Vaudou : le fantasme américain

1er avril 2010.
 

Par Michel Le Bris

Zombies, magie noire, sacrifices humains, rites innommables : c’est un carnaval de l’épouvante que proposent les écrans hollywoodiens dans les années 30, après le triomphe de White Zombie et ces images, répétées de films en films, de livres en livres, pendant des décennies, marquent encore les esprits. Difficile, de se déprendre de cet entrelacs de peurs, de de fantasmes, sinon de délires, pour entendre ce qui essaie de se dire, depuis le temps de l’esclavage, à travers le Vaudou !

Une vieille histoire — lisez plus haut Labat, Moreau de Saint Méry, Descourtilz. C’est à travers le regard du maître que l’Europe découvre le Vaudou, c’est la peur des planteurs qui s’y exprime d’abord, peur de la révolte, peur de l’autre, peur de soi, vertige devant ce que l’on perçoit comme une masse ténébreuse, hostile, incompréhensible — et discours d’autojustification. La Révolution, puis la libération d’Haïti n’y changera pas grand chose, des deux côtés de l’Atlantique.


Déjà en 1791, un voyageur, Paul Dormoys, décrivait l’île sous l’emprise du Vaudou, où des sauvages ivres de sang faisaient « avec les corps des malheureux qu’ils [avaient] pu saisir de ces épouvantables festins qui feraient reculer le soleil. » Et le XIXe européen ressassera jusqu’à l’obsession ces images de cauchemar, preuves s’il en fallait de la sauvagerie foncière de la race noire, justifications idéales des entreprises coloniales. Mais ce sont les Etats-Unis, au tournant du XXe siècle, qui véritablement façonneront l’image moderne du Vaudou…

Le terreau, bien sûr, en fut le racisme anti-noir de la société américaine, développée au départ par les esclavagistes du Sud, cette conviction que « les africains noirs abandonnés à eux-mêmes ne pouvaient que sombrer dans l’anarchie, qu’ils avaient besoin d’être gouvernés par les occidentaux, […] et que leur culture se résumait à un amas de croyances irationnelles et infantiles . » Les planteurs qui avaient fui Haïti libérée en 1804, pour se réfugier dans les Etats du Sud avaient répandu aussitôt des récits d’épouvante sur le culte qui avait entretenu la révolte, et livrait leur île, depuis, à une sanglante anarchie. Et ils trouvèrent d’autant plus d’écho qu’il fallait d’urgence isoler Haïti par une barrière de peur, pour éviter la contagion de la révolte dans une région encore soumise à l’esclavage.


Cette irritation, comme cette inquiétude, loin de s’atténuer avec la victoire des Etats du Nord s’exaspérèrent au contraire à proportion de l’expansion américaine, qu’on a un peu trop tendance à oublier aujourd’hui : annexion de Porto Rico en 1898 et du Honduras en 1911, création de Panama en 1903, guerres avec le Mexique en 1911 et 1916, achat des Virgin Islands en 1917, occupation de Cuba de 1898 à 1902, occupation de la République Dominicaine en 1916, du Nicaragua en 1926, — et de Haïti le 28 juillet 1915…

On a dit, ailleurs, l’extrême violence de cette occupation, qui devait durer jusqu’en 1934 : travaux forcés, camp de concentration de Chalbert, exécutions sommaires. Les Etats-Unis étaient présents dans l’île depuis 1905, par une compagnie de chemins de fer dont les expropriations avait précipité l’exode rural et multiplié les révoltes des paysans pauvres, les Cacos. Sous l’occupation américaine, ceux-ci devinrent évidemment des « brigands », des « sauvages, des « cannibales » se livrant à des cultes sataniques et des sacrifices humains qu’il s’agissait d’éliminer d’urgence . Avec la complicité, d’ailleurs, des « élites » haïtiennes, fascinées par le modèle européen des Lumières, à l’écart des « superstitions populaires ». C’est ainsi qu’elles ne prêtèrent pas attention, dans unpremier temps aux écrits des noirs américains sur le Vaudou, et particulièrement des écrivais de la « Harlem Renaissance », dont Zora Neale Hurston.


La similitude des dates est frappante : en 1900, Heskett Pritchard, dénonce dans Where Blacks rules Whites, les ravages sur l’île de la superstition vaudou, la main-mise des « ougans », les sacrifices d’enfants. En 1921 J. Dryden Kuser, dans Haiti, its Dawn of Progress after Years in a Night of Revolution, appelle à l’élimination des Cacos et du Vaudou. En 1929, The Magic Island de William Seabrook fait la « une » de la presse — qui décrit avec un réel talent de plume sa découverte des pratiques les plus secrètes du Vadou grâce à son boy, Louis, et à la prêtresse Mama Célie, et donne des extraits d’un livre de magie noire capturé, selon les « marines » US, sur l’un des chefs rebelles, Benoît Batraville. Le Roi blanc de la Gonave du lieutenant Faustin Kirkus, en 1931, devient en quelques mois un best-seller. Dix millions d’exemplaires vendus : le monde entier, dès lors, va voir le Voudou à travers le récit de Kirkus — soit le récit au jour le jour d’une extermination physique et culturelle qui se donne des airs d’enquête ethnologique — « c’est du Vaudou que les Cacos tirent leur sauvagerie », explique sereinement l’auteur, en déchargeant tout un chargeur sur un chef rebelle…


White Zombi, qui paraît sur les écrans en 1932, est historique au moins à deux titres : le premier film d’horreur, et le premier film sur le Vaudou. Inspiré par Magic Island il inaugure une longue série de films qui un thème qui va faire florès : le Zombi. Ce personnage de mort-vivant sans plus de volonté, sousmis aux caprices de son maître, pour lequel, dès lors, il va travailler, aurait pu être expliqué comme la métaphore même de l’esclave. On en fait ici, par un renversement révélateur, la manifestation la plus inquiétante du pouvoir du « ougan » sur les corps et les esprits : l’homme empoisonné, plongé dans une léthargie qui le fait passer pour mort, est sorti de la tombe trois jours après son enterrement, et dès lors, devenu zombi, il obéit en tout à son maître. Succès immense, cascade de films jusqu’à aujourd’hui, dont au moins un chef d’œuvre ( I walked with a Zombie, de Jacques Touneur, en 1942, connu en France sous le titre de : Vaudou ) : c’est à quoi désormais le grand public va assimiler le Vaudou…

 

DERNIER OUVRAGE

 
Essais

Pour l’amour des livres

Grasset - 2019

« Nous naissons, nous grandissons, le plus souvent sans même en prendre la mesure, dans le bruissement des milliers de récits, de romans, de poèmes, qui nous ont précédés. Sans eux, sans leur musique en nous pour nous guider, nous resterions tels des enfants perdus dans les forêts obscures. N’étaient-ils pas déjà là qui nous attendaient, jalons laissés par d’autres en chemin, dessinant peu à peu un visage à l’inconnu du monde, jusqu’à le rendre habitable  ? Ils nous sont, si l’on y réfléchit, notre première et notre véritable demeure. Notre miroir, aussi. Car dans le foisonnement de ces histoires, il en est une, à nous seuls destinée, de cela, nous serions prêt à en jurer dans l’instant où nous nous y sommes reconnus – et c’était comme si, par privilège, s’ouvrait alors la porte des merveilles.

Pour moi, ce fut la Guerre du feu, « roman des âges farouches  » aujourd’hui quelque peu oublié. En récompense de mon examen réussi d’entrée en sixième ma mère m’avait promis un livre. Que nous étions allés choisir solennellement à Morlaix. Pourquoi celui-là  ? La couverture en était plutôt laide, qui montrait un homme aux traits simiesques fuyant, une torche à la main. Mais dès la première page tournée… Je fus comme foudroyé. Un monde s’ouvrait devant moi…

Mon enfance fut pauvre et solitaire entre deux hameaux du Finistère, même si ma mère sut faire de notre maison sans eau ni électricité un paradis, à force de tendresse et de travail. J’y ai découvert la puissance de libération des livres, par la grâce d’une rencontre miraculeuse avec un instituteur, engagé, sensible, qui m’ouvrit sans retenue sa bibliothèque.

J’ai voulu ce livre comme un acte de remerciement. Pour dire simplement ce que je dois au livre. Ce que, tous, nous devons au livre. Plus nécessaire que jamais, face au brouhaha du monde, au temps chaque jour un peu plus refusé, à l’oubli de soi, et des autres. Pour le plus précieux des messages, dans le temps silencieux de la lecture  : qu’il est en chacun de nous un royaume, une dimension d’éternité, qui nous fait humains et libres. »