La véritable histoire de Madame Agay

1er avril 2010.

Elodie MAINGAULT, en 2nde au lycée Ste Agnès, Angers (49), classée 5ème de l’académie de Nantes

 

La véritable histoire de Madame Agay

Louise poussa un grognement.
Elle avait retardé tant qu’elle avait pu le moment de se mettre au boulot, espérant jusqu’à la dernière minute qu’un miracle la sauverait mais là, le dernier jour, à onze heures du soir, soit neuf petites heures avant le cours fatidique, elle était coincée. D’autant plus coincée que madame Agay était connue pour la sévérité avec laquelle elle traitait les élèves qui ne rendaient pas leur travail dans les délais impartis.
Pour la dixième fois de la soirée et la centième depuis une semaine que madame Agay leur avait donné ce fichu devoir, elle lut le sujet :
« Baba Yaga est une figure centrale des légendes russes. Vous utiliserez le conte étudié en classe et les résultats de vos recherches personnelles pour rédiger un texte de quatre pages dans lequel Baba Yaga jouera un rôle essentiel. »
Le conte étudié en classe ? Louise en gardait un souvenir si vague qu’elle en était venue à se demander si elle n’était pas absente le jour où la prof l’avait présenté. Vos recherches personnelles ? Il ne fallait quand même pas rigoler !
Bon d’accord, elle n’avait rien fichu, rien écouté, rien préparé et, demain, elle allait se faire trépaner par madame Agay. Et tout ça à cause de cette…
« Maudite Baba Yaga ! » cracha-t-elle.
Comme un écho à son juron, un claquement sec retentit dans le couloir, suivi du bruit d’un corps lourd se traînant vers sa chambre.
Louise se figea. Si elle avait réveillé ses parents, que l’un d’eux entrait et la surprenait en train de … de ne pas travailler au lieu de dormir, madame Agay n’aurait plus rien à massacrer demain.
Elle se précipitait vers son lit lorsque…
la porte s’ouvrit lentement.
Louise fit mine de dormir d’un profond sommeil, quand elle sentit une présence près d’elle. Ce n’était ni son père ni sa mère, l’odeur émanant et la respiration bruyante trahissaient la présence d’un étranger. Louise entrouvrit un œil, cependant elle ne vit personne.
« Allume la lumière ! » dit une voix rauque mais plutôt plaisante à écouter.
Le petit être claqua des doigts, et aussitôt la pièce s’éclaira. Des bruits de pas se déplaçant jusqu’au lit de Louise se firent entendre. Elle n’eut pas même le réflexe de crier. Elle sentit des doigts agripper ses draps, les soulever pour enfin les ôter.
Elle fit face à deux individus à l’allure plutôt singulière : celui qui avait soulevé la couette, particulièrement mince, crasseux avec des habits déchiquetés, et une femme, si cette créature peut être considérée comme telle, ayant une jambe où il ne restait que les os, des cheveux poivre et sel broussailleux, une tenue plus que dépouillée, avec quelques trous par ci par là.
« Louise, je suis Baba Yaga de mon état, en chair et en os » avança-t-elle en montrant sa jambe d’un air ironique. « Voici Dobby » dit-elle en désignant le petit être des yeux.
Louise, assise sur son lit, stupéfaite ne sut quoi répondre. Elle avait devant elle la « maudite » bonne femme. Elle ne l’imaginait d’ailleurs pas comme cela. A vrai dire, elle n’avait même pas songé à l’imaginer.
Pendant tout le temps de sa réflexion, Baba Yaga avait ordonné à Dobby d’installer les affaires qu’elle avait décidé d’apporter, habituée à ce que les gens qu’elle rencontre ne s’attendent pas à sa venue.
« Je crois que notre amie est prête » lança- t-elle d’un ton quelque peu agacé.
« Comment est-ce possible, dit enfin la jeune fille, je n’ai jamais rien écouté sur vous mais je sais quand même que vous êtes une légende ! »
« Beaucoup de personnes ne m’imaginent pas vivante ou n’osent même pas m’imaginer jeune fille. Je crois que j’ai beaucoup de choses à vous apprendre. Dobby, mes lunettes s’il te plaît ! »
Il apporta les lunettes demi-lune. La vieille femme s’approcha du bureau de Louise et lut « … rédiger un texte de quatre pages dans lequel Baba Yaga jouera un rôle essentiel. »
Elle se sentit flattée :
« M’utiliser comme sujet de devoir, cela ne peut que me faire plaisir ! »
Elle se rassit, un sourire aux lèvres sur le fauteuil près de la fenêtre. Elle reprit :
« Avant toute autre question, je tiens à te dire que tout ce que tu entendras ce soir est simplement la stricte vérité, quoi que l’on pourra te dire à l’avenir. En tout cas, ne sois pas étonnée que les légendes déforment la réalité sans respecter les personnes qui le méritent. Seul un élément de toutes ces stupides légendes est vrai, je dois l’admettre ! Chaque fois que l’on me pose une question, je vieillis d’un an, toutes sortes de questions, qu’elles soient d’un intérêt certain ou d’une profonde insignifiance. Cela explique mon âge assez avancé. Je suppose que tu n’as jamais entendu parler de moi. C’est d’ailleurs la raison de ma venue. »
Louise était abasourdie. La femme sur laquelle elle devait faire un devoir avait fait irruption chez elle, elle allait lui dévoiler sa vie alors qu’elle n’était qu’une légende ? C’était impossible. Elle était en train de rêver ! Elle ne voulait pas poser de questions car si elles étaient d’une « profonde insignifiance » Baba Yaga vieillirait d’un an pour rien. Tout cela était tellement inconcevable !
Elle voulut en avoir le coeur net mais si elle se pinçait et que la femme ou Dobby s’en apercevait, ce serait une occasion de plus de les exaspérer. L’angoisse montait en elle.
« Je suis donc Baba Yaga, j’ai une apparence pas très attirante, je dois l’admettre mais c’est malheureusement contre mon gré, j’appartiens à la mythologie slave. J’apparais dans beaucoup de contes russes, bulgares mais aussi polonais. On dit que ma maison est sans fenêtre, perchée sur quatre pattes de poules dans une forêt perdue. En réalité, je vis dans une maisonnette près de saint Pétersbourg, dans la forêt de Khimki et j’en prends énormément soin, Dobby peut vous le confirmer. »
Il hocha la tête, en signe d’approbation. Louise était toujours là, malgré son silence prolongé. Elle commençait à trouver que la vieille femme avait quelques côtés sympathiques. Des questions lui trottaient dans la tête, preuve qu’elle commençait aussi à s’intéresser à l’histoire de cette légende des pays de l’est. Elle était même prise d’une inspiration soudaine pour la rédaction de madame Agay. Elle ne se reconnaissait plus.
« … Beaucoup de personnes de Bulgarie m’utilisent pour faire peur aux enfants qui ne sont pas sages. Il paraîtrait que je mange les êtres vivants, avec une préférence pour les enfants et que je les enlève à l’aide d’oies ! »
Louise eut une frayeur. Elle était venue chez elle pour la manger parce qu’elle était ignorante sur son cas. Après tout, ce serait logique si on en croit ce que Baba Yaga raconte.
« Eh bien, je vais te donner un exemple très concret. Tu vois le conte que tu étudies ? Tu as la version dans laquelle j’apparais effectivement comme une sorcière, mais maintenant, je vais te raconter la vraie version et tu verras comment le bouche à oreille peut transformer les faits ! Tous ces contes déforment la vérité tu vas voir que j’ai un certain respect pour les enfants. »
Louise ne semblait pas convaincue ; Baba Yaga continua :
« Alors voilà, une jeune fille craignant sa marâtre vint un jour me trouver pour me demander du feu. Cette jeune fille, Vassilisa, eut l’air tétanisée à mon apparition car à cette époque j’avais déjà cette image d’affreuse sorcière qui me suivait. Elle est entrée chez moi et nous avons longuement discuté, elle me raconta tous les malheurs que lui faisait endurer sa belle-mère. Cette femme était d’une cruauté épouvantable ! »
Louise étouffa un petit rire. Baba Yaga s’arrêta aussitôt lui lançant un regard interrogateur :
« Avouez qu’il est plutôt ironique d’entendre ce propos de votre part » avoua-t-elle.
La vieille femme sourit, dévoilant ces dents jaunies par le temps, et reprit son récit.
« Où en étais-je... Ah oui ! Donc sa belle-mère l’accablait de travail, jalousait son apparence. Il fallait avouer que Vassilisa était d’une beauté rare. Sans manquer de modestie, je pense m’être attachée à cette jeune fille car à travers elle, je me revoyais plus jeune. »
Une fois de plus Louise ne put s’empêcher de rire. L’idée de Baba Yaga jeune et jolie lui semblait inimaginable.
« Je sais que c’est difficile à imaginer, mais c’est la vérité ! Plus jeune j’avais des cheveux longs blonds et bouclés et non cette horrible crinière blanche. J’avais aussi, à la place de ce bout d’os une véritable jambe ! Et un sourire éclatant de blancheur ! J’étais aussi une fille très intelligente, et tout le village venait me demander conseil, et me questionner. Voilà pourquoi j’ai cet air si vieux et usé. »
La jeune fille ne rit plus.
« Vassilisa resta chez moi, en échange de cet accueil elle s’occupait des tâches ménagères, sans que je ne lui demande. Mais à son retour son père la chercha et tout le village vint devant mon logis voulant y mettre le feu. Vassilisa décida de retourner auprès de sa famille. Moi, on me bannit, faisant croire à un enlèvement. »
« Une autre version raconte que j’ai voulu manger un petit garçon, que sa soeur arriva, et qu’à l’aide d’un pommier, d’un fourneau et d’une rivière, elle le sauva in extremis. La réalité fut tout autre, ne t’inquiète pas. Ce fut moi qui aidai le petit garçon à s’enfuir. Pas sa soeur. C’est cette dernière qu’il fuyait, elle était cannibale ! »
Louise trouva ces histoires bien tristes, et l’envie lui prit d’écrire la vérité, quitte à ne pas avoir une bonne note à son devoir.
Soudain le regard de Louise s’attarda sur le petit homme silencieux et discret qu’elle avait oublié le temps du récit de Baba Yaga.
« Mais qui êtes-vous, vous ? »
« Dobby est muet depuis sa naissance. Je l’ai recueilli au milieu de la forêt, il n’était alors qu’un bébé enveloppé dans un linceul sale. Abandonné, je le crains, à cause de sa laideur, je me pris d’affection pour ce petit être. Je ne voulus pas qu’il connaisse les mêmes cruautés que j’ai pu subir. Il m’a donc toujours suivie. C’est un peu comme le fils que je n’ai jamais eu. »
La nuit passa à une vitesse fulgurante.
Louise fut attendrie par l’histoire de cette vieille femme.
Elle ne se rendit pas compte du moment où elle s’endormit, bercée par les contes et légendes de Baba Yaga...

Louise se réveilla en sursaut. Tout ce qu’elle venait de vivre était ancré dans sa tête. Peut être avait-elle rêvé ? Peut être pas... Elle regarda son réveil qui indiquait six heures trente, elle n’avait plus le temps de se poser toutes ces questions. Elle se précipita à son bureau où elle retrouva son sujet de la veille. Elle avait une demi-heure pour rédiger quatre pages. Les mots s’enchainaient sans difficulté. Les phrases s’allongeaient en de longs paragraphes et à sept heures deux minutes, elle avait noirci sa copie et avait même écrit dix lignes de plus. Elle eut juste le temps de ranger ses affaires de français dans son sac et de se glisser dans son lit avant que son père vienne la réveiller. Elle fit semblant de rien, se prépara comme chaque matin.
Sa journée commença par un cours de mathématiques, où elle eut beaucoup de mal à se concentrer.
La sonnerie indiqua la fin du cours à neuf heures précises. Ce fut le début du cours de madame Agay. Louise était assise au fond de la classe et donnerait sa copie en dernier. Elle attendait en écoutant les remarques que la professeur faisait aux élèves. Ce fut son tour.
« Petit mine, ce matin ! Avez-vous trouvé l’inspiration en pleine nuit ? Ou avez vous eu du mal à émerger de vos rêves ? »
Sur ces dernières paroles, madame Agay retourna au tableau, laissant Louise abasourdie, puis elle s’assit à son bureau et lui fit un clin d’oeil familier.
Louise comprit alors que madame Agay et Baba Yaga n’étaient qu’une seule et même personne, et se rendit compte du palindrome inventé par elle-même pour cacher son identité. N’était-elle pas finalement plus aimable que ce qu’on en disait d’année en année dans ce lycée ?