Les fondateurs, premier épisode : Jacques Roumain

2 mars 2010.
 

Narrativité et rêve idéologique, Jacques Roumain
"De la graine à l’arbre"

Jacques Roumain naît le 4 juin 1907 à Port-au-Prince. Il est le fils d’un important propriétaire terrien, famille mulâtre, bourgeoisie aisée. Il fera, évidemment, de bonnes études au collège Saint-Louis de Gonzague. Il a huit ans lorsque les soldats états-uniens envahissent Haïti le 28 juillet 1915. En 1920, il continue ses études en Suisse, puis voyage en Europe. A vingt ans, retour en Haïti, il se mêle à la jeunesse intellectuelle regroupée autour de Price-Mars et de sa Revue Indigène. Il se lance dans le combat politique dès 1928, en écrivant quelques articles violents contre l’occupation états-unienne dans Le Petit Impartial. En 1929, il est arrêté une première fois. En 1930, après des troubles sérieux contre le président Borno, pion des USA, Roumain fonde la « Ligue de la jeunesse patriote haïtienne ». En décembre 1932, il est à nouveau arrêté et emprisonné. 1934, les occupants états-uniens quittent le pays mais la main-mise économique est totale. Jacques Roumain fonde le premier parti communiste haïtien et il est à nouveau arrêté. Cette fois, pour un an. À sa sortie, il repart en France et reprend des études d’ethnologie. Il fait la connaissance des fondateurs de L’étudiant noir . Mais en 1939, il gagne les USA pour y poursuivre ses études. En 1941, il travaille avec Alfred Métraux en Haïti et devient professeur à l’Institut d’ethnologie, il luttera contre la campagne anti-superstitieuse instaurée par l’Église catholique. Le président Lescot l’envoie comme diplomate à Mexico en 1943, mais dès 1944, malade, Jacques Roumain est contraint de rentrer en Haïti. Il meurt à Port-au-Prince le 18 août, il avait trente-sept ans.

Si Roumain, poète, ethnologue, responsable politique et diplomate est rentré du Mexique pour mourir en Haïti, il a rapporté un ultime roman qui paraîtra à Paris en 1946 (donc à titre posthume, et seront édités aussi les deux poèmes Bois d’ébène et Sang Noir) chez les Éditeurs Français Réunis. Ce chef d’œuvre littéraire, Gouverneurs de la Rosée, sera traduit en dix-sept langues .
« Jacques Roumain a écrit un livre qui est peut-être unique dans la littérature mondiale parce qu’il est sans réserve le livre de l’amour. Toute la vie, toute la doctrine, toute la passion de Jacques Roumain semblent avoir pour dimension première l’amour ; un amour encore plus vaste que celui du Sermon sur la montagne parce que plus inséré dans le contexte de l’action pratique. » (Jacques-Stephen Alexis, en quatrième de couverture de l’édition Messidor de 1989).
Amour, certes, Alexis chantera lui aussi, en 1957, « la belle amour humaine » , mais il s’agit surtout pour les écrivains haïtiens de célébrer leur Terre Natale. Ils le feront dans la lignée de Price-Mars mais en enrichissant leur création indivi¬duelle de ce qu’Alejo Carpentier a su bien définir : « le réalisme merveilleux des Haïtiens » qui fera d’ailleurs lui aussi l’objet d’une étude de la part de Jacques-Stephen Alexis , et c’est lui encore qui affirme, dans Où va le Roman ? (p.84) :
« Je crois que le romancier a, comme Antée, besoin du contact vivifiant de sa terre natale et du climat des luttes objectives pour l’édification de son pays. Les fils de personne n’ont, à mon sens, aucune chance de se réaliser pleinement dans le roman. »

J’envisage dès cette première évocation de traiter le roman de Jacques Roumain Gouverneurs de la Rosée comme la graine initiale du « rêve porteur d’actions » plantée dans le terreau de la littérature haïtienne. Cette perception onirique du roman ne peut germer qu’après qu’on a abandonné l’obsession d’une lecture uniquement politique. Celle-ci existe, c’est indéniable.

Nègre colporteur de révolte
tu connais tous les chemins du monde
depuis que tu fus vendu en Guinée
une lumière chavirée t’appelle
une pirogue livide
échouée dans la suie d’un ciel de faubourg
Cheminée d’usine
palmistes décapités d’un feuillage de fumée
délivrent une signature véhémente
La sirène de la haine ouvre ses vannes
du pressoir des fonderies coule un vin de haine
une houle d’épaules l’écume des cris
et se répand dans les ruelles
et fermente en silence
dans les taudis cuves d’émeute. (disait déjà Jacques Roumain dans Bois d’Ébène)
mais elle n’est pas la seule envisageable.

Résumons-en l’histoire : c’est celle de Manuel, jeune homme issu du milieu paysan pauvre, parti, il y a quinze ans déjà, couper la canne à Cuba dans une plantation appartenant, naturellement, à un étranger états-unien.
Au deuxième chapitre du roman, Manuel revient au village après sa longue absence. Il rentre aussi pauvre qu’à son départ mais il a acquis, là-bas, en se frottant à ses compagnons de travail, une conscience politique. Dès son arrivée, il est frappé par la terrible sécheresse qui jaunit le paysage mais il rencontre également la belle Annaïse. Il retrouve ses vieux parents qui n’espéraient plus revoir ce fils parti. Le village de Fonds-Rouge est totalement désolé : suite à un déboisement intensif, toutes les sources se sont taries, « la terre est toute nue ». L’eau pompée dans le sol est entièrement devenue propriété yankee, elle abreuve la terre de Wilson.
Manuel se lance dans la quête de l’eau. Sa tâche se trouve compliquée par une haine tenace, née d’une histoire de terre partagée, qui coupe le village en deux clans ennemis. Mais lui n’en a cure, une seule chose lui importe : trouver l’eau. Cette recherche se trouve associée à la conquête d’Annaïse qui appartient au clan opposé. Manuel découvrira la source et aimera Annaïse, mais il paiera cher ce succès : il se fera assassiner par le jaloux Gervilen. Pourtant, l’engrenage de la violence ne jouera pas cette fois, grâce à la force de deux femmes, Délira, la mère de Manuel, et Annaïse, sa femme. Manuel, sur le point de mourir, a fait jurer à sa mère de dire qu’il était mort de fièvres contractées à Cuba. Ce sera donc le triomphe de l’amour et de la vie car Annaïse attend un enfant de Manuel. Le grand « coumbite » , réunissant tous les habitants de Fonds-Rouge, aura lieu, qui gouverne¬ra la rosée jusqu’aux jardins des hommes.

Le rêve obsédant de justice, d’harmonie, en un mot de bonheur, est bien celui de Manuel. Et ce rêve, il veut le bâtir de ses mains, l’offrir à Annaïse, certes, mais surtout à sa communauté. C’est lui qui regarde d’un œil neuf la terre qui se languit, c’est lui qui découvre les « signes », c’est lui qui tente l’aventure. Seul, mais pour l’offrir. Et cette terre à laquelle il fut infidèle, il veut la reconquérir avec toute sa force juvénile. Roumain interprète alors une partition d’érotisation de la nature qui entoure son héros, la terra amata se mue en maîtresse à conquérir, elle est là, prête, secrète, offerte, humide…

Érotisation de la Nature
« Le cœur lui battait à grands coups. « Qu’est-ce qui t’arrive, oh, Manuel ? se disait-il. On croirait que tu vas à une première rencontre avec une fille. Ton sang est tout bouillant. » Une angoisse singulière lui nouait la gorge. » (GdR, pp.104-105)

C’est alors seulement que Manuel contemple cette terre, vierge à conquérir, comme une femme et se conduit, avec elle, en mâle :

« Une faille (...) s’ouvrit devant lui. » [...] « sa machette s’enfonça dans le sol » [...] « l’eau commença à monter ». « Il recommença [...] avec frénésie » [...] « il y avait un bouillonnement qui s’étalait en une petite flaque » [...] « Manuel s’étendit sur le sol. Il l’é¬treignait à plein corps : « Elle est là, la douce, la bonne, la coulante, la chantante, la fraîche, la bénédiction, la vie. » Il baisait la terre des lèvres et riait. » (GdR, pp.106-107)

On peut rapprocher de ce thème le travail d’écriture de Michel Tournier dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique . Le héros, un Robinson revisité, s’empare au sens propre du mot de son île-mère, île-femme, Sperenza.
Tournier s’adonne à une déclinaison érotique de la Nature que l’on peut comparer à celle mise en œuvre par Roumain puis, plus tard, par Alexis . Chez Roumain se dégage une force nouvelle de l’accouplement symbolique (symbiotique ?) entre Manuel et sa Terre natale (GdR p.106-107).
On trouvera ce thème également traité chez les spiralistes, en particulier chez Fignolé dans Les possédés de la pleine lune, et chez Frankétienne en jaillissements constants dans toute son œuvre. Depestre, de son côté, usera, abusera de ce procédé dans ses romans et ses nouvelles.

Le seul fait d’utiliser le moyen de l’érotisation émane, déjà, d’une participation de l’univers onirique à l’écriture, et le premier passage extrait de GdR trouve logique¬ment son écho, retour au réalisme si cher à Roumain, dans le chapitre IX, au moment où Manuel va montrer sa découverte à Annaïse. Jacques Roumain y reprend les mêmes périphrases et les mêmes métaphores : « le commencement du monde », « la faille », « la source », et, de la même manière que cette terre perdit sa virginité par la pénétra¬tion de Manuel, Annaïse devient femme dans ses bras, en ce même endroit, le rêve n’a fait que préparer l’inéluctable :
« ...la femme et l’homme entrèrent dans la source et se baignèrent dans la vie. » (p.116)
« ...elle s’ouvrit à lui. Il entra en elle, une pré¬sence déchirante , et elle eut un gémissement bles¬sé... » (p.117)
« ...elle se sentit fondre dans la délivrance de ce long sanglot qui la laissa anéantie dans l’étreinte de l’homme. » (p.118).

Femme-jardin
Annaïse, femme-terre-source fécondée, couve l’espoir d’un avenir meilleur, la dernière phrase du roman n’est-elle pas :
« Elle prit la main de la vieille et la pressa douce¬ment contre son ventre où remuait une vie nouvelle. » ?
Ainsi, au « Nous mourrons tous… » inaugural, prononcé par la vieille Délira, mère de Manuel, fait écho l’annonce paternelle (p.100) « Et nous allons tous mourir si ça continue. » Pourtant, c’est bien Manuel, le fils aimé qui meurt, après avoir rêvé d’une école pour le village une fois l’eau amenée :
« …on demandera au Magistrat Communal du bourg d’installer une école à Fonds-Rouge. »
Et aussitôt, Roumain justifie son rêve par la participation volontaire des habitants vers l’accession à la culture en fournissant eux-aussi l’effort de leurs mains pour la construction du bâtiment :
« Il proposerait aux habitants de bâtir de bonne volonté une case pour l’abriter. C’est nécessaire l’instruction, ça aide à comprendre la vie. » (p.149)

Car tout est là. Comprendre la vie, c’est enfin être responsable de sa propre existence, se prendre en charge, ne rien laisser comme prise à ceux qui veulent vous diriger, vous mener là où bon leur semble. D’ailleurs, le titre du roman n’en fait pas mystère, Gouverneurs est un nom au pluriel et privé de déterminant, même si c’est Manuel seul qui montre et qui ouvre la voie. Le roman tout entier lance un message de solidarité, une prise de conscience obligatoire : le peuple haïtien doit s’unir pour sortir de la léthargie, cet état de torpeur pathologique qui paralyse toute possibilité de vie pour le plus petit rêve, donc d’action pour conquérir sa liberté. Or le grand rêve de Manuel a, paradoxalement maintenant qu’il est mort, plus de chance encore de voir le jour, car tous doivent se sentir responsables du projet : l’eau, dorénavant, leur appartient.

Philippe Bernard


Ce texte est issu de Rêve et littérature romanesque en Haïti de Philippe Bernard, Éditions L’Harmattan, 2004

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