Maud Itba Bayaga

30 mars 2010.

Candice PELLETIER, en 6ème au Pensionnat du SACRE-COEUR, Reims (51), classée 3ème de l’interacadémie 4

 

MAUD ITBA BAYAGA

Louise poussa un grognement.
Elle avait retardé tant qu’elle avait pu le moment de se mettre au boulot, espérant jusqu’à la dernière minute qu’un miracle la sauverait mais là, le dernier jour, à onze heures du soir, soit neuf petites heures avant le cours fatidique, elle était coincée. D’autant plus coincée que madame Agay était connue pour la sévérité avec laquelle elle traitait les élèves qui ne rendaient pas leur travail dans les délais impartis.
Pour la dixième fois de la soirée et la centième depuis une semaine que madame Agay leur avait donné ce fichu devoir, elle lut le sujet :
« Baba Yaga est une figure centrale des légendes russes. Vous utiliserez le conte étudié en classe et les résultats de vos recherches personnelles pour rédiger un texte de quatre pages dans lequel Baba Yaga jouera un rôle essentiel. »
Le conte étudié en classe ? Louise en gardait un souvenir si vague qu’elle en était venue à se demander si elle n’était pas absente le jour où la prof l’avait présenté. Vos recherches personnelles ? Il ne fallait quand même pas rigoler !
Bon d’accord, elle n’avait rien fichu, rien écouté, rien préparé et, demain, elle allait se faire trépaner par madame Agay. Et tout ça à cause de cette…
« Maudite Baba Yaga ! » cracha-t-elle.
Comme un écho à son juron, un claquement sec retentit dans le couloir, suivi du bruit d’un corps lourd se traînant vers sa chambre.
Louise se figea. Si elle avait réveillé ses parents, que l’un d’eux entrait et la surprenait en train de … de ne pas travailler au lieu de dormir, madame Agay n’aurait plus rien à massacrer demain.
Elle se précipitait vers son lit lorsque…

« Dis-donc, petite, quand on appelle les gens, on ne se couche pas à leur arrivée ! » dit une voix chevrotante. Louise se figea et se retourna : le corps lourd qu’elle avait entendu dans le couloir était arrivé dans sa chambre. C’était une vieille femme, avec une poitrine et un ventre énormes. Son visage était si ridé qu’on y voyait à peine ses yeux. Sur sa tête, un foulard grisâtre ne masquait qu’à moitié une masse de cheveux blancs et frisés.
« Qui êtes-vous ? » demanda Louise qui ne pensait même pas à avoir peur.
« Eh bien, tu devrais le savoir, puisque tu m’as appelée, répondit la vieillarde. J’ai même été étonnée que tu connaisses la formule, à ton âge. Qui te l’a enseignée ? »
« Mais de quelle formule parlez-vous ? » questionna Louise.
« De BAYAGA, bien sûr, de me dis pas que tu as déjà oublié. Quelle piètre
“appelle-fantôme” tu fais ! »
Louise voyait que la vieille dame commençait à s’énerver. Elle décida donc de faire semblant de la comprendre :
« Ah oui, BAYAGA ! Excusez-moi, je suis fatiguée, madame …euh… »
La nouvelle venue soupira, aussi peu discrète qu’une vieille locomotive à vapeur :
« Maud Itba, jeune fille, je m’appelle Maud Itba. Tu dois bien le savoir, puisque sans mon nom, tu n’aurais pas pu me faire venir : « Maud Itba Bayaga », c’est bien ce que tu as dit, non ? »
Louise se creusa la cervelle. Maud Itba Bayaga ? Maud Itba Bayaga ? Mais oui, c’est bien ce qu’elle avait dit : Maud Itba Bayaga : Maudite Baba Yaga ! Alors ça, comment avait-elle fait ? Elle qui n’avait jamais de chance, qui aurait même pu être élue miss Poisse du collège, voilà qu’elle avait réussi à faire apparaître je ne sais qui de je ne sais où ! La jeune fille était si étonnée qu’elle ne pensait même pas à appeler ses parents. Après tout, cette grand-mère-fantôme avait l’air plutôt sympathique, et si Louise avait réellement des pouvoirs, elle pourrait peut-être l’obliger à l’aider à faire son devoir !
« Eh bien voilà, chère Maud, dit-elle d’une voix assurée, comme si elle avait
l’habitude de faire la conversation à des fantômes toutes les nuits. Si je me suis servie de mon pouvoir d’appelle-fantôme, c’est naturellement pour une raison très importante. »
« Naturellement, chevrota la vieille dame, les risques que tu prendrais sinon seraient considérables ! Aucun appelle-fantôme digne de ce nom ne les prendraient pour deux fois rien ! »
Louise déglutit et sentit une sueur froide couler dans son dos. Elle avait intérêt à être convaincante, sinon, qui sait ce qui allait lui arriver ?
« Voilà, reprit-elle : j’ai à faire pour demain un compte-rendu très important sur une vieille sorcière de légende russe. La personne qui me l’a demandé a des pouvoirs très importants : elle pourrait, par exemple, anéantir tous les appelle-fantômes de la terre si mon rapport ne lui plaisait pas ! »
La vieille femme prit un air inquiet :
« C’est effectivement ennuyeux, tu as bien fait de m’appeler. Mais je suis surprise que tu ais pensé à moi : tu aurais pu directement appeler des écrivains slaves, ils t’auraient directement renseignée. »
« C’est, répondit Louise, que je n’ai pas osé. Et on m’avait dit tellement de bien de vous que j’ai voulu vous connaître. »
« C’est bien aimable à toi, dit la grand-mère fantôme. Je vais donc t’aider ! »
Et elle se mit à appeler quantité de noms russes, polonais, bulgares…, tous suivis de la formule « Bayaga ». C’était dans la chambre de Louise comme une ronde de mots, une chanson magique qui tournait et virevoltait : Wladimir Machin Bayaga, Stanislas Truc Bayaga, Youri Bidule Bayaga, Sacha Chose Bayaga… Louise n’en croyait pas ses oreilles… ni ses yeux : à chaque nom prononcé, un nouvel écrivain arrivait dans sa chambre. Plus ou moins vêtus de façon moderne selon l’époque d’où ils venaient, ils n’avaient pas l’air très surpris de se retrouver dans la chambre d’une fillette du vingt et unième siècle. En tout cas, quand Louise leur eut expliqué qu’elle voulait écrire un devoir sur Baba Yaga, ils la submergèrent tous de renseignements : elle ne portait jamais de foulard, elle mangeait des enfants, etc etc . Et la nuit passa ainsi très vite : tous ces fantômes étant très bavards, la collégienne nota beaucoup de choses sur l’héroïne de sa copie. Aussi, quand le petit matin arriva, elle leur dit de vite se sauver afin qu’elle puisse avoir le temps de rédiger son devoir.
« Pourquoi ne fais-tu pas appel à des écrivains-fantômes de ton pays ? » suggéra Maud Itba.
L’idée était excellente, et Louise n’eut pas besoin de réfléchir longtemps. Si monsieur Bottéro lui manquait tellement depuis son accident, c’était peut-être l’occasion de lui prêter une plume. Et Louise, un peu hésitante et tremblante, chuchota : Excusez-moi de vous déranger, Pierre Bottéro Bayaga !
Et l’écrivain tant aimé de Louise et ses camarades apparut. Aussi gentil que lors de son passage sur terre, il écrivit pour Louise un magnifique devoir sur Baba Yaga, d’après les notes qu’elle avait recueillies auprès des écrivains slaves.
Ce fut la plus belle nuit de Louise.
Et sa plus belle journée le lendemain lorsqu’elle rendit ses quatre pages de copie à madame Agay qui ne s’y attendait pas.
Et sa plus belle semaine aussi quand sa professeur lui rendit son devoir avec sa plus belle note de français : un superbe dix-sept sur vingt ! Madame Agay avait du reconnaître la qualité de son travail !
Quoique… elle avait écrit, en appréciation, sur la copie de Louise : Si je reconnais la qualité de votre écriture, je regrette la médiocrité de vos recherches. Visiblement, vous n’avez fait aucun effort de ce côté-là. Les pauvres écrivains slaves se retourneraient dans leurs tombes si ils lisaient vos inventions sur Baba Yaga !

Heureusement, Louise avait le sens de l’humour…