous dira que c’est impardonnable, comment peut-il ne rien savoir de cette île, ne rien savoir de ce peuple, que ceci, que cela, mais on ne peut pas tout savoir, veuillez accepter mes excuses, et moi aussi j’ai écouté ce qui se dit ici ou là, les maquerellages comme on dit chez vous, je vis avec ces idées reçues tantôt nobles tantôt véhiculant des clichés en noir et blanc, en couleur aussi, y a des négatifs, y a des positifs, et ils ont dit Haïti première République noire, j’ai applaudi des mains et des pieds, et ils ont dit aussi Haïti tontons macoutes et compagnie, j’ai crié aïe, aïe, aïe, papa Duvalier et fils, Tonton Aristide pas du tout catholique, et ils ont dit vaudou, zombies, j’ai eu peur, je me suis barricadé chez moi à l’heure hybride en me disant que Laferrière n’était peut-être pas Laferrière, Trouillot n’était peut-être pas Trouillot, Saint-Eloi ne vivait peut-être pas à Montréal mais dans les catacombes, et ils ont dit Toussaint Louverture et autres héros mais moi je ne sais toujours rien de cette île, pardon, mais qui vraiment peut tout savoir de cette île, hein, et moi aussi je ne sais rien de ces hommes, de ces femmes qui me ressemblent, de ces errants de Pétionville qui m’appelaient Monsieur Barbancourt le Congolais, et quand je pense que quelqu’un m’a même dit « les Haïtiens, mon frère, ne cherche pas à comprendre du matin au soir, tu te casserais la tête, tu aurais des céphalées pour rien, c’est pas du tout compliqué à comprendre, les Haïtiens, ils sont taximen ou écrivains, de préférence écrivains en exil parce que ça fait plus chic et plus pratique pour les débats lorsqu’on n’a plus rien à se dire une fois qu’on a fini de répondre à la question bateau-mouche : Pourquoi écrivez-vous en français », trêve de plaisanterie, et moi aussi j’ai eu une conversation avec un taximan nègre d’Amérique du Nord, un taximan qui, trêve de plaisanterie, n’était même pas Haïtien de New York, même pas taximan de Washington, vous voyez ça, même pas taximan de Miami, c’est vraiment incroyable, et d’ailleurs ce taximan nègre d’Amérique qui n’était pas haïtien, il écrivait aussi des poèmes et des nouvelles depuis son exil, donc n’y a pas que les Haïtiens qui sont écrivains en exil, y a les autres Noirs aussi, trêve de plaisanterie, et ce taximan nègre d’Amérique qui n’était pas haïtien, il avalait ses R comme mon père qui, faut-il le rappeler, avait eu la malchance de ne pas naître Haïtien, en plus il n’avait même pas son permis de conduire pour espérer être un taximan, et sa seule consolation était d’avoir un fils écrivain, mais ce fils n’est pas Haïtien, trêve de plaisanterie

et moi aussi j’ai entendu parler de Coupé Cloué, ce musicien haïtien qui disait « allez-vous-en » dans sa chanson, ah ce Coupé Cloué, quand j’entendais « allez-vous en » dans une discothèque de mon petit pays à moi, c’est que l’aube était là et que l’établissement allait fermer, et il y avait ces derniers cavaliers qui s’ingéniaient à ne pas obéir à Coupé Coué qui leur disait « allez vous-en », vous vous rendez compte, mais à vrai dire, ce Coupé Cloué, c’est un peu leur Manu Dibango à eux les Haïtiens, même tête nue, même sourire jusqu’aux oreilles, même passion de la musique, trêve de plaisanterie, et j’ai aussi écouté les rythmes du groupe Skah Shah de New York avec la voix de Jean Eli Telfort parce que je suis quand même un type ouvert, et que dire de la chanson "Camionnette" de Claudette et Ti Pierre, hein, quand j’entendais ce tube dans mon petit pays à moi, eh bien c’est qu’y avait un enterrement ou un retrait de deuil, parfois même un mariage parce que chez nous les Congolais on danse au même rythme pour les funérailles, les mariages, les divorces ou autres tracasseries de la vie quotidienne, y a de la joie dans la peine, c’est comme ça dans mon petit pays à moi, trêve de plaisanterie, vous vous rendez compte que j’ai même été coupable de n’avoir pas su danser le Kompa comme il faut, hein, c’était pourtant pas sorcier cette danse haïtienne, il fallait prendre la cavalière, lui faire du compas, c’est tout, mais c’est si simple à dire et difficile sur le terrain, et d’ailleurs, que je vous dise, pour noyer mes regrets devant cette pauvre cavalière haïtienne hébétée de voir qu’un nègre du Congo ne savait pas danser le Kompa, j’avais dû avaler quelques verres de rhum Barbancourt, c’est donc vous dire, et la fille a dit qu’elle allait m’apprendre les bases du Kompa, j’ai dit chouette je vais enfin danser ce Kompa, or moi je dansais toujours la rumba congolaise, et ça l’agacait de me voir imperméable aux nouvelles danses, elle s’est écriée : « y a pas que la rumba congolaise dans la vie, y a le Kompa aussi », et moi j’ai répondu : « il faut laisser le temps au temps, on n’apprend pas une danse le même jour », et elle a dit : « mais si, les Nègres ont ça dans le sang, laisse les Blancs prendre leur temps en allant dans les écoles danses, viens, danse-moi ce Kompa au lieu de bavarder, serre-moi bien fort dans la position verticale », et puis elle a dit que je devais aller plus vite que ça, que je devais l’enlacer, vous voyez ça, et je m’y suis mis, j’ai sauvé la face, mais je ne danse toujours pas comme il faut le compas, je marche sur les orteils de mes cavalières parce que je ne peux pas gérer simultanément le rythme collé-serré, la beauté de la cavalière qui respire dans mon oreille, l’excitation qui monte, qui monte, qui monte encore entre mes jambes, si vous voyez ou sentez ce que je veux dire

oh, pardon, vous ai-je dit que je n’avais jamais été là-bas avant l’année dernière, hein, mais faut-il fouler un endroit pour se dire qu’on y a déjà été, faut-il aller là-bas pour entendre les murmures secrets prononcés par les ténèbres, faut-il comprendre la langue d’un territoire pour saisir le rêve qui habite le visage de son natif, moi je dis qu’importe la distance, qu’importe le temps, j’arriverai jusqu’à cette île, je n’aurai pour viatique que les coquillages récoltés dans l’imaginaire des bâtisseurs de mots, ces troubadours d’Haïti que je croise ici et là, et alors, je franchirai les frontières pour entrevoir l’autre face de la mer, j’entendrai le cri des oiseaux fous venus du pays sans chapeau, je prêterai l’oreille à la clameur de Jacmel au crépuscule, aux esprits tapis derrière chaque essence, je regarderai l’avenir avec sérénité, je penserai aux possédés de la pleine lune ensevelis près des pierres anonymes, je me dirai, moi aussi, que j’avais pourtant une ville d’eau, de terre et d’arc-en-ciel, que j’étais heureux même si du jour au lendemain l’ombre est venue troubler cette aube tranquille, je ne voudrai plus me draper du voile de la désolation, et pour tout inventorier, je m’assoirai sur un tertre, non loin d’un tas d’immondices et de quelques chiens errants, je compterai du bout des doigts les héros-chimères depuis l’année Dessaline jusqu’aux enfants des héros abattus à l’angle des rues parallèles, je n’oublierai pas les dernières émeutes de la capitale, le sang versé, et surtout le corps de Thérèse en mille morceaux dans la rue des Pas perdus, j’écrirai des graffitis pour l’aurore, j’inventerai mon songe d’une photo d’enfance et, l’espace d’un cillement, j’entreprendrai la récolte douce des larmes, je reconstruirai le toit de la maison de mon père, et de là, j’écouterai l’oiseau schizophone au pipirite chantant, et si d’aventure quelqu’un m’entraînait vers la piste des sortilèges, loin des arbres musiciens de ce territoire, je pousserai la rébellion jusqu’à lui dire que je sais quand Dieu vient se promener dans mon jardin, je sais quand le Bon Dieu rit, ma colère est un volcan, je suis né comme ça, le crayon du Bon Dieu n’a pas de gomme, rien à faire, et alors, je ne me laisserai même pas impressionner par une famille de Petite-Canaille hostile à ma présence dans l’île, j’y vivrai, j’y mourrai parce que j’aurai décidé de planter pour toujours mon mât de Cocagne au bord de la rivière, de vivre mes derniers jours avec Hadriana dans tous mes rêves, faire l’amour avant que j’oublie

Alain Mabanckou

 

DERNIER OUVRAGE

 
Journal

Rumeurs d’Amérique

Plon - 2020

Le portrait d’une autre Amérique.

Ici, je me suis fondu dans la masse, j’ai tâté le pouls de ceux qui ont ma couleur, et de ceux qui sont différents de moi, avec lesquels je compose au quotidien.
Certains lieux, de Californie et du Michigan, me soufflent leur histoire car je les connais intimement.
D’autres me résistent, et il me faut quelquefois excaver longtemps pour voir enfin apparaître leur vrai visage. Mais ce périple n’a de sens que s’il est personnel, subjectif, entre la petite histoire et la grande, entre l’immense et le minuscule. Et peut-être même que, sans le savoir, j’entreprends ici ce que je pourrais qualifier d’autobiographie américaine, entre les rebondissements de l’insolite, la digression de l’anecdote et les mirages de l’imaginaire.