Un peuple de peintres

10 mars 2010.
 

Par Jean Marie Drot

"Haïti, seul peuple de peintres"
André Malraux

"Haïti... le seul Pays où les chiens se suicident".
René Depestre

A Montréal, la veille, la bise avait entassé la neige jusqu’à la hauteur des premières fenêtres. En me rasant, j’avais écouté le toc toc des pelles qui dégageaient les trottoirs, rêvant déjà à ma prochaine étape, Port au Prince. J’étais impatient de "débarquer" à mon tour dans cette île dont je n’avais qu’une connaissance livresque. J’avais lu "Le Vaudou", d’Alfred Métraux, la si vivante "Petite Planète" de Maurice Bitter, les romans de Jacques Roumain et de Jacques Stephen Alexis, mais il me restait tout à découvrir. Des airs de méringué me taquinaient déjà les jambes.

Au pied de la passerelle un petit orchestre lamentable et bouleversant jouait des musiques créoles. Immédiatement, j’avais été plongé dans la moiteur suffocante de la "Perle des Antilles" : 40 à 50° de différence entre le Canada et Haïti !

Haïti, j’en rêvais depuis la " Biennale des Naïfs du monde entier" de Zagreb où j’avais découvert la peinture haïtienne et notamment celle d’un certain Préfète Duffaut qu’à l’époque, à cause de son prénom, je croyais être une femme !

Chaque peintre, à sa façon, semblait jouer devant moi quelques notes d’une vaste symphonie populaire.

Les premiers "Saint-Soleil", rassemblés par Tiga
Coll. Tiga

En roulant dans un taxi déglingué vers l’hôtel Oloffson, je m’interrogeais : "Pourquoi depuis Mai 1968 me suis je à ce point passionné pour les peintres naïfs, qu’à présent je préférerais appeler "les peintres du merveilleux" ? Merveilleux comme le sont les arbres dans les toiles de Fernand Pierre : sur les branches d’un vert grenouille, côte à côte, poussent la mangue, le melon d’eau et la pastèque ; l’hibiscus y fleurit en dessous du flamboyant. "

"En Mai 68, les petits renards de l’efficacité, aujourd’hui devenus les patrons de la technostructure, s’étaient moqués de notre engouement pour l’utopie ! ; pourtant à l’époque, par milliers nous avions revendiqué ce retour à l’âge d’or, à la folle liberté, cœur et sexe hissés au pavois de nos caravelles. .. ".

Chez les peintres de Port au Prince j’espérais retrouver un je ne sais quoi de la belle fête anarchique, la dernière, à coup sûr, du XXème siècle...

Le lendemain, à l’Institut français, j’ai rencontré Michèle Montas, responsable de la revue "Conjonction". Ses allures de princesse, son long cou modiglianien, l’élégance de sa démarche, son français raffiné, sa connaissance des coutumes et des traditions d’Haïti m’avaient beaucoup impressionné. J’étais sous le charme. […]
Immédiatement elle m’a conduit au "Centre d’Art", créé en 1945 par l’Américain De Witt Peters aidé par mon ami Pierre Monosiet, un Haïtien pure laine. Dans la vieille maison coloniale, aux planchers qui tanguent, aux murs tout de traviole, j’ai été frappé par l’originalité des toiles exposées, hautes en couleur. D’un tableau à l’autre, j’avais perçu un air de famille, un cousinage, une sorte de tutoiement. Chaque peintre, à sa façon, semblait jouer devant moi quelques notes d’une vaste symphonie populaire.

Philippe Auguste, Femme-Couleuvre
Huile sur toile, coll. G. Nader père, Haïti

Michèle m’avait raconté l’histoire étonnante de ces peintres, en majorité d’origine paysanne et le plus souvent analphabètes, dont la plupart travaillent dans des maisonnettes en planches et en tôles (les cayes) percées de mille trous pour faciliter la circulation des rats et que le prochain cyclone, à coup sûr, allait renverser, les quatre fers en l’air... A l’ombre du palmiste ou de l’arbre à pain, chaque jour " mon Dieu qui êtes grand, donnez nous notre pain quotidien ! humbles et orgueilleux à la fois ils peignent, se fichant royalement comme de leur unique chemise, de l’indifférence des castes supérieures qui, du haut de leur Pétionville (le XVIème arrondissement de Port au Prince) n’ont que mépris pour ces imagiers populaires.

L’exemple même d’un art qui a reconquis la rue…

Six heures du matin. Vite il faut partir. Les oiseaux mouches recommencent à papillonner autour des bougainvillées. Une bonne odeur de café monte jusqu’à la chambre. Je veux descendre à pied jusqu’au centre de Port au-Prince, commencer la visite des ateliers et des galeries.

Déjà la foule est plus dense. J’écoute les mille et un cris de Port au Prince. Nous sommes dépassés par une multitude de Tap Tap décorés, l’unique moyen de transport bon marché ; une ou deux gourdes. Au dessus du pare-brise, je lis des noms de baptême extravagants : "A Dieu va", ’l’Intrépide ", "Je passe toujours", ’L’empereur Soulouque" ; se faufilant partout, surchargés, ployant mais ne rompant point, les Tap Tap, avec leurs fresques naïves itinérantes sont l’exemple même d’un art qui a reconquis la rue...

En premier, ce matin là, nous sommes allés frapper à la porte de la maison jaune et bleue de Philippe Auguste, un des rois de la peinture haïtienne, si fier de son homonymie avec le vainqueur de Bouvines. "1214 ! ", aimait il préciser en levant l’index vers le ciel ! Il avait une petite moustache à la Charlot et, derrière ses lunettes, des yeux de renard qui n’aurait pas dévoré un poussin. Cet ancien homme de loi, hautement civilisé, était né en 1908. Il nous a quittés il y a quelques années. Sur la pointe des pieds.

En un français délicieusement maniéré, Philippe Auguste m’avait confié : "l’idée de peindre a surgi dans ma tête lorsque j’avais déjà 52 ans. Il me faut vous dire, Monsieur, que j’ai pour la nature un goût très profond. J’oserais dire une sorte d’adoration. Etant fils de poète et je l’avoue, un peu poète moi même, avec ses arbres, ses plantes, ses couleurs, ses parfums, la nature haïtienne m’a toujours émerveillé. Évidemment, pour compléter mes tableaux je dois faire travailler mon imagination car ici en Haïti, quelle que soit la beauté de nos montagnes et de nos plaines, nous n’avons pas une faune aussi riche que celle de l’Afrique ou de l’Asie. Et pour mes toiles j’ai besoin du pelage des zèbres, de la peau épaisse des hippopotames, il me faut aussi le cou flexible et fragile des girafes. Souvent par monts et par vallées, je me promène dans les campagnes de mon petit pays, et un beau matin, sans la directive d’aucun maître, j’ai commencé à peindre".

Salnave Philippe Auguste, Eve au paradis
Huile sur toile, coll. Issa El Saieh, Port-au-Prince

J.M.D. "Aviez vous vu une toile du Douanier Rousseau ?"

Philippe Auguste : "Le Douanier Rousseau ? Je ne le connaissais même pas de nom. Trois ans après mes débuts un certain Monsieur, ambassadeur d’Allemagne je crois, me fit remarquer que mon style, ma vision était en quelque façon semblable à celle de Rousseau. Il s’était même donné la peine de se munir de la reproduction d’une jungle de Rousseau. Hélas, lui ai je dit, je ne pourrai jamais me hausser jusqu’à ce grand maître de la peinture française.

"Mon procédé personnel : d’abord concevoir le sujet dans mon esprit. Je commence par le dessin, très minutieusement, Puis je peins. Ici, dans la toile qui est présentement sur mon chevalet, j’ai voulu représenter le serpent séducteur. Eve cueille le fruit défendu. J’ai tenu à placer un tigre et un lion, parce que, selon moi, avant la faute, ces animaux n’étaient pas féroces. Pour le décor, je vais planter des fleurs, de ci de là, faire s’envoler des oiseaux, ici un zèbre, pourquoi pas un éléphant, ? Et plus loin je dresserai un mince cocotier pour équilibrer le tout.

"En ce moment je travaille aussi sur un Carnaval. Quand on peint un groupe d’Haïtiens, il ne faut pas employer un seul ton de noir parce que, comme vous avez pu le constater, il y a d’infinies nuances dans la peau de mon peuple : il y a des chabins, des chabines, des chabines dorées ou argentées de la haute bourgeoisie, celles qui se maquillent tout le temps et ont les moyens de suivre la mode ".

Pour mes toiles j’ai besoin du pelage des zèbres, de la peau épaisse des hippopotames, il me faut le cou flexible et fragile des girafes.

Toujours grâce à Michèle Montas, dont le père est agronome, j’apprendrai que, tel Philippe Auguste, la plupart des Haïtiens ont une parfaite connaissance de la nature et des quelque 8000 espèces de plantes et d’arbres qui poussent sur leur île. Les peintres naïfs excellent à en reproduire fidèlement la luxuriance. Tous, sont plus ou moins docteur feuilles. Par exemple, ici personne n’ignore que la feuille du corrosol favorise le sommeil et les rêves. La cendre carbonisée de la peau de banane facilite la guérison des crevasses sous les pieds (l’horrible pian). Une tranche de papaye piquée de sel, le giraumont, ou les racines de l’herbe de Guinée iront taquiner notre intestin et le réveiller en douceur. Pour perdre quelques kilos, Madame, rien ne vaudra, le soir et le matin, de boire une décoction de camomille.

[…]

Après Philippe Auguste, toujours accompagné de Michèle, je veux aller filmer Préfète Duffaut dans sa bonne ville de Jacmel au port ensablé. Mais quelle aventure ! En ce temps là, dans les années 70, la route de l’amitié offerte par la France au peuple haïtien grâce à l’opiniâtreté de l’Ambassadeur Bernard Dorin n’existait pas encore. Pour aller de Port au Prince à Jacmel, nous avions le choix entre une jeep qui durant des heures dérapait sur un chemin impossible longeant le lit d’une rivière, y plongeant même parfois, ou un vieux coucou qui crachait son huile et revenait à tire d’aile vers Port au Prince à la vue du plus petit nuage. J’ai opté pour la voie des airs. Là aussi à mes risques et périls ! ...

[…] Arrivée à Jacmel. Préfète Duffaut nous attend au bord de la prairie. La main tendue. Immédiatement il me dit : "On ne devient pas naïf, on naît naïf ou on ne le sera jamais. C’est un don et ce talent ne dépend ni de la profession, ni de l’âge, ni dit sexe". Ensemble nous marchons dans les rues de Jacmel. Même convivialité que dans les souks du Caire ou dans les ruelles d’un village des Cyclades. Même nonchalance aussi. Seuls les parfums ont changé. A Jacmel l’emporte l’odeur de la citronnelle poivrée .

Préfète nous raconte qu’avant d’entrer dans sa carrière d’artiste, il avait l’habitude dessiner sur les rochers au bord de la mer avec de la craie. Puis, un soir, à l’île de la Gonave où il aidait son père à construire des bâtiments (bateaux), il eut un rêve ou plutôt une apparition. Dans un bruissement d’ailes, Notre Dame de Lourdes était descendue dans sa chambrette. Un doigt sur la bouche. Le lendemain, un ami sacristain lui avait déclaré : " selon moi la Vierge Marie te dit qu’au lieu de crayonner sur tes rochers, tu devrais décorer une chapelle".

Préfète Duffaut : un soir, une apparition dans sa chambrette

Préfète a pu exaucer ce vœu au début des années cinquante, mais ... dans la cathédrale épiscopale de Port au Prince. Avec ses copains Rigaud Benoît, Philomé Obin, Castera Bazile, Toussaint Auguste et Wilson Bîgaud, ensemble, chacun à sa manière, ils ont recouvert les murs dé fresques représentant des scènes de l’Evangile, un peu comme les artistes italiens du Moyen Age racontaient, par l’image, l’histoire du Christ, aux foules analphabètes,

Préfète Duffaut, Maîtresse Damballah
Huile sur toile, coll. Georges Nader père, Pétionville.

A Jacmel, nous nous étions installés à la Pension Craft, juste en face de la Mairie peinte en rose et vert pistache. Mademoiselle Adeline, notre corpulente et sympathique hôtesse, était aux petits soins avec nous. Cuisinière hors pair, elle n’avait pas son pareil pour mijoter des pintades sauvages à l’ananas, des soufflés au Grand Marnier (de contrebande), des gratins de giraumons.

Wilson Bigaud, Les noces de Cana, 1951
coll. Halvor et Astrid Jaeger

Au crépuscule, la Pension Craft était le dernier salon en plein air où l’on causait. En costume noir, cravatés, les notables se retrouvaient chez Adeline pour boire un café très sucré ou, par exception, un petit verre de vieux rhum. […] Souvent, Préfète Duffaut venait s’asseoir à notre table. Il ne disait rien, ne mangeait pas, ne buvait qu’un jus de fruit. Du bout des lèvres. Consultée, Adeline prétendait qu’il se méfiait de sa cuisine et redoutait, s’il ne dînait pas chez lui, de tomber malade…

De tous les artistes haïtiens, Préfète Duffaut est sans doute le plus animiste. Ses diables ne sont ni blancs ni noirs ; consciencieux fonctionnaires de l’au-delà, ils précipitent les damnés dans les eaux de la mer des Caraïbes. Mystificateur des lois de l’équilibre, peintre fantastique plus que naïf, Préfète invite les saints catholiques et les loas vaudou à marcher bras dessus, bras dessous ; ses joueurs de vaccine et les tambourinaires descendent les rues escarpées pour participer à la Grande Fête panthéiste.

Ses Villes imaginaires sont le portrait de sa Jacmel tant aimée, avec ses maisons coloniales, ses rues presque toujours vides où flotte l’odeur des oranges écrasées. Tout bouge, vibre, tout chancelle dans un irrésistible mouvement ascensionnel, une gravitation inversée. Même la plage de sable blond, (vers Carrefour Raymond) se met à "lever", telle une pâte à pain, et se transforme en une suite de viaducs immédiatement recouverts par la végétation tropicale.

Inlassablement nous flânions dans Jacmel, cette sorte de Nouvelle Orléans haïtienne, un peu plus délabrée après chaque cyclone et pourtant toujours aussi ensorcelante. Parfois, au fond d’une cour mal pavée passait furtivement le fantôme d’"Hadriana dans tous mes rêves", une des Femmes-Jardin qu’avait tant désirée dans sa jeunesse et baisée mon copain le poète René Depestre, autre fils de Jacmel.

Je suis né à Jacmel. en 1926
A sept ans je fis mon premier séjour
Heureux sous la mer des Caraïbes
A quinze ans je fus toute une nuit
Un cheval qui porta sur son dos La beauté nue de sa ville natale.
A quarante ans je porte la lente agonie de ses racines".

Et tout à coup le visage de René se superpose sur celui de Préfète en un long fondu enchaîné . La mémoire est un curieux filet qui retient ou laisse filtrer entre ses mailles dates, parfums, événements selon une logique très capricieuse. Chaque nuit, une main efface le tableau noir, oubliant quelques bribes de phrases qu’au matin il nous faudra décrypter. Avais je déjà rencontré Depestre à l’époque de mon premier voyage en Haïti, au début des années 70 ? Je ne m’en souviens plus. Et peu importe.

Saints catholiques et loas vaudou marchent bras dessus, bras dessous

Pour moi, Depestre est l’éclatant porte drapeau de tous les poètes haïtiens, les Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis, René Bélance, Clément Magloire Saint Aude, Davertige ... Autant que les peintres, ils m’ont protégé du froid polaire auquel nous condamne une poésie cérébrale si à la mode à Paris depuis tant d’années.

"

Les poètes d’Europe ont cessé de chanter :
Ils ont fait de l’écriture un tremplin
D’où ils lancent des papillons de cirque
Sans aucun secret dessiné sur leurs ailes".

[…]

Ce matin là, quelques jours après l’escapade à Jacmel, si j’en crois mon petit carnet bleu, la lumière était entrée d’un coup dans ma chambre de l’hôtel Ollofson telle une coulée de miel pâle. Dès l’aube, chaleur de four. J’avais la sensation d’avoir dormi dans un ruisseau d’eau tiède. Trois Rois Mages étaient au pied de mon lit. Contrairement aux racontars de l’Evangile, tous trois étaient noirs. Silencieux. Immobiles. Sous leur manteau, ils ne m’apportaient ni or ni encens, ni myrrhe.

Souriant derrière ses lunettes à grosse monture, le premier d’entre eux ressemblait à un personnage politique qui fit couler beaucoup d’encre et de sang en Haïti... Essuyant la sueur qui me brouillait les yeux, soudain j’ai reconnu les trois grands peintres de l’île : Philomé Obin, le patriarche du Cap Haïtien, Rigaud Benoît la tendresse, et Préfète Duffaut le prince de Jacmel. Par qui m’étaient ils envoyés au pipirite chantant ?

Philomé m’a pris par la main et aussitôt s’est illuminée sa maisonnette conte de fées à l’entrée du Cap. Tout en boutonnant ma chemise, j’ai grimpé l’escalier en bois. Chaque marche craquait. Je m’attendais à croiser des chats parlant créole et des chiens fumant la pipe. Philomé s’est avancé vers moi et, brusquement, tel un prestidigitateur qui empoigne un lapin au fond de son chapeau, de sous sa cape noire, avec une certaine ostentation, il a sorti un tableau. Dans la clarté blanche et presque tranchante du petit matin, suspendue à son bras j’ai reconnu Les Bourgeois du Cap Haïtien, vers 1900. Probablement son chef d’œuvre.

Du haut de son balcon rustique, Philomé Obin me regardait. Bienveillant. Il avait alors plus de 80 ans. Svelte, un peu raide, d’allure cérémonieuse, avec une courtoisie très vieille France il m’avait dit : "Honneur !". Et selon la coutume haïtienne j’avais répondu : "Respect".

Dans la petite chambre aux murs peints à la chaux nous étions face à face. J’admirais le peintre autant que l’homme qui avait échappé, par exception, à l’humiliation de ses ancêtres. Désormais, pour lui, plus aucune bataille n’était à livrer contre des envahisseurs venus d’ailleurs, de la haute mer ou de l’intérieur des terres. Les Généraux Leclerc et Rochambeau étaient morts, les Marines américains rentrés dans leur base en Floride, et Papa Doc en enfer... Arrière petit fils d’esclave, Philomé Obin, peintre historiographe de Haïti, était la preuve de la lente victoire d’un Toussaint Louverture sur les folies meurtrières de l’homme blanc, son goût effréné du pouvoir, contre son arrogance surtout. Philomé Obin ou la négritude enfin radieuse.

Une maisonnette conte de fées à l’entrée du Cap

"Savez vous que nous sommes treize artistes dans ma famille" m’avait il déclaré d’une petite voix posée, presque féminine qui ne tremblait pas plus que sa main. Avec un plaisir évident il m’en avait énuméré la liste en les comptant sur ses doigts : "moi Philomé, Sénèque mon frère, Antoine son fils, Télémaque, Gérard, Harrison, Jean Marie, plus les neveux et les cousins. "

"Personnellement, j’ai commencé à peindre dès l’âge de treize ans. Puis, au hasard des mois, j’ai été vendeur de café, comptable, préposé aux écritures et même coiffeur dans une minuscule boutique du Cap Haïtien. Mais jamais je n’ai jamais cessé de rêver. Et aujourd’hui, avait il ajouté en se penchant vers moi, avec une incroyable fierté : "je ne travaille plus que sur commande !"

Tout en dégustant un vieux rhum, longtemps je suis resté silencieux, respectueux, impressionné par l’orgueil tranquille de ce vieil homme dont les toiles sont aujourd’hui dans les plus grands musées d’Amérique, de Suisse et d’Allemagne.

A son contact, près de lui, une paix intérieure m’envahissait. Si j’avais osé, j’aurais demandé à Philomé Obin de me donner une bénédiction de patriarche. Pour me porter bonheur. Enlumineur des beautés d’autrefois, imagier de l’histoire, il saura, j’en suis sûr, épargner à sa bonne ville du Cap les futurs tremblements de terre.

Puis, l’image de Philomé Obin s’est brouillée, remplacée, peu à peu, par celle de Rigaud Benoît qui fût, dans les années cinquante, le chauffeur de Dewitt Peters, le Directeur du Centre d’Art. Rigaud, lui aussi avait succombé à la contagion artistique collective en découvrant les toiles de Philomé Obin et d’Hector Hyppolite et, à son tour, il s’était mis à peindre.

Inoubliable la tendresse de ses yeux de chien perdu ; inoubliée sa voix chantante qui chuchotait des phrases entrecoupées de silences musicaux.

Si Dieu s’était appelé Rigaud Benoît, la création de l’univers n’aurait pas pris sept jours…

Rigaud Benoît, je l’avais filmé devant un de ses tableaux, Bal à Port au-Prince ; j’en avais immédiatement changé le titre, le rebaptisant (allez savoir pourquoi !), Danse pour l’anniversaire de Monsieur Duke Ellington. De derrière la toile fusait le célébrissime Créole love call ; le dialogue rythmé entre jazz et peinture était parfait.

Avec Rigaud Benoît, comme avec Philomé Obin, je me taisais. Je me sentais heureux. Les mots étaient inutiles. Dans la pièce surchauffée, rien que le bourdonnement agaçant des mouches derrière la vitre. Plus loin le cri d’un âne. Je me disais –Préfète Duffaut ou la géographie heureusement pervertie par l’imaginaire ; Philomé Obin le peintre écrivain chroniqueur de l’histoire d’Haïti, avec ses malheurs récurrents et ses gloires éphémères. Philippe Auguste et Rigaud Benoît ou le dessin impeccable, et parfois même implacable.

Regardant les toiles de Rigaud Benoît accrochées ce jour là sur les cimaises du Centre d’Art, j’étais frappé par les qualités de fin bretteur du peintre ; à chaque coup de pinceau il faisait mouche : pas un seul bouton de la bottine du danseur en frac n’était oublié, pas un cheveu de la danseuse en robe d’organdi ne rebiquait... tout était saisi avec la minutie d’un miniaturiste persan.

Si, par chance, Dieu s’était appelé Rigaud Benoît, la création de l’univers n’aurait pas pris sept jours, mais sept ou soixante dix ans... nous laissant ainsi le loisir de mieux comprendre les mystères de la vie.

Mystères de la vie, mais aussi mystères de la mort... Le 8 juin 1948, Rigaud Benoît avait eu le triste privilège de découvrir son mentor, le peintre Hector Hyppolite, foudroyé par une crise cardiaque au pied de l’autoportrait qu’il était en train de terminer. Rigaud avait aussitôt fait transporter la dépouille mortelle au Centre d’art. Une foule d’amis, d’artistes et d’inconnus lui avait rendu un dernier hommage. Quelques semaines plus tard, la tombe d’Hyppolite avait été violée (sans doute par des voleurs de cercueils, comme il en existe, hélas, beaucoup en Haïti) et son corps jeté dans les ordures derrière le mur du cimetière. Dès le lendemain la fille d’Hector Hyppolite (au curieux prénom : Ermite) et Rigaud Benoît, avaient été prévenus de la profanation par une femme du Marché au Fer de Port au Prince qui avait aussitôt disparu.

Rigaud Benoît avait pu reconnaître le cadavre en décomposition grâce à ses longs dents puis, respectueusement, il avait fait déposer les restes de son maître dans le caveau de sa propre famille.

Mais qui était Hector Hyppolite ?

Probablement le peintre le plus important, le plus habité au sens magique du mot de tous les artistes d’Haïti, d’hier et d’aujourd’hui ; un initié, un houngan (prêtre vaudou) dont, depuis plus de cinquante ans, l’oeuvre témoigne, devant nos yeux trop souvent incrédules, de l’existence d’un autre monde caché dans les arbres, dans l’eau des rivières, au bord de l’océan.

Hector Hyppolite, Général Baron, 1945-48
Coll. Halvor et Astrid Jaeger

Hyppolite : le peintre le plus habité au sens magique du mot

Parmi les cent tableaux de l’Exposition "500 ans d’Histoire en Haïti", il en est un qui m’a particulièrement fasciné : celui peint par Edouard Duval Carrié pour évoquer la rencontre historique entre Hector Hyppolite et André Breton devant une baraque paysanne , au coeur de la nature tropicale. Le poète est parfaitement identifiable pour qui se souvient du séisme surréaliste. Au bout des manches de la veste cintrée d’Hyppolite, à la place des mains poussent des branches d’un vert grenouille. Docteur feuilles, Hector Hyppolite est un sanctuaire végétal vivant. Devant lui, Breton ne manifeste aucun étonnement. N’est il pas lui aussi à sa manière une sorte d’initié ?

Puis, un beau jour... Annoncées par mon copain Ti Roro battant tambour, de grand matin les troupes du Roi Carnaval ont assiégé Port au Prince. Après de longs mois d’attente résonnaient les sons endiablés des orchestres (je les entends toujours ... ) . A chaque carrefour les fanfares se multipliaient dans une sorte de parthénogenèse musicale. Fête suprême, populaire, la seule qui fût véritablement démocratique, en Haïti le Carnaval était un combat, non pas redouté mais désiré par tous. Pourquoi cette guerre éclair aussi soudaine qu’impitoyable ? Probablement contre la monotonie des jours, l’insécurité, contre le réel quotidien avec son horrible poids de maladie, de dettes, de misère.

Avec fracas, s’ouvraient les écluses de la GrandeParenthèse : avec frénésie le peuple haïtien s’y engouffrait. Moi aussi. Le rhum (clairin) coulait à flots ; le sexe devenait boussole, étoile filante, esperanto vernaculaire. La porte des arsenaux secrets de la ville était forcée et chacun de bon cœur y dérobait pétards, armes, amorces, feux d’artifice, philtres d’amour, aphrodisiaques végétaux. Chacun s’empressait d’oublier son nom, l’adresse de sa maison. Comme dans le rituel vaudou qui rôdait dans les coulisses, femmes et hommes jouissaient des mêmes droits, des mêmes ivresses. On ne vivait plus au jour le jour, tirant le diable parla queue, mais dans l’instant. Tous étaient assoiffés de la moindre goutte de plaisir sonore. L’alcool favorisait la résurrection des corps et les replaçait sur leur orbite cosmique. Riches et pauvres mêlés changeaient d’allure et de visage. Chemises, jupes, corsages claquaient au vent, drapeaux multicolores d’une liberté anarchique qui supprimait les barrières sociales et autorisait toutes les gourmandises les plus scabreuses.

J’avais sous les yeux un Mai 68 local programmé à date fixe et chaque année.

[…] Partout un déferlement de musiques obsédantes, des rires de gorge, des gloussements de volupté. Les chars illuminés tournaient inlassablement sur l’esplanade, emportant des naïades presque nues que le roi Carnaval dodu, comme le veut la coutume jetait en pâture à la foule des bambocheurs. L’orgie exigeait la participation de tous ; une eucharistie charnelle triomphait. La Grande Catharsis délivrait chacun de son destin minuscule.

Tous les fruits de la terre étaient à portée de main. Dans le jardin d’Eve plus un seul gendarme pour lui interdire de croquer la pomme.
[…]

Les jambes encore lourdes pour avoir trop dansé, quelques jours plus tard, vers les cinq heures de l’après midi avec mon ami Pierre Monosiet je suis allé rendre visite au peintre Jasmin Joseph à Carrefour, le quartier le plus surpeuplé de Port au Prince.

Jasmin Joseph, Le Roi porté
Galerie Monnin, Piétionville.

Jasmin n’était pas au rendez vous. Il faisait sa cabicha (sieste). En son nom, sa femme nous avait accueillis chaleureusement et peu après, rentrant de l’école, vêtus de leur bel uniforme bleu ciel, les enfants étaient venus nous embrasser. Malgré la chorégraphie des abeilles et la canicule qui métamorphosaient la chambre en un four, je me sentais en famille. Plus tard, encore un peu somnolent, étirant ses bras de géant, sans façon, après nous avoir salué en riant, Jasmin avait dressé ses toiles contre les cabanes où gigotaient des couples de lapins. Pierre Monosiet (mort depuis) m’avait expliqué qu’avant de peindre Jasmin avait réalisé pour lui tout un bestiaire en terre cuite qui avait envahi sa maison et le jardin.

Avec sa bonne tête ronde comme une miche de pain, Jasmin Joseph ressemblait beaucoup au sculpteur sénégalais Ousman Sow qui eut son heure de gloire à Paris en exposant ses sculptures sur le Pont des Arts.

Pour eux, savez-vous, le Christ apparaît toujours sous la forme d’un mouton ?

Par dessus tout, Jasmin Joseph aime les animaux, tous les animaux sans exception, avec une passion franciscaine. Souvent, dans ses toiles, ses bêtes, ses lions, par exemple, marchent sur leurs deux pattes arrière, non pas pour singer les hommes, comme dans les fables de La Fontaine, mais pour nous rappeler que, selon lui, à l’origine il existait sur terre une affectueuse complicité entre tous les êtres vivants.

Pendant que nous parlons, les pigeons de l’élevage de Jasmin Joseph viennent se percher sur le tableau qu’il est en train de peindre juste au dessus de la gueule d’un tigre débonnaire dont une dent fond lentement au soleil.

Dans un coin, je remarque une toile toute en hauteur (format qu’affectionne particulièrement Jasmin) : quelques lièvres, le cou tendu, semblent prier au pied d’un agneau mis en croix. "Pour eux, savez vous, le Christ apparaît toujours sous la forme d’un mouton ». Plus loin, une toile en forme de cœur, "La mort dAdam".

’Adam, le premier homme, notre ancêtre vient de mourir, m’avait expliqué Jasmin, tous les animaux de la création sont accourus . attirés par la terrible odeur.... Et désormais, ils savent eux aussi qu’ils sont mortels".

Revoyant en pensée La Mort d’Adam me voici ramené une fois encore au début de mes pérégrinations tous azimuts en Haïti. Toujours accompagné de la chère Michèle Montas, ce jour là j’étais monté à Furcy, un petit village situé au dessus de Port au Prince, à plus de 1.000 mètres d’altitude, Nous y étions arrivés quelques minutes après le brusque décès d’un paysan (en créole la mortalité d’un habitant).

Michèle m’avait chuchoté à l’oreille : "Lorsque quelqu’un meurt dans nos campagnes, les proches parents poussent des cris ; ils hurlent leur chagrin. Alors, comme si la montagne avait des oreilles, d’un peu partout les voisins accourent afin d’assister la famille en deuil, pour saluer le mort, mais aussi pour s’amuser entre eux. La coutume exige que toutes les cruches et jarres de la caye soient immédiatement vidées, afin que l’âme du disparu n’aille pas y boire de l’eau . Puis les yeux du défunt sont fermés ; si la paupière résiste, les paysans y voient la preuve que l’esprit du mort est entre les mains d’un sorcier.

"Puis un baigneur ou une baigneuse procède à la toilette du disparu. On place le cadavre face contre terre ; on veille à ce que la ptomaïne qui coule de la bouche ne soit pas recueillie à des fins maléfiques. Trois gouttes suffisent, diton, pour empoisonner toute une famille. Ensuite, on rase le corps et la tête ; on coupe les ongles des mains et des pieds, les poils, les cheveux qui, minutieusement, sont placés dans le cercueil afin qu’un boko (sorcier) ne puisse pas s’en emparer. On supplie le défunt de ne pas faire honte à la famille en revenant de nuit dans la maison ou encore en surgissant après minuit sur le sentier ... Si le disparu était brouillé avec les siens, très vite le cadavre entre en décomposition. Après la mort, la tradition haïtienne veut que l’âme retraverse l’océan Atlantique vers la Guinée, ce lieu mythique qui n’est relié à aucune géographie réelle, mais qui confirme bien la force de l’enracinement africain de notre peuple ".

Ce voyage des "âmes mortes " vers l’Afrique mère, j’en ai vu, le même jour, la représentation picturale aux couleurs brutales comme dans certains Matisse de la période fauve chez Saint Pierre, le peintre jardinier de Kenscoff (Lui aussi, depuis notre rencontre il s’est malheureusement envolé vers Lan Guinin... le continent de ses ancêtres).

Du matin au soir, sous la coupole de style islamique qu’avait construite pour lui l’architecte Albert Mangonès, Saint Pierre peignait des œuvres puissantes, poétiques et spontanées qu’un Jean Dubuffet aurait pu retenir pour le musée de l’Art Brut à Lausanne. Souvent, Saint Pierre visait juste et frappait au centre de la cible, mais parfois il en restait très éloigné, se perdant en route, mais qu’importe, ’toujours bruissaient en lui des images sauvages qui exigeaient de ce simple paysan une prompte délivrance.

Mais peut on à propos de Saint Pierre parler encore de peinture ? Peut être peignait il moins qu’il n’écrivait, lui qui n’avait jamais appris à écrire à l’école... Avec un pinceau trempé dans un bleu très pur, Saint Pierre (quel nom propitiatoire !) à sa façon, tentait d’imiter l’œuvre du créateur le "Grand Dieu qui se cache tout au fond du ciel" " comme se plaisent à fredonner les fidèles des cérémonies vaudou.

Respectueux des ordres reçus et souvent sous la foi me d’un rêve Saint Pierre attrapait en plein vol les oiseaux et plus particulièrement les canards aux belles plumes vertes qu’il aimait tant. En cachette d’Albert Mangonès, son patron, dans le jardin il coupait des brassées de fleurs, des branches pour en décorer ses toiles.

Mais qui parlait à l’oreille de l’Homère à la peau noire ? Qui écoutait il ? " De qui recevait il ces messages cryptés ? Et en quelle langue ?

Peut être entendait il les contes et les fables très anciennes que depuis la nuit des temps on racontait au village ; peut être se souvenait il des adages et proverbes paysans que pour notre bonheur un Milo Marcelin a recueillis dans son livre "Croyances et superstitions en Haïti" .
…]

Saint Pierre disparu, je revois dans le grenier aux images un autre membre de la grande famille des peintres d’Haïti, presque un homonyme... André Pierre.

André Pierre, je l’avais filmé en 1972 dans son atelier gourbi de la Croix des-Missions, à la sortie de Port au Prince, sur la route du Nord. Au fil des années, je lui ai souvent rendu visite en compagnie de Michèle Montas ou de Michel Monnin. Je restais devant lui éberlué, désireux de poser des questions que je niai jamais formulées. Chaque fois, sur la terre battue de sa caye traînaient les mêmes objets hétéroclites et quelques bouteilles de rhum vides. Dans la cour, toujours se dressait le même palmier déplumé ; dans les parages, quelques enfants dépenaillés et la même chèvre blanche qui , à petits coups de langue, dévorait un vieux journal toujours taché de sang.

André Pierre : ses œuvres ont fait le tour du monde

André Pierre, Le Grand Assortor
Galerie G. Nader fils, Port-au-Prince

André Pierre, encore un être mystérieux, avec des yeux hallucinés de prophète. Un initié ? Oui, mais aussi un sage plein de roueries antiques comme la mer.

André Pierre m’avait indiqué les mille recettes végétales pour guérir la famille ou pour effrayer ses ennemis Il m’avait dévoilé les tactiques employées pour acheter au moindre prix avec le produit de la vente de ses toiles les meilleurs terrains des alentours pour y planter de la canne à sucre, du coton, afin de décupler son pécule et le transmettre un jour le plus tard possible en toute connaissance de cause, à ses enfants légitimes ou naturels (En Haïti ces détails balzaciens sont sans la moindre importance ... ).

André Pierre ressemblait à un sorcier médiéval. Toute empreinte de spiritualité secrète, son œuvre raconte l’épopée du Vaudou, ses rituels compliqués , les différentes mythologies de cette religion dansée (Alfred Métraux).

Mais serons nous capables d’en déchiffrer les messages ? Pour moi, André Pierre est, avec Philomé Obin, Préfète Duffaut, Rigaud Benoît, un des artistes les plus accomplis de la première génération des peintres naïfs haïtiens. Ses peintures, comme celles d’Hyppolite, ont fait le tour du monde.

Dans un excellent français, il m’avait expliqué qu’à chacune de ses toiles correspondait un chant : d’une voix éraillée, secouant ses mains comme si des fourmis lui avaient mangé la peau, il avait psalmodié un cantique pour Agoué, le dieu mulâtre de la mer. "Pourquoi un mulâtre ? A cause de la Traite, pas un seul esprit noir n’aurait accepté dans le panthéon vaudou d’être le symbole de l’Océan... ". Fermant les yeux, par trois fois il avait soufflé dans un lambi, superbe coquillage marin qui, par sa forme et sa couleur, évoque le sexe d’une femme. Ensuite il avait récité un hymne à Erzulie, la Déesse de l’Amour ; puis, deux tons plus bas, supplié Baron Samedi de respecter son prochain sommeil.

Toujours par l’intermédiaire de l’ami Michel Monnin, peu après j’ai fait la connaissance de Pierre Joseph Valcin.

Si dans le monde du jazz il existe des rois (King Cole), des ducs (Duke Ellington), des comtes (Count Basie), dans la hiérarchie des artistes d’Haïti, Valcin serait, 1ui, le prince de la pure naïveté. Jamais il ne triche ; jamais il ne fait, semblant. Il est de plain pied, à tu et à toi avec les arbres, les fleurs. Il vit en si parfaite communion avec la nature qu’on dirait que, par grâce spéciale de Zaka, le dieu paysan, il en connaît tous les patois, tous les secrets.

Les couleurs de sa palette semblent être cueillies dans les bouquets de fleurs des champs, qu’en descendant de Kenscoff, les villageoises offrent au bord de la ravine pour quelques gourdes, Parfois, comme chez Saint Pierre, sa peinture semble maladroite ; la sève n’y circule plus . Mais l’œuvre est toujours si authentique qu’en m’approchant de ses oiseaux préférés – les grands ducs je suis surpris de ne pas me faire mordre les doigts.

Pierre Joseph Valcin nous donne à la fois le dehors et le dedans des choses, le contenant et le contenu, le corps et l’âme.

Valcin : l’enchanteur Merlin d’Haïti.

Gérard Valcin, Rara, 1982
Galerie G. Nader père, Port-au-Prince

S’il le voulait, il parviendrait sans doute à changer l’eau des rivières en clairin, la chèvre blanche de sa voisine en un oiseau bleu mais, plus sûrement encore , ses toiles talismans vont nous permettre de remonter à la source... Vers l’innocence première.

Aujourd’hui, rendez vous avec Saint Brice dans sa petite maison branlante sur la route de Léogane. Encore un peintre fabuleux. Plus près de l’art brut que de certaines sucreries candides. Un visionnaire. Un serviteur inspiré du vaudou. Malraux ne s’est pas trompé quand il m’a dit à son retour d’Haïti : "Saint Brice est le descendant direct d’Hector Hyppolite. "

Avec ses foulards rouges, ses chapeaux de cow boy, ses mains qui papillonnent, son éternel sourire, sa voix hésitante, Saint Brice je l’ai beaucoup aimé.

Peintre à l’âme d’enfant, très loin, sans sextant ni boussole. il s’aventurait dans l’exploration du sacré. Parfois il retombait les mains vides, n’étant pas parvenu à attraper les loas, plus rapides que la foudre. Mais lorsqu’en véritable prestidigitateur de l’au delà il réussissait à capter dans son filet à papillons les formes fugaces des divinités vaudou, alors Saint Brice nous donnait la peinture la plus chargée, la plus mystérieuse qui fût en Haïti. Des toiles fétiches.

Les oriflammes d’une Afrique brusquement et mentalement reconquise. Saint Brice ou le peintre Saint Christophe.

Saint Brice, un peintre médium

Robert Saint-Brice, Loas
Musée d’art haïtien, Port-au-Prince

Tout en marchant à côté de Saint Brice, sans trop m’en rendre compte j’ai franchi la frontière. Je me suis retrouvé au pied du temple (le houmfort).

Devant le péristyle vaudou.

Les tambourinaires commencent à se déchaîner ; le parfum des fleurs devient plus envoûtant.

Devant la porte du bagui (chambre spacieuse où s’érige l’autel), trois hounsicanzo les prêtresses servantes de la mambo et du houngan nouent autour de leur cou un mouchoir rouge.

Il est grand temps d’oublier Descartes.

[…]
Pour Saint Brice :

Voyage vers les mornes déplumées d’Haïti.
Vainqueurs de Rochambeau, je vous revois
Esclaves debout
Trempant vos bras dans le sang
Des victimes expiatoires
Rouge Petro
Rouge braises du Vaudou
Rouge des peintures naïves
Rouge Haïti rouge
Rouge Bois Caïman

Bon Dieu qui fait soleil
Qui clairé nous en haut
Qui soulevé la mer
Jetez portraits Dieu blanc
Ordonnez nous vengeance

Analphabètes vous écrivez pourtant
Au fronton des péristyles
L’histoire des Dieux africains
Les seuls qui vous furent fidèles
A l’heure de la captivité
Au jour de la rigoise
Du commandeur
Les seuls qui sont demeurés
Avec vous en ces temps du mépris
De l’homme blanc.

[…]

Poursuivant l’ascension de la montagne, plus tard, alors qu’un orage menaçait, j’ai rendu visite à Prospère Pierre Louis et à Paul Dieuseul, plus haut à Denis Smith dont l’habitation à claire voie est bordée de grands arbres tropicaux. Ma chère Louisiane Saint Fleurant, l’excellente peintresse-cuisinière, avait déjà quitté Soisson la Montagne. A présent, elle habitait au bord de la ravine, tout près du marché de Pétionville ; son fils Stevenson, peintre lui aussi, qui vivait avec elle, y serait lynché par la foule en plein jour, dans des circonstances étranges. Enfin, de l’autre côté du morne, je suis allé dire bonjour à Levoy Exil, un de mes peintres préférés. Malraux avait rapporté une de ses peintures à Verrières le Buisson.

Avec émotion, durant cette promenade nostalgique, j’ai revu les peintures de Saint¬Soleil toujours habitées de la même spiritualité panthéiste. Des toiles-icônes.

Alors, repensant à Malraux qui lui aussi avait accompli le même pèlerinage sur ces terres raclées jusqu’à l’os par l’érosion, j’ai senti qu’en ce lieu si pauvre, à mon tour, je pouvais jouir d’une haute protection : celle qu’accordent les cœurs simples.

Peintres de Saint-Soleil : le dieu Pan n’est pas mort

Paul Dieuseul, Danse
Huile sur toile, galerie Espace Loas, Nice

De chacun des tableaux entrevus dans les masures s’échappait le même cri et la même interrogation :

Qu’avez vous fait de notre terre ? Pourquoi l’avez vous saccagée ? Pourquoi ?

Qui va leur répondre ?

Sans bien savoir pourquoi (peut être seulement parce que le peuple indien et le peuple noir ont subi pareils préjudices, viols, massacres) je me suis alors souvenu de Seattle, un des grands chefs des tribus indiennes. Convoqué en 1854 à Washington par le président des Etats Unis, un certain Franklin Pierce, pour "négocier" la vente d’une large partie de son territoire, Seattle avait répondu à la proposition malhonnête en des termes inoubliables : "Comment pouvez vous acheter ou vendre le ciel, la chaleur de la terre ? Chaque parcelle de cette terre est sacrée pour nous. Morts, les hommes blancs oublient le pays de leur naissance lorsqu’ils vont se promener parmi les étoiles. Nos morts, eux, n’oublient jamais cette terre magnifique, car elle est la mère de l’homme Nous sommes une partie de la terre ; elle fait partie de nous. Le murmure de l’eau est la voix du père, de mon père... le vent qui a donné à notre grand père son Premier souffle a aussi reçu son dernier soupir.

La terre n’appartient pas à l’homme.
C’est l’homme qui appartient à la terre".

Songeant ce soir aux amis et copains peintres, à René Depestre, à Jean Dominique, Michèle Montas, à Michel Monnin, et à tant d’autres, je veux de tout cœur leur souhaiter de vivre maître de leur destin dans une Haïti enfin débarrassée de ses rois fous. De ses prêtres menteurs. De ses voleurs aux mains rouges. De ses trafiquants de drogue. De ses bourgeois arrogants. De sa misère. De sa faim. De son désespoir.

Le vrai trésor d’Haïti est enfoui dans la terre de l’île ; et en chacun de vous.

Un dernier mot. Un petit secret ! Dans Haïti, comme dans les Cyclades, le Dieu Flan n’est pas mort.

Jean-Marie Drot

Wilson Anacréon, L’age d’or

Texte et illustrations extraits de l’album « Vaudou » ( Hoebeke éditeur) avec l’aimable autorisation de l’éditeur.