Morphée

1er avril 2010.

Antoine VESCHAMBRE, en 3ème au college Californie, Angers (49), classé 2ème de l’académie de Nantes

 

Morphée

Victor était chasseur de rêves.
C’était un métier qui demandait beaucoup d’agilité, pour bondir de toit en toit, beaucoup de dextérité, pour manier le filet à rêves, beaucoup de courage, pour sortir seul la nuit et beaucoup d’imagination, pour effectuer un tri entre beaux rêves et rêves anodins, tout en évitant les cauchemars dangereux et les hallucinations inutiles.
Agilité, dextérité, courage et imagination.
Victor était agile, dextre, courageux et avait toujours fait preuve d’imagination. C’est d’ailleurs cette imagination qui lui avait permis, lorsque ses parents étaient morts, de ne pas se retrouver enfermé à l’orphelinat mais d’être embauché par monsieur Paul.
Mystérieux et inquiétant monsieur Paul.
Victor ignorait ce qu’il fabriquait avec les rêves qu’il lui achetait, pas très cher d’ailleurs, mais cela n’avait pas vraiment d’importance. La seule chose qui comptait pour Victor, c’était de voir les songes se glisser à l’extérieur des maisons par les interstices entre les tuiles des toits, se déployer en fines volutes colorées, onduler un instant comme s’ils cherchaient leur route puis filer vers les étoiles.
Sauf s’il se montrait assez rapide.
S’il se montrait assez rapide et abattait son filet avec suffisamment de précision, le rêve finissait dans sa besace.
Une nuit de printemps, alors qu’il n’avait capturé qu’un petit rêve bleu et cherchait quelque chose de plus consistant à attraper, Victor aperçut une silhouette adossée à une cheminée.
Elle regardait le ciel et ne parut pas surprise lorsqu’il s’assit à ses côtés.
« Tu t’appelles comment ? »

La silhouette tourna la tête vers lui, et Victor aperçut à la lueur des étoiles le plus joli visage qu’il ai jamais vu. Un nez fin et droit, des joues pâles, pailletées de tâches de rousseurs, de petits yeux verts en amande et de longs cheveux roux flamboyants sous la lune et tombant en cascade autour d’un visage en ovale. Seules ombres au tableau, quelques larmes creusant des sillons humides le long des joues, et des lèvres serrées par la colère et la tristesse. L’inconnue détourna vivement la tête, mais Victor n’avait eu besoins que de ces quelques instants pour graver à jamais ce visage dans sa mémoire. Il reposa sa question :
« Tu t’appelles comment ? »
« Je ne sais pas » répondit sèchement la fille, tentant de ravaler ses larmes.
Victor, étonné, se demanda si elle se fichait de lui ou si elle était sérieuse. Estimant qu’une inconnue pleurant sur les toits un soir de printemps avait autre chose à faire que se moquer de lui, il demanda :
« Et pourquoi tu ne sais pas ? Tout le monde sait comment il s’appelle, non ? »
« Et bien pas moi, le rembarra la jeune fille. J’ai oublié... Ça et tout le reste d’ailleurs. Cela fait une semaine que j’essaie de me le rappeler. »
Étonnant se dit Victor. Et pourtant, dans son métier, il n’était pas souvent étonné... Il s’apprêtait à lui poser de nouvelles questions, lorsque qu’un mince rêve rougeâtre se glissa entre les tuiles du toit... et finit entre les mains de la jeune fille, qui l’avait attrapé au vol !
« Comment as-tu fais ça ?! s’exclama Victor. Normalement, les rêves ne sont pas assez consistants pour qu’on les attrape à main nue ! Il faut un filet en argent, aux mailles très serrées pour espérer les capturer ! »
« Ben, je ne sais pas... Il est venu vers moi, et je l’ai saisi au vol, c’est tout. »
« C’est tout ?! S’étrangla Victor. Mais ça remet mon métier en question ! Si on peut attraper les rêves aussi facilement, à quoi sert un chasseur de rêves ? »
« Pas la peine de t’exciter ! intervint la jeune fille. C’est la première fois que je le fais... Tiens, s’exclama-t-elle, j’ai l’impression qu’il m’appelle... »
« Le rêve ? Mais c’est impo... »
Il n’eût pas le temps d’achever sa phrase. Le rêve se mit à luire étrangement, puis Victor sentit une force indicible l’attirer, et ils furent tous deux aspirés dans un tourbillon orangé. Victor tomba dans le noir et perdit connaissance.

Quand il se réveilla, son crâne lui faisait affreusement mal. Il tenta péniblement de se mettre debout, puis ayant réussi à retrouver un équilibre précaire malgré ses jambes tremblantes, il regarda autour de lui. Des murs, gris, identiques, s’emboîtaient dans un ordre mystérieux, à perte de vue... Le ciel, si il y en avait un, était caché par une brume épaisse et sinueuse qui enveloppait la mystérieuse construction et un étrange silence, ainsi qu’un sol poussiéreux parsemé de quelques ossements achevaient de donner un air lugubre à l’endroit. Génial : un labyrinthe. Victor soupira. S’il était dans un rêve, il aurait pu tomber mieux. Il se mit en marche, longeant le mur à sa droite.
Qu’est ce qu’il faisait ici ? Victor était courageux, mais il n’aimait pas l’inconnu. De plus, son métier, c’était d’attraper les rêves, pas de les explorer ! Quelques instants plus tôt, il chassait tranquillement sur les toits, sous le clair de lune, et maintenant... Un rugissement bestial, suivi d’un cri de frayeur parvinrent subitement à ses oreilles. C’est alors qu’eût lieu un déclic dans son cerveau : qui disait labyrinthes, disait quelque chose à cacher. Et ce quelque chose pouvait bien être... Sa mauvaise humeur fondit comme neige au soleil, et il ne songea plus qu’à secourir sa demoiselle en détresse. Il se précipita à toute allure vers le centre du labyrinthe, le monstre se trouvant toujours au centre du labyrinthe. Quelques minutes plus tard, après avoir rebroussé chemin trois fois de suite, et être tombé dans une énième impasse, il admit qu’il s’était perdu, ce qui était logique dans un labyrinthe. Se laissant aller au découragement, il se pencha pour reprendre son souffle, et remarqua soudain un fil rouge à terre, qui s’enfonçait dans la brume deux mètres plus loin. Le fil d’Ariane... Prenant le fil dans une main, Victor s’élança dans ce qu’il espérait être la bonne direction.

Après trois minutes de course effrénée, il déboucha dans une vaste arène, au sol recouvert de sable grisâtre constellé de tâches de sang séchées. Apparemment, la chose qui vivait là n’était pas très regardante sur le ménage. Avisant une étrange cabane, amas d’objets hétéroclites (Victor crut même apercevoir quelques os humains), il s’avança au centre de l’esplanade, faisant face à l’étrange construction. Comme rien ne bougeait, et qu’un silence de mort régnait toujours autour de lui, il parcourut la distance qui le séparait de la cabane, et s’enfonça dans l’ouverture sombre qui y était pratiqué en guise de porte.
Il aperçut alors le plus étrange spectacle qu’il ai jamais vu. Au milieu d’une sorte de caverne dont les murs semblaient constitués d’un bric à brac menaçant de s’écrouler à tout moment, il aperçut la jeune fille au cheveux roux, assise en tailleur face à une sorte de colosse à tête de taureau et vêtu d’un pagne blanc et sale. Une énorme hache était posée à côté de lui, et il semblait faire un grand effort de concentration, les yeux fixés sur le plateau d’échec posé devant lui. N’osant interrompre la partie, il vit le Minotaure poser son énorme main sur ce qui lui sembla de loin être un cavalier, et l’avancer de quatre cases, afin de prendre un fou face à lui. Il semblait s’amuser comme un enfant, tandis que la jeune fille, sans doute pour ne pas lui faire de la peine, préférait ne pas lui expliquer comment on bougeait les pièces aux échecs. Victor se serait volontiers pincé, s’il ne s’était pas su – physiquement – dans un rêve.
Soudain, le monstre se mit à renifler au tour de lui, et tourna brusquement la tête. Puis la bête se rua sur lui, non pas pour le découper en morceaux, mais pour lui lécher le visage, tel un chiot en manque d’affection. Les rêves étaient décidément bizarres... Vacillant sous les marques d’affection de ce monstre apprivoisé, Victor trouva tout de même la force de demander à la jeune fille :
« C’est quand tu veux pour sortir d’ici. Ton nouvel animal de compagnie est en train de m’étouffer, et accessoirement de me briser la colonne vertébrale pour me faire un câlin... »
La jeune fille pouffa et répondit qu’elle savait comment sortir, mais qu’elle l’avait attendu. Victor, qui s’était pris pour un chevalier des temps modernes sauvant sa princesse des griffes du dragon vit le ridicule de la situation s’imposer dans son esprit. Espérant avoir conserver un peu de dignité, il proposa à sa mystérieuse compagne de quitter ce rêve idiot. La jeune fille ferma simplement les yeux, et quelques secondes plus tard, l’antre du Minotaure laissa la place aux toits de la maison qu’ils avaient quitté peu de temps auparavant.
Victor encore tremblant, chancela, et manqua de perdre l’équilibre, avant de se rétablir de justesse. Relevant soudain les yeux, il remarqua alors deux jambes poilues, puis un torse musculeux, surmonté d’une tête de taureau se dressant aux côtés de la fille.
« Ne me dis pas que tu l’a ramené ?! s’exclama-t-il interloqué. Et puis d’abord, comment as-tu fait ? Ça ne te suffit pas d’entrer dans les rêves, il faut aussi que tu en rapporte des souvenirs ?! »
« Je n’ai pas fait exprès, c’est lui qui m’a suivi ! On dirait qu’il s’est attaché à moi » sourit-elle.
Victor soupira encore une fois, et se demanda ce qu’il pouvait bien faire maintenant. Il se trouvait actuellement sur le toit d’une maison, en compagnie d’une jeune fille qui avait le pouvoir d’entrer dans les rêves, et de son nouveau compagnon, un monstre à tête de taureau qui pouvait briser la colonne vertébrale d’un humain d’une simple pichenette. Super...
« Je sais ce qu’on va faire, dit-il soudain. On va aller voir Mr.Paul. Lui saura quoi faire, et peut-être pourra-t-il t’aider à retrouver la mémoire. »
« Attends un minute : qui est ce Mr.Paul ? Et en quoi peut-il m’aider ? » demanda t-elle, apparemment peu emballée par l’idée.
« C’est mon employeur, c’est lui qui m’a recueilli à l’orphelinat, après la mort de mes parents, et qui m’a formé à ce métier, pour que je lui rapporte des rêves. »
« Mais qu’est ce qu’il en fait de ces rêves ? »
Victor réfléchit. Étrangement, il ne s’était jamais posé la question... Chasser des rêves lui suffisait, il n’avait pas besoins d’en savoir plus. Mais l’étrange inconnue avait raison : pourquoi Mr.Paul tenait-il temps à récupérer les rêves des gens ?
« On pourra lui poser la question sur place » proposa-t-il.
« D’accord... Mais Minos nous accompagne » répondit la jeune fille.
« Minos ? »
« Oui, c’est son nom, il me l’a dit. »
Victor préféra ne pas insister, et prit la direction de la maison de son mentor.

Quelques instants plus tard, après s’être laissés glisser le long d’une gouttière – le Minotaure avait failli se rompre le cou en même temps que la gouttière – ils s’arrêtèrent devant une porte indiquée par Victor. Il la connaissait bien cette porte... Massive, en planches de chêne cloutées, et affublée d’un énorme heurtoir en forme de main, cette porte marquait l’entrée d’un monde étrange, invisible au commun des mortels. Victor frappa de deux coups à la porte de son poing fermé.
On entendit alors un grand fracas à l’intérieur, le bruit d’une chute suive d’un choc sourd, puis la porte s’entrouvrit, et une voix enrouée mais chaleureuse les invita à entrer. Tous trois pénétrèrent dans un réduit dallé de marbre blanc et noir, puissamment éclairé par les sept bougies d’un antique lustre. Un mince escalier de bois, en colimaçon, débouchait dans le coin gauche, à côté d’un placard, et une porte donnait sur un autre escalier, en pierre, éclairé par une torche et qui s’enfonçait sous terre. Après avoir longuement regardé autour d’eux, ils aperçurent un petit homme voûté qui se tenait derrière la porte. Il portait des vêtements démodés depuis longtemps, une veste sans manche violette sur une antique chemise blanche, et sa longue barbe, blanche également, descendait jusqu’à des chaussures en cuir noires, surmontées d’un pantalon de toile marron. Le vieil homme portait de fines lunettes argentés sur son nez, et ses yeux, bleus, pétillaient d’intelligence. Une ombre de surprise passa sur son visage lorsqu’il aperçut la compagne de Victor, puis sa voix se fit de nouveau entendre lorsqu’il demanda d’une voix enjouée :
« Eh bien, Victor, que nous amènes tu là ? »
Celui-ci, intimidé par la présence de son mentor lui relata brièvement toute son histoire, de sa rencontre avec la jeune fille à leur présence devant sa porte. Son maître suivait avec intérêt son récit, mais quelque chose troublait Victor : il y a deux jours encore, Mr.Paul était un individu austère et bougon, et qui paraissait même sinistre lorsque qu’on le regardait de loin. Comment expliquer cette métamorphose ?
Quand le jeune homme eût fini son récit, le vieillard leur enjoignit de le suivre, en déclarant qu’il avait quelque chose à leur montrer. Il commença à dévaler d’un pas leste les marches de l’interminable escalier menant à la cave. Pendant tout le trajet, le vieil homme ne cessa de jeter des coups d’oeil furtifs en direction de la jeune fille. Victor se demanda pourquoi il lui portait autant d’intérêt, lui qui d’habitude ne s’intéressait qu’à lui... Quelques minutes plus tard, ils débouchèrent dans une petite salle, construite en pierre et éclairée par des torches accrochées aux murs. Toute la surface disponible était couverte de tables, de pupitres, ou d’étagères recouverts d’instruments d’alchimie, de grimoire, d’éprouvette, de potions... Des chaudrons bouillonnaient, des pipettes goûtaient et des tuyaux glougloutaient. Dans le fond de la salle était dressée une grande bulle de verre, où étaient retenus tous les rêves que Victor avait capturé ces derniers temps. Bleu ou rouge, vert ou jaune, en forme de nuage plus ou moins consistant, ils remuaient dans tous les sens, se cognant entre eux ou contre la vitre. Mr.Paul, agacé, leur cria de se tenir tranquille, et comme par magie, les rêves lui obéirent. Le vieil homme commença alors ses explications.

Comme son père, et son grand-père avant lui, et avant lui son arrière grand-père, et ainsi de suite jusqu’à la nuit des temps, il était marchand de rêve. Tous les marchands de rêve, aussi peu nombreux soient-ils, formaient et employaient des chasseurs de rêves, qui leur rapportaient des rêves déjà existant, et leur métier consistait à les embellir afin de les revendre, plus cher qu’ils ne les avaient acheté bien entendu. Les marchands de rêve savaient transformer, par des procédés alchimiques connus d’eux seuls, de simples rêves sans intérêt en des songes grandioses, ou des hallucinations banales en cauchemars terrifiant. Leur métier permettait de renouveler les rêves, et sans eux, il n’y auraient plus de nouveaux rêves de puis longtemps... Victor comprenait à présent pourquoi son mentor avait besoins d’autant de rêves. Mais il ne voyait toujours pas le lien avec la jeune fille. Comme s’il lisait dans ses pensée, Mr.Paul continua son récit :
« Avant, bien avant que je te rencontre, j’avais une fille. Cette fille avait la capacité d’entrer dans les rêves, de les explorer physiquement ! Comme tu t’en doutes, c’était toi » dit-il à la jeune fille.
« Vous êtes... mon père ? » demanda-t-elle, incrédule.
« Oui, répondit simplement Mr.Paul. A l’âge de neuf ans, tu es entré dans un rêve, et tu n’en ai jamais revenue... Je t’ai cherché partout, j’ai tenté de te retrouver dans ce rêve, j’ai remué ciel et terre, si je puis dire, mais je ne t’ai pas retrouvée. Je me suis résigné, et depuis ce temps-là, je suis devenu l’individu taciturne, presque sinistre que Victor a connu. Mais il y a une semaine, poursuivit-il, je t’ai senti émerger de ton rêve, et j’ai repris espoir. Ce soir, quand on a frappé à la porte, j’étais sûr que c’était toi, et je me suis précipité, au risque de me briser la nuque en dévalant les escaliers tête la première, comme vous avez pu l’entendre » ajouta-t-il en souriant.
« Mais pourtant, objecta la jeune fille, je ne me souviens de rien, même pas de mon nom ! »
« Je suppose que tu as passé trop de temps dans ton rêve, mais je suis sûr que dans les jours à venir, tout te reviendra ».
Puis il se tourna vers Victor et lui dit avec émotion :
« Merci, merci Victor de m’avoir ramené ma fille. Malheureusement, ajouta-t-il en baissant les yeux, je ne peux te laisser conserver ces souvenirs... L’existence des marchands de rêve est un secret bien gardé : imagine que tout le monde l’apprenne, et s’improvise chasseur de rêve ! »
« Vous ne pouvez pas faire ça ! Je veux garder mes souvenirs, je veux continuer à chasser les rêves pour vous ! » s’écria Victor, paniqué.
« Hélas, répondit Mr.Paul, c’est impossible. Je suis désolé. Je vais effacer tes souvenirs à partir du moment où tu m’as rencontré, et les remplacer par des souvenirs parfaitement normaux de quelques années passées à l’orphelinat. Il n’y a pas d’autre solution... »
Résigné, Victor demanda :
« Dites-moi au moins comment s’appelle votre fille, je ne l’oublierai peut-être pas ! »
« J’en doute, mais soit : elle s’appelle Morphée. »
Puis il approcha sa main des yeux du jeune homme, claqua des doigts, et tout devint noir.

Victor se réveilla tout habillé dans son lit, à l’orphelinat, avec l’impression d’avoir perdu quelque chose. Il avait beau repasser dans sa tête les cinq années passées à l’orphelinat depuis la mort de ses parents, il ne parvenait pas à se rappeler, la moindre chose importante qu’il aurait pu oublier. Et pourtant, dans le rêve qu’il avait fait cette nuit, il avait entr’aperçu, une jeune fille rousse accompagnée d’une étrange créature à tête de taureau, qui lui semblaient familiers. Et un nom résonnait, obsédant, dans sa tête. Morphée... Maudissant sa mémoire défaillante, il se leva, et époussetant un long cheveu roux qui s’était déposé sur son épaule, il se leva et sortit du dortoir.