Le Rêveur

2 avril 2010.

Laure MARILLESSE, actuellement en études supérieures à l’université de Paris 13, Villetaneuse (93) académie de Créteil, classée 2ème de l’interacadémie 1

 

Le Rêveur

Victor était chasseur de rêves.
C’était un métier qui demandait beaucoup d’agilité, pour bondir de toit en toit, beaucoup de dextérité, pour manier le filet à rêves, beaucoup de courage, pour sortir seul la nuit et beaucoup d’imagination, pour effectuer un tri entre beaux rêves et rêves anodins, tout en évitant les cauchemars dangereux et les hallucinations inutiles.
Agilité, dextérité, courage et imagination.
Victor était agile, dextre, courageux et avait toujours fait preuve d’imagination. C’est d’ailleurs cette imagination qui lui avait permis, lorsque ses parents étaient morts, de ne pas se retrouver enfermé à l’orphelinat mais d’être embauché par monsieur Paul.
Mystérieux et inquiétant monsieur Paul.
Victor ignorait ce qu’il fabriquait avec les rêves qu’il lui achetait, pas très cher d’ailleurs, mais cela n’avait pas vraiment d’importance. La seule chose qui comptait pour Victor, c’était de voir les songes se glisser à l’extérieur des maisons par les interstices entre les tuiles des toits, se déployer en fines volutes colorées, onduler un instant comme s’ils cherchaient leur route puis filer vers les étoiles.
Sauf s’il se montrait assez rapide.
S’il se montrait assez rapide et abattait son filet avec suffisamment de précision, le rêve finissait dans sa besace.
Une nuit de printemps, alors qu’il n’avait capturé qu’un petit rêve bleu et cherchait quelque chose de plus consistant à attraper, Victor aperçut une silhouette adossée à une cheminée.
Elle regardait le ciel et ne parut pas surprise lorsqu’il s’assit à ses côtés.
« Tu t’appelles comment ? »
La question avait fusé, flûtée et naturelle.
« Victor. Je chasse les rêves, s’entendit-il répondre, les mots franchissant le barrage de ses lèvres sans qu’il en ait tout à fait conscience. Et toi ? »
« Minuelle. »
« Drôle de nom. »
« Drôle de métier. »
Il la détailla avec intérêt.
Elle était menue et il ne lui aurait pas donné plus de huit ans. Elle portait une légère robe blanche aux manches courtes et bouffantes qui s’accordait merveilleusement à la clarté de sa peau lisse. Une masse de boucles dorées dessinait les contours d’un visage rond mangé par deux grands yeux bleu foncé. Victor s’y arrêta, les pensées suspendues, incapable de poursuivre. Les yeux de Minuelle étaient comme deux puits profonds et insondables, candides et sérieux, porteurs d’une infinie sagesse. Il tenta d’y lire quelque chose, ils ne lui renvoyèrent que sa propre image, celle d’un garçon fluet d’une douzaine d’années, à la peau mate et aux cheveux sombres en bataille.
« Pourquoi est-ce que tu fais ça ? »
Elle avait repris la parole sur le ton de la conversation.
« Faire quoi ? »
« Chasser les rêves. »
Il dut réfléchir un court instant.
« Parce que monsieur Paul me le demande et qu’il me paye pour ça. Et puis aussi parce que j’aime bien les rêves. Ils sont jolis. »
« C’est amusant. »
Elle souriait.
« Qu’est-ce qui est amusant ? »
« Tu aimes les rêves mais tu les tues. »
« Je ne les tue pas ! Je les attrape ! »
« C’est la même chose. »
« Mais... »
« Prends ma main, Victor. »
Son ton était devenu grave. Il faillit demander pourquoi, le regard de Minuelle figea la question dans sa gorge. Sans parvenir à la lâcher des yeux, il s’exécuta. Il se sentit alors basculer dans un monde d’outremer troublé et troublant.
Il retint son souffle tandis qu’il perdait pied.

« Si tu oublies de respirer, tu vas finir par avoir un problème. »
La pique fut accompagnée d’un rire en forme de carillon.
Victor secoua la tête et prit une longue inspiration. Il reconnut instantanément l’odeur de la menthe poivrée – monsieur Paul en faisait pousser sur son balcon. Ses yeux, enfin détachés de ceux de Minuelle, ne savaient plus vers où se tourner, et son esprit refusait catégoriquement d’admettre ce qu’il voyait.
Ils n’étaient plus sur le toit.
À côté d’eux se dressait un arbre gigantesque, au tronc noueux et au feuillage touffu. Des centaines de petits points lumineux semblables à des lucioles virevoltaient entre ses branches et s’élançaient dans le ciel vespéral. À quelques pas de l’arbre clapotait un ruisseau qui se jetait à peine plus loin du haut de la falaise. Minuelle entraîna Victor jusqu’au bord du vide. En contrebas, le ru rencontrait les eaux calmes d’un lac immense dans un nuage d’embruns. Les couleurs pâles du ciel s’y reflétaient en miroir, et l’ombre d’une chaîne de montagnes se dessinait sur l’horizon.
Douceur.
Sérénité.
Silence.
« Je... Où sommes-nous ? »
« Ailleurs. Tu viens ? Je vais te montrer. »
À nouveau, elle lui tendit la main. À nouveau, il la saisit. À nouveau, il se laissa emporter. Était-ce eux qui volaient ou les paysages qui défilaient sous leurs pieds ? Victor n’aurait su le dire, mais sitôt qu’il avait pris la main de Minuelle, le monde s’était mis en marche. Devant ses yeux se succédaient prairies verdoyantes, montagnes fières, forêts de cèdres, de séquoias et d’arbres millénaires, plateaux balayés par le vent, océans sans fin aux trésors insoupçonnés. Le monde regorgeait de vie. Un troupeau de chevreuils s’enfuyait dans les sous-bois. Des lièvres couraient les plaines. Ours et pumas chassaient dans les sommets. Des saumons remontaient le cours des rivières. C’était un univers merveilleux et profond, d’une harmonie enchanteresse. Victor serrait toujours la main de Minuelle dans la sienne.
« Où sont les hommes ? »
« Les hommes ? Il n’y a pas d’hommes ici, Victor. Aucun homme ne peut vivre dans ce monde. »
Le jeune garçon s’aperçut qu’ils étaient de retour au sommet de la falaise. Une luciole s’approcha de son nez en tourbillonnant.
« C’est une fée » déclara Minuelle.
« Je n’en avais jamais vu... »
« Tu n’en verras nulle part ailleurs. »
« Alors je voudrais bien en emporter une avec moi ! »
D’un geste brusque, il voulut capturer la fée-luciole dans sa paume. Aussitôt, le monde s’assombrit, l’arbre aux fées se dessécha, les montagnes au loin s’effondrèrent, la falaise s’effrita dans le lac. En l’espace d’une respiration, l’univers vivace et chatoyant s’éteignit et mourut.
Victor n’entendit pas le gémissement de Minuelle. Un hameçon glacial le mordit derrière la nuque, sa vue se brouilla et il fut happé dans un tunnel obscur.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, il était sur le toit, Minuelle à ses côtés, avec ses cheveux d’or et sa petite robe blanche.
Elle le fixait de ses grands yeux bleu foncé.
« Je suis le rêve, Victor. »
Il resta un moment interdit. Que s’était-il passé ? Avait-il imaginé leur voyage ? Tous les paysages étaient pourtant si nets dans sa mémoire... Tous les sons, les odeurs, les sensations semblaient encore si réels...
« Je... hésita-t-il. Je ne comprends pas. »
Elle esquissa un sourire pâle.
« Je suis le rêve, Victor, répéta-t-elle. Le rêve dans lequel je t’ai invité. Le monde que je t’ai fait découvrir, dans tout son absolu, est en moi. Est moi. Mais un rêve, Victor, un rêve est libre et insaisissable. Il vient, il entraîne, il illusionne tendrement puis s’en retourne, ne laissant en offrande que des souvenirs et des symboles. On ne peut le posséder, Victor. Je mourrai si tu me captures. »
Elle lui caressa la joue, ses doigts plus légers que la brume. Au-dessus de leurs têtes, les étoiles s’éteignaient une à une.
« Écoute-moi bien, Victor. Les rêves sont impalpables mais notre existence est indissociablement liée à la vôtre. Nous sommes parce que vous avez besoin de nous, et nous ne pouvons vivre l’un sans l’autre. »
Un premier rayon de soleil pointa par-dessus l’horizon. Minuelle le contempla d’un air las. Victor restait silencieux, pétrifié. Les paroles de la fillette trouvaient en lui un écho inattendu, remuant au fond de ses entrailles une force nouvelle.
« Je ne suis pas n’importe quel rêve, Victor, reprit-elle. Je suis ton rêve. »
« Mon rêve ? »
« Oui. Mais que tu ne comprennes pas importe peu. Le jour se lève ; je vais disparaître et tout sera bientôt fini. »
« Tu vas... disparaître ? »
Dans la voix de Victor perçait une angoisse sourde.
« Oui. »
Minuelle tendit une main devant elle dans la lumière du levant. Les rayons de soleil transperçaient sa chair et sa peau devenait diaphane.
« Minuelle ! Qu’est-ce qu’il t’arrive ? »
Elle était presque transparente, à présent. Spectrale. Elle capta le regard épouvanté de Victor et éclata d’un rire candide.
« La nuit est finie, Victor, il est l’heure de s’éveiller. Souviens-toi de moi, mais n’oublie pas de vivre. »
Il voulut l’attraper, l’empêcher de se dissoudre, ses gestes ne firent qu’accélérer sa disparition. En quelques secondes, elle se délita dans la lumière du jour naissant.
« Non ! »
Victor avait hurlé. Les yeux de Minuelle imprimés dans son esprit. Un vide indicible se creusant dans son âme.
Il était seul sur le toit.

« Vous voyez bien, monsieur Paul, qu’il n’y a aucune amélioration de son état. Cela va faire six mois que ses parents sont morts. Six mois et il n’a pas encore manifesté un seul signe de conscience. Il a les yeux ouverts, mais il est... ailleurs. »
« Il a subi un grave traumatisme, mademoiselle. Il est tout à fait normal de chercher à fuir la réalité dans ces conditions. D’ailleurs je... regardez ! »
« Qu’y a-t-il ? »
« Il a bougé. Je suis sûr de l’avoir vu bouger ! »
« Je n’ai rien remarqué. »
Monsieur Paul passe une main perplexe sur son crâne dégarni.
« J’étais pourtant certain de... là ! »
Il saisit le bras de l’infirmière et l’oblige à se tourner vers la cellule, triomphal.
Assis sur sa couchette, les yeux dans le vide, un jeune garçon d’une douzaine d’années au teint mat et aux cheveux noirs en bataille est tout à coup agité de soubresauts. L’infirmière veut intervenir, mais monsieur Paul raffermit sa poigne pour l’en empêcher. Ses yeux noisette s’enflamment.
« Attendez. »
Quelques secondes plus tard, le jeune garçon cesse de se convulser. Une grimace triste se dessine sur son visage. Une larme perle à son œil. Il renifle.
« Ça alors ! Je... Il n’a jamais paru aussi vivant depuis qu’il est arrivé à l’orphelinat ! s’exclame l’infirmière. Je vais immédiatement en informer madame la directrice. »
Elle se dégage et s’éloigne à grands pas.
Monsieur Paul reste seul avec le jeune garçon. Son regard pétille, comme piqueté d’étoiles.
« Ce n’est que le début, dit-il d’une voix douce. Tu vas te réveiller, tu ne peux pas passer ta vie à fuir. Ensuite, tu sortiras de l’orphelinat. Je trouverai bien un petit boulot à te confier. Tu réapprendras. Tu sais Victor, il n’y a pas de portes fermées. Il n’y a que des actes que nous nous refusons d’accomplir. »