Celle qui faisait les Rêves

31 mars 2010.

Juliette GRAMAGLIA, en Terminale au lycée Victor Hugo, Paris (75), académie de Paris, classée 4ème de l’interacadémie 2

 

Celle qui faisait les Rêves

Victor était chasseur de rêves.
C’était un métier qui demandait beaucoup d’agilité, pour bondir de toit en toit, beaucoup de dextérité, pour manier le filet à rêves, beaucoup de courage, pour sortir seul la nuit et beaucoup d’imagination, pour effectuer un tri entre beaux rêves et rêves anodins, tout en évitant les cauchemars dangereux et les hallucinations inutiles.
Agilité, dextérité, courage et imagination.
Victor était agile, dextre, courageux et avait toujours fait preuve d’imagination. C’est d’ailleurs cette imagination qui lui avait permis, lorsque ses parents étaient morts, de ne pas se retrouver enfermé à l’orphelinat mais d’être embauché par monsieur Paul.
Mystérieux et inquiétant monsieur Paul.
Victor ignorait ce qu’il fabriquait avec les rêves qu’il lui achetait, pas très cher d’ailleurs, mais cela n’avait pas vraiment d’importance. La seule chose qui comptait pour Victor, c’était de voir les songes se glisser à l’extérieur des maisons par les interstices entre les tuiles des toits, se déployer en fines volutes colorées, onduler un instant comme s’ils cherchaient leur route puis filer vers les étoiles.
Sauf s’il se montrait assez rapide.
S’il se montrait assez rapide et abattait son filet avec suffisamment de précision, le rêve finissait dans sa besace.
Une nuit de printemps, alors qu’il n’avait capturé qu’un petit rêve bleu et cherchait quelque chose de plus consistant à attraper, Victor aperçut une silhouette adossée à une cheminée.
Elle regardait le ciel et ne parut pas surprise lorsqu’il s’assit à ses côtés.
« Tu t’appelles comment ? »
« Victor. Et toi ? »
Il avait une voix grave et douce en même temps. La silhouette, une jeune fille, semblait si faible qu’il ne voulait pas l’effrayer. L’inconnue lui sourit gentiment :
« Tu me demandes comment je m’appelle ? Tu le sais pourtant, non ? »
Victor, surpris, se recula un peu pour l’observer. Elle était fine et gracile, et son visage était encore celui d’une enfant. Ses joues rondes brillaient comme si elle avait couru pour venir là. Des grands yeux noisettes mangeaient son visage. Elle souriait légèrement, comme si ce qu’elle voyait l’amusait un peu. Il réfléchit.
« Je suis désolé, finit-il par répondre, mais je ne te connais pas. »
L’inconnue s’approcha de lui, se colla près de son visage et lui fit un grand sourire.
« Ah bon ? Tant pis, alors. »
Et, dans un geste désinvolte, elle libéra le petit rêve qu’il avait capturé. Effaré, Victor le vit s’envoler maladroitement vers les étoiles avant de disparaître. Lorsqu’il regarda de nouveau près de lui, la fille avait disparu.
Agacé, Victor se releva. Elle avait libéré un rêve qu’il avait capturé avec difficulté. Il fallait qu’il en trouve d’autres, sinon monsieur Paul ne serait pas satisfait. Sautant agilement de toits en toits, il tâcha de repérer les rêves qui s’échappaient rapidement des consciences.
Ce ne fut pas une bonne nuit. La douceur du printemps se transforma en froid glacial et Victor, gelé, vit s’échapper tous les rêves. L’aube se profilait, et Victor n’avait plus rien trouvé. monsieur Paul allait être énervé.

Soupirant, Victor alla sur le lieu du rendez-vous. C’était le plus haut toit de la ville. Une silhouette plongée dans l’ombre l’attendait. Sa voix, rauque, demanda sèchement :
« Combien de rêves, cette nuit ? »
« Aucun. Ils se sont échappés. Il y a eu beaucoup de cauchemars cette nuit. »
C’était un mensonge. Victor avait vu très peu de cauchemars. L’arrivée du printemps rendait les gens plus sereins.
« Aucun ? » reprit la voix, incrédule.
« Aucun. »
« Alors tu ne seras pas payé. Monsieur Paul veut des rêves, pas du vent. »
« Je le sais bien, rétorqua Victor, agacé. Demain je lui en apporterai. Ne vous inquiétez pas. »
L’ombre s’évanouit alors que le soleil dardait ses rayons chaleureux sur la ville, qui commença doucement à s’éveiller. Il était l’heure pour Victor de dormir, d’oublier sa nuit ratée et de se plonger dans ses propres rêves.

Après un sommeil lourd et étrangement sans rêves, Victor monta sur le plus haut toit de la ville pour observer le soleil qui rougissait, tombant vers la ligne d’horizon. Tout en buvant du lait, Victor regardait les gens qui s’affairaient encore en bas. Eux vivaient le jour, son domaine à lui, son empire, était la nuit. Il aimait sentir le vent caresser son corps, tout en observant les étoiles qui, impassibles, suivaient le cours de l’univers.
Tel un chat, Victor se mit à sauter de maison en maison. Les gens rêvaient beaucoup, cette nuit. Le printemps leur faisait vraiment du bien. Utilisant sa très grande agilité, Victor se faufila entre les rêves, tâchant de saisir uniquement les meilleurs. Celui-là, qui émettait une volute dorée brillante, devait être un très beau rêve. Il l’attrapa et, fier de lui, s’accorda à lui-même des félicitations.
Mais son coeur manqua un battement lorsqu’il aperçut une autre silhouette, qui se découpait dans l’encre de la nuit. C’était la même fille. Prudent, Victor déposa ses rêves sur le rebord d’une fenêtre et s’approcha de l’inconnue.
« J’espère que tu n’es pas là pour me voler mon gagne-pain » lança-t-il prudemment.
La fille sourit.
« Je suis désolée pour hier soir. Mais ce pauvre rêve devait bien s’envoler, non ? »
Victor haussa les épaules. Il ne se posait pas la question. Il attrapait les rêves et les vendait à Monsieur Paul. C’était tout.
« Qui es-tu ? demanda-t-il à l’inconnue. Et ne me dis pas que je te connais. C’est faux. »
Elle sourit. Le regardant droit dans les yeux, elle lui dit gentiment :
« Tu crois que tu ne me connais pas. Mais tu te trompes. »
Énervé, Victor saisit brutalement l’épaule de la jeune fille étrange... Et se retrouva dans l’eau, à contempler stupidement un palais de glace. La fille était à côté de lui. Elle souriait toujours, comme si rien ne pouvait l’étonner.
« Où sommes-nous ? » demanda-t-il, inquiet.
« C’est à toi de me le dire, lui répondit la fille. Je n’ai fait que t’emmener là où tu voulais aller. »
Ils pouvaient parler sous l’eau. Ça ne pouvait pas être la réalité. Victor commença à paniquer. Il ne savait pas où il se trouvait, ni comment il allait se sortir de cette eau. L’inconnue lui donna un élément de réponse :
« Nous sommes dans un rêve, Victor. Dans ton rêve. »
Victor, surpris, relâcha l’épaule da la jeune fille et il se retrouva de nouveau sur le toit, entre ciel et terre. Haletant, il s’assit sur le tuiles, et elle se posa près de lui. Doucement, elle le prit par les épaules. Victor se raidit mais la réalité qu’il contemplait ne changea pas.
« Tu ne t’es jamais demandé pourquoi Monsieur Paul avait besoin de ces rêves ? »
Non, Victor ne s’était jamais posé la question. Cela ne l’intéressait pas. Où plutôt, il préférait continuer à capturer les rêve et à se balader librement sur les toits, son unique maison.
« Pourquoi me demandes-tu ça ? » rétorqua-t-il.
« Parce que c’est la raison de ma présence. Tu veux savoir, et je suis là pour te le dire. »
Victor secoua la tête. C’était absurde. Il parlait à une parfaite inconnue, qui refusait de lui donner son nom, et qui racontait n’importe quoi. Alors pourquoi ne se levait-il pas et ne partait-il pas, laissant cette fille et son étrangeté ? Comme si elle avait lu dans ses pensées, elle répondit à sa question muette :
« Tu ne peux plus chasser sans connaître la raison de ton travail. »
« Je peux manger grâce à ça. Et voir l’autre face du monde. Je me fiche du reste. »
La fille sourit mais ne releva pas. Ils restèrent silencieux un long moment. Le ciel commençait à s’éclaircir, les étoiles palissaient à l’approche de l’astre du jour. Enfin, la fille reprit la parole.
« Monsieur Paul ne peut pas rêver. Il en a perdu la faculté il y a bien longtemps maintenant. Alors, il utilise les rêves des autres pour combler son manque. Mais ils ne peuvent pas le satisfaire, bien évidemment. »
La révélation choqua Victor. Voilà donc à quoi servaient les rêves qu’il enfermait chaque nuit ! Ils étaient réutilisés par Monsieur Paul.
« C’est possible ? » s’étonna-t-il.
« Trouves-tu cela plus étrange que de les capturer ? » sourit la jeune fille.
Victor ne répondit pas. Enfin, il demanda à nouveau :
« Qui es-tu ? »
L’étrange fille se releva et lui tendit la main.
« Si tu veux le savoir, il faut m’accompagner. »
« Où ça ? »
« Qui sait ? Là où tu nous guideras. »
Victor observa, indécis la main qu’elle lui tendait, puis les rêves emprisonnés. _ L’heure du rendez-vous approchait.
« Alors ? » insista la jeune fille.
Ce fut ce qui le décida. Il mit sa main dans celle de l’inconnue.
Sur les toits de la ville, deux silhouettes disparurent soudain. À l’endroit où elles se trouvaient, quelques volutes de fumée de toutes les couleurs s’envolèrent et disparurent sous les premiers rayons du soleil.

Victor, qui avait fermé les yeux, les rouvrit précautionneusement. Il se trouvait sur une plage de sable fin. La mer, infinie, s’étendait lascivement devant lui. À ses côtés, il y avait la fille, qui lui souriait toujours. Prudemment, Victor s’avança jusqu’à pénétrer dans l’eau. Elle ne mouillait pas. Il était bel et bien dans un rêve. Se retournant vers la fille, il lança :
« Très bien, je t’ai suivi, j’ai le droit d’avoir une réponse maintenant, non ? »
Le décor changea à nouveau. Ils se trouvaient dans une pleine immense, pleine de fleurs de toutes les couleurs. Des papillons voletaient autour d’eux.
« Et si on traversait cette plaine ? » proposa-t-elle.
« Pour quoi faire ? »
« Pour voir ce qu’il y a au bout. »
Victor haussa les épaules. Pourquoi pas, après tout. De toute façon, il était prisonnier ce ce rêve, et la fille refusait de répondre à sa question. Il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire.
Ils marchèrent pendant presque une heure dans l’herbe verte, environnés de papillons et d’insectes volants de toutes les couleurs. Ils parlaient de temps en temps, mais la fille ne faisait pas beaucoup d’efforts pour entretenir la conversation. Lorsqu’ils arrivèrent au bout de la prairie, Victor n’en pouvait plus. Il se tourna vers la fille.
« Je suis venue avec toi, alors que je devrais être en train de dormir, à l’heure qu’il est. J’ai fait tout ce que tu as voulu ; tu peux bien me donner ton nom maintenant, non ? »
L’inconnue sourit. Ils étaient sur une petite colline. En contrebas, Victor apercevait un petit village qui fumait. Il eut soudain un doute. Étaient-ils encore dans un rêve ?
« Je m’appelle Ambre, dit enfin la jeune fille. Bienvenue chez moi. »
« Chez toi ? » répéta Victor.
Ambre sourit avec espièglerie.
« Regarde autour de toi. C’est chez moi. C’est à moi. »
« Nous ne sommes pas dans un rêve ? »
« Non. Ce rêve est devenu réalité. »

Victor n’y comprenait vraiment rien. Qui était-elle, en réalité, cette Ambre ? Un fantôme, une illusion ? Peut-être que Victor était devenu fou.
« Qui es-tu ? » demanda-t-il.
Ambre dut comprendre qu’il ne lui redemandait pas son nom, parce qu’elle répondit, tout ce qu’il y de plus sérieux :
« Celle qui lit les Rêves. Celle qui voit les Cœurs et leur donne leurs Rêves. Voilà qui je suis. La Faiseuse de Rêves. »
« Les cœurs ? »
Victor, abasourdi, regarda Ambre sans bouger.
« Pas l’organe qui fait vivre votre corps. Le Cœur. Le lieu de la vie ; là où on sent, où on pleure, où on espère. »
Victor sursauta lorsqu’elle commença à se transformer. Elle devenait une femme, aux cheveux noirs comme la nuit, le visage anguleux, presque dur, dans lequel brillaient deux pierres lumineuses : ses yeux verts. Ambre se mit à rire et observa son nouveau corps.
« Alors c’est comme ça que tu me vois, maintenant ? »
Elle riait toujours. Victor, un peu confus, ne comprenait pas ce qu’elle disait. Elle ne mentait pas, il en était sûr. Ce qu’il avait vu dépassait largement les limites de ce qu’il croyait possible.
« Alors ? demanda Ambre. Vas-tu me suivre ? »
« Te suivre ? Où ça ? »
« Au village là-bas, dans les profondeurs de la terre, dans les étoiles, où la vie nous ménera. »
« Et pourquoi ferais-je ça ? J’ai un travail, une vie, et elle me va très bien ! »
Ambre secoua la tête, comme un peu triste.
« Je ne peux pas lire ton Cœur, Victor. Monsieur Paul te vole tes Rêves. Si tu restes là-bas, dans le monde que tu connais, tu finiras par devenir comme lui. »
Saisi, Victor recula. Ambre l’avait effrayé. Elle ne pouvait pas lire dans son Cœur...
« Je ne peux plus rêver ? »
« Pas en restant là-bas. »
Inspirant profondément, l’adolescent prit sa décision. Il avait toujours été comme ça. Dès qu’il avait décidé, il était sûr de lui.
« Alors je reste ici. Et je pars avec toi, si tu veux bien. »
« Comme tous ceux qui vivent ici. Ils sont tous comme toi. Tu verras, ils sont gentils » sourit-elle.
Et son visage s’éclaire de toute la bonté et la gentillesse du monde.
En avançant, Victor dirait adieu à toute sa vie, tout ce qu’il avait connu. Mais, au fond... Avait-il vraiment une vie ? Il n’avait pas de parents, pas d’amis, juste les rêves. Et Ambre était un rêve. Ambre était le Rêve. Elle valait bien plus que tout le reste.

Il avança.
Suivit Ambre dans la ville inconnue.

Le reste est juste un Rêve. Si votre Cœur est encore là, peut-être pourrez-vous le sentir.