D’un conte à l’autre

1er avril 2010.

Hélène PIERSON, en 1ère au lycée Sophie Germain, Paris (75), classée 2ème de l’interacadémie 2

 

D’un conte à l’autre

Louise poussa un grognement.
Elle avait retardé tant qu’elle avait pu le moment de se mettre au boulot, espérant jusqu’à la dernière minute qu’un miracle la sauverait mais là, le dernier jour, à onze heures du soir, soit neuf petites heures avant le cours fatidique, elle était coincée. D’autant plus coincée que madame Agay était connue pour la sévérité avec laquelle elle traitait les élèves qui ne rendaient pas leur travail dans les délais impartis.
Pour la dixième fois de la soirée et la centième depuis une semaine que madame Agay leur avait donné ce fichu devoir, elle lut le sujet :
« Baba Yaga est une figure centrale des légendes russes. Vous utiliserez le conte étudié en classe et les résultats de vos recherches personnelles pour rédiger un texte de quatre pages dans lequel Baba Yaga jouera un rôle essentiel. »
Le conte étudié en classe ? Louise en gardait un souvenir si vague qu’elle en était venue à se demander si elle n’était pas absente le jour où la prof l’avait présenté. Vos recherches personnelles ? Il ne fallait quand même pas rigoler !
Bon d’accord, elle n’avait rien fichu, rien écouté, rien préparé et, demain, elle allait se faire trépaner par madame Agay. Et tout ça à cause de cette…
« Maudite Baba Yaga ! » cracha-t-elle.
Comme un écho à son juron, un claquement sec retentit dans le couloir, suivi du bruit d’un corps lourd se traînant vers sa chambre.
Louise se figea. Si elle avait réveillé ses parents, que l’un d’eux entrait et la surprenait en train de … de ne pas travailler au lieu de dormir, madame Agay n’aurait plus rien à massacrer demain.
Elle se précipitait vers son lit lorsque la porte s’ouvrit en un coup de vent. Prise en flagrant délit d’activité nocturne et de procrastination scolaire, elle s’apprêtait à passer un sale quart d’heure, lorsqu’elle s’aperçut que personne n’entrait dans sa chambre. Intriguée, elle jeta un coup d’oeil dans le couloir. Vide. Perplexe, elle éteignit prudemment sa lampe de chevet. C’est alors qu’elle la vit.
Une étrange spirale aux couleurs nacrées tournoyait devant elle, telle une écharpe de fumée dense. Commme hypnotisée, Louise s’approcha des volutes argentées qui s’enroulèrent délicatement autour d’elle... Et soudain, elle voyageait. Elle était emportée par la brume, elle se sentait calme, reposée et confiante.
La fumée chaude la déposa quelque part, souffla un adieu et repartit dans la nuit. Louise reprit lentement ses esprit, admirant le décor splendide qui l’entourait. Au dessus d’elle, un ciel de printemps, à ses pieds, une ville qui s’endormait doucement. Louise était sur un toit, entre ciel et terre, entre monts et merveilles. Elle s’adossa à une cheminée et, dans la douceur de la nuit de printemps, contempla les étoiles.

A quelques mètres de là, Victor courait le long d’une gouttière, sur ce qu’il appelait « son territoire » : les toits de la ville.
Victor était chasseur de rêves.
C’était un métier qui demandait beaucoup d’agilité, pour bondir de toit en toit, beaucoup de dextérité, pour manier le filet à rêves, beaucoup de courage, pour sortir seul la nuit et beaucoup d’imagination, pour effectuer un tri entre beaux rêves et rêves anodins, tout en évitant les cauchemars dangereux et les hallucinations inutiles.
Agilité, dextérité, courage et imagination.
Victor était agile, dextre, courageux et avait toujours fait preuve d’imagination. C’est d’ailleurs cette imagination qui lui avait permis, lorsque ses parents étaient morts, de ne pas se retrouver enfermé à l’orphelinat mais d’être embauché par monsieur Paul.
Mystérieux et inquiétant monsieur Paul.
Victor ignorait ce qu’il fabriquait avec les rêves qu’il lui achetait, pas très cher d’ailleurs, mais cela n’avait pas vraiment d’importance. La seule chose qui comptait pour Victor, c’était de voir les songes se glisser à l’extérieur des maisons par les interstices entre les tuiles des toits, se déployer en fines volutes colorées, onduler un instant comme s’ils cherchaient leur route puis filer vers les étoiles.
Sauf s’il se montrait assez rapide.
S’il se montrait assez rapide et abattait son filet avec suffisamment de précision, le rêve finissait dans sa besace.
Une nuit de printemps, alors qu’il n’avait capturé qu’un petit rêve bleu et cherchait quelque chose de plus consistant à attraper, Victor aperçut une silhouette adossée à une cheminée.
Elle regardait le ciel et ne parut pas surprise lorsqu’il s’assit à ses côtés.
« Tu t’appelles comment ? »
Louise se tourna vers lui et le dévisagea pendant une demi-seconde. Elle répondit sans la moindre hésitation, tant la bouille ronde et innocente de Victor mettait en confiance.
« Louise, et toi ? Où sommes-nous ? C’est toi qui a envoyé la fumée ? »
« Euh... Je m’appelle Victor et nous sommes dans l’Ailleurs. Je suis chasseur de rêve, précisa-t-il fièrement. Et toi, tu viens d’où ? C’est quoi la fumée ? Et qu’est-ce que tu fais en chemise de nuit ? »
« Je viens de France. En fait j’étais en train de faire une rédac de français, et j’ai entendu un bruit. Je croyais que c’était maman, mais pas du tout ! C’était juste une espèce de jolie fumée qui s’est enroulée autour de moi et m’a amenée ici. »
« Déjà, la fumée, ça s’enroule pas je te signale. Tu dis n’importe quoi, tu n’as aucune idée de ce qui t’arrive. C’était pas du tout une fumée. C’était un rêve pour l’Ailleurs. Et l’Ailleurs, c’est ici. Quelqu’un t’a envoyé un rêve pour l’Ailleurs. »
« Quelqu’un m’a... »
« Comme je te dis. Tu ne sais pas qui et moi non plus, mais c’est comme ça. On ne peut pas tout savoir. »
« Ecoute, tu es bien gentil, mais moi j’ai cette rédac à faire sur Baba Yaga et je ne sais rien sur elle, alors je crois que je vais rentrer et... »
« Baba Yaga, tu dis ? Je ne sais pas ce que c’est qu’une rédak, mais je connais Baba Yaga. Viens, on va la voir si tu veux ! »
Extirpant de sa besace l’unique rêve qu’il avait capturé ce soir, Victor composa quelques savantes volutes, l’étira autant qu’il pouvait, et le jeta en l’air. Pour la deuxième fois de la soirée, Louise se retrouva enveloppée par une ombre bleue. Victor murmura quelques mots mystérieux. Le rêve les fit tournoyer quelques instants avant se dissiper dans l’air du temps, car on ne peut jamais retenir un rêve. Un peu étourdie par le voyage, Louise regarda avec étonnement autour d’elle.
« Où m’as-tu emmenée, Victor ? »
« En Russie, bien sûr. Si tu veux rencontrer Baba Yaga, c’est le meilleur endroit. »
« C’est peut-être le meilleur endroit mais c’est sinistre par ici ! »
Les deux enfants étaient au coeur d’une forêt de pins ; au loin, on entendait la complainte mélancolique d’un oiseau de nuit. Les branches craquaient. Tout était sombre, et le vent hurlait autour d’eux en secouant les grands arbres majestueux. La neige crissait sous les pieds nus de Louise qui, pourtant, ne sentait pas le froid, car elle ne faisait pas partie du conte. Soudain, une jeune fille apparut au bout du sentier. Louise la contempla, émerveillée, étonnée, et inquiète à la fois. Elle devait marcher depuis très, très longtemps, car elle semblait exténuée. Elle portait d’étranges sabots qui la faisaient visiblement souffrir, mais qu’elle n’enlevait pas, s’appuyait sur une espèce de canne qui s’enfonçait trop profondément dans le sol et avait noué autour de sa tête un fichu si sale et déformé qu’on aurait dit un torchon. Et malgré cet accoutrement, malgré la fatigue et les privations qui se lisaient sur son visage, Louise put voir qu’elle était incroyablement belle.
« Dis, Victor... C’est Baba Yaga ? Je ne la voyais pas comme ça... Où elle va ? »
« Absolument pas triple buse ! Tu ne sais donc rien sur Baba Yaga ? C’est une sorcière abominablement laide et crochue ! Cette jeune fille, c’est Vassilissa La Très Belle... Son fiancé, le beau et brave Finist Fier Faucon, a disparu. Elle sait que pour le retrouver, elle doit user trois paires de sabots, briser trois bâtons et déchirer trois bonnets, tous durs comme fer. Mais elle est bientôt au bout de ses peines. Maintenant, tais-toi et suivons-la. »
Ils emboîtèrent le pas à Vassilissa, qui tombait visiblement de fatigue. Louise aurait bien voulu l’aider, elle se faisait beaucoup de soucis pour la courageuse jeune fille ; et si elle s’écroulait, comme ça, en plein milieu du sentier ? Fort heureusement, elle fut bientôt rassurée par une vision réconfortante : une lumière chaude et vive scintillait entre les arbres sinistres, et tous purent bientôt distinguer, une maisonnette. « Une isba », souffla Victor qui prennait très à coeur son rôle de guide touristique. Cette isba était tout à fait accueillante et mignonne, hormis le fait qu’elle était montée sur des pattes de poules et tournait en rond inlassablement, ce qui parut assez inconvenant à Louise, habituée aux maisons plus traditionnelles. Vassilissa murmura :
« Petite isba, petite isba, arrête-toi dos à la forêt et face à moi ! Je dois rentrer chez toi manger un peu de pain. »
L’isba obéit, Vassilissa entra, les enfants sur ses talons. Ils débouchèrent dans une petite pièce à l’atmosphère chaleureuse. Un bon feu brûlait dans la cheminée, et là, assise sur sur un vieux fauteuil de velours, il y avait...
« Ma... Ma... Madame Agay ? »
« Non Louise ! Pas madame Agay, Baba Yaga ! Baba Yaga-jambe de bois ! »
Sa prof de français venait-elle de l’Ailleurs ? Hormis ses oreilles qui sortaient par les fenêtres et son nez qui lui tombait sur les genoux, la sorcière lui ressemblait trait pour trait ! Louise comprit soudain à quel point les limites entre les mondes étaient fragiles. En voyant Vassilissa, la Baba Yaga se mit à grogner :
« Pouah, pouah, ça sent la chair fraîche ! Jolie jeune fille, qu’est ce qui t’amène ou ne t’amène pas ici ? »
« Bonjour babouchka, je cherche Finist Fier Faucon. »
« Pauvre de toi, Vassilissa, tu vas encore chercher longtemps ! Ton Finist a été enlevé par la tsarine-magicienne qui l’a ensorcelé et épousé. Seule, tu ne peux rien contre elle, mais je vais t’aider. »
« L’aider ! Mais c’est une sorcière ! C’est sûrement un piège ! » s’écria Louise.
Victor sourit de sa naïveté. En silence, il l’entraîna hors de l’isba et la conduisit à travers la forêt jusqu’à une autre maison, nettement moins accueillante. Louise vit par la fenêtre une femme, aussi vieille et aussi laide que la première, qui parlait à une jeune fille dont la beauté égalait celle de Vassilissa. Mais c’était une toute autre histoire... Victor expliqua à voix basse :
« Voilà encore une Baba Yaga, et à côté c’est la gentille Mariouchka, envoyée ici par sa vilaine belle-mère. Chaque jour, la sorcière lui impose une tâche impossible. Et sans le secours de sa poupée magique, Mariouchka aurait déjà été dévorée ! Car cette Baba Yaga-là est un peu ogresse. »
« Quelle horreur ! Mais je ne comprends pas... Est-elle gentille ou méchante, la Baba Yaga ? »
« Ca dépend. C’est un personnage complexe ! Pas comme Kochtcheï l’immortel, qui lui, est tout le temps méchant. Elle, elle est vieille et laide, mais pas forcément mauvaise. Tiens, viens voir la princesse grenouille... »
Victor l’emmena cette nuit-là dans de nombreux contes, et elle découvrit ainsi Maria des mers, Héléna, Alionouchka, et toutes ces princesses aussi belles que combatives. Elle découvrit aussi des princes comme Finist Fier Faucon et le généreux Ivan Tsarevitch, et des animaux extraordinaires, l’oiseau de feu, le loup gris qui parle d’une voix humaine, et tant d’autre. Bien sûr, elle en apprit plus sur Baba Yaga. Ce fut la plus belle de toute les recherches personnelles jamais faites pour un devoir de classe. La rédaction, il l’écrivirent ensemble, au coeur de la forêt, à la lumière de la Lune, avec une plume dorée volée à l’oiseau de feu.
Alors qu’ils y mettaient le point final, un cavalier surgit de derrière les arbres, tout de blanc vêtu sur son cheval blanc, et le jour se leva. Louise était prête à retourner chez elle. Elle fit ses adieux à Victor. Presque aussitôt, un deuxième cavalier surgit, rouge sur un cheval rouge. Alors que le soleil se levait, elle montait en selle derrière lui. Avant que 7 heures ne sonnent, elle avait regagné sa chambre.

Louise, qui semblait en excellente forme ce matin, tendit sa rédaction à son professeur, un grand sourire aux lèvres. Madame Agay, qui n’aimait pourtant pas que ses élèves se livrent à des excentricités sur les copies, ne fit aucune remarque sur le fait qu’elle était écrite à l’encre dorée. Louise crut même apercevoir un léger rictus sur ses lèvres toujours crispées. A moins que ce soit un effet du soleil.
« Et bien, pour une fois, Louise n’est pas en retard ! » grommela-t-elle.
« Merci Babouchka » souffla Louise.
Agay fit la sourde oreille. Louise regagna sa place près de la fenêtre, satisfaite. Le coeur léger, elle leva son regard vers le ciel...
Victor retourna chez monsieur Paul. Celui-ci, si grognon d’ordinaire, ne lui reprocha pas de rentrer les mains vides. Le vieil homme fantasque, auquel il avait fini par s’attacher, bougonna :
« Ne t’inquiète pas, va, je sais tout. Grimpe plutôt sur le toit. Et en vitesse ! »
Chacun dans son monde, Victor et Louise aperçurent alors un visage bienveillant se dessiner entre les dernières étoiles et les premiers nuages. Ils comprirent alors quel magicien extraordinaire des mondes et des mots avait permis leur rencontre. Et, chacun dans son monde, ils murmurèrent :
« Merci, Pierre... »