« Je est un autre »

19 mai 2010.
 

Pour le 50ème anniversaire des indépendances africaines : fracture coloniale, immigration, « identité nationale » au prisme de la littérature

Nous ne pouvions pas ignorer ce 50ème anniversaire des Indépendances africaines. Le festival de Bamako a pris dans l’histoire d’Etonnants Voyageurs une très grande importance : c’est là que s’est affirmée fortement une génération nouvelle d’écrivains africains : Alain Mabanckou, Kossi Effoui, Abdourahman Waberi, Fatou Diome, Florent Couao Zotti, Sami Tchak, etc., etc. — « génération » au sens où ces auteurs se retrouvaient, partageant des idées nouvelles, différentes de celles de leurs aînés, formées dans les luttes anti-coloniales. Critique du nationalisme, des pièges de l’enfermement identitaire, de la perception du français comme « langue du maître », ouverture aux pleins vents du monde, refus d’être le porte-voix d’une supposée « communauté », critique de « l’africanisme », affirmation pour chacun d’une « identité multiple » : s’ils pouvaient se montrer critique vis à vis de tel ou tel aspect de l’action de la France en Afrique, ils n’en étaient pas moins passionnément francophiles, et revendiquaient une « nouvelle alliance » dans un espace-monde francophone — position qui allait nourrir le « manifeste pour une littérature-monde » en français. C’est dire à quel point le festival dans son ensemble s’est nourri de ces interrogations…
Le 50ème anniversaire doit être l’occasion de se souvenir de quelle histoire, de quels combats, de quelles espérances sont nées ces indépendances. Aventure intellectuelle de « Présence africaine », importance du Congrès des écrivains noirs à Paris de septembre 56 : la France a une difficulté extrême à penser son histoire coloniale, cette édition se veut l’occasion, entre films et débats, d’y revenir longuement.
Se souvenir, c’est aussi se penser soi-même, car cette histoire coloniale obstinément refoulée fait doublement partie, qu’on le veuille ou non, de notre imaginaire national, et est constitutive de notre « identité ». Par notre action dans ces colonies, et particulièrement en Afrique. Par les vagues d’immigration qui se sont succédées au fil du temps. Paraissent cette même année, enfin rassemblés en un coffret, les 10 volumes sur l’immigration des Sud en France. Travail colossal et nécessaire, où l’on découvre à quel point ces vagues migratoires ont concouru, bien au-delà de notre vision du « travailleur immigré » à la vie sociale, militaire, culturelle, politique de la France : la réfraction en France même de notre empire colonial, l’irruption de l’Autre, de l’Ailleurs, dans l’espace français, le bousculant, le transformant, l’enrichissant. Cet anniversaire devrait être l’occasion de mesurer à quel point cet apport culturel, artistique, intellectuel nourrit depuis un siècle déjà l’imaginaire national — puis, les indépendances gagnées, se lient à la question de l’immigration, qui mérite un traitement un peu plus attentif que les débats politiques actuels.
Les commémorations ne sont utiles que si la mémoire nécessaire se double d’une projection vers l’avenir. Bref, il s’agit, pensons-nous, à travers ces rencontres, de penser d’autres relations possibles entre la France et l’espace francophone — là, cette nouvelle vague d’écrivains francophones qui est chez elle à Saint-Malo a quelque chose à dire : ne sommes-nous pas en plein dans ce qui s’esquissait dans notre manifeste et dans le livre qui s’en est suivi, paru chez Gallimard ?
Cette édition se veut donc, à l’occasion du 50ème anniversaire des indépendances, une nouvelle étape dans notre réflexion, que soulignera un deuxième ouvrage collectif faisant suite à « Pour une littérature-monde » lui aussi dirigé par Michel Le Bris et Jean Rouaud, paraîtra à cette occasion aux éditions Gallimard.

Elle se prolongera dans l’automne par une nouvelle édition du festival à Bamako.