Le manuscrit

2 avril 2010.

Marie GENTRIC, en 3ème au college Noël du Fail, Guichen (35), classée 1ère de l’académie de Rennes

 

LE MANUSCRIT

Victor était chasseur de rêves.
C’était un métier qui demandait beaucoup d’agilité, pour bondir de toit en toit, beaucoup de dextérité, pour manier le filet à rêves, beaucoup de courage, pour sortir seul la nuit et beaucoup d’imagination, pour effectuer un tri entre beaux rêves et rêves anodins, tout en évitant les cauchemars dangereux et les hallucinations inutiles.
Agilité, dextérité, courage et imagination.
Victor était agile, dextre, courageux et avait toujours fait preuve d’imagination. C’est d’ailleurs cette imagination qui lui avait permis, lorsque ses parents étaient morts, de ne pas se retrouver enfermé à l’orphelinat mais d’être embauché par monsieur Paul.
Mystérieux et inquiétant monsieur Paul.
Victor ignorait ce qu’il fabriquait avec les rêves qu’il lui achetait, pas très cher d’ailleurs, mais cela n’avait pas vraiment d’importance. La seule chose qui comptait pour Victor, c’était de voir les songes se glisser à l’extérieur des maisons par les interstices entre les tuiles des toits, se déployer en fines volutes colorées, onduler un instant comme s’ils cherchaient leur route puis filer vers les étoiles.
Sauf s’il se montrait assez rapide.
S’il se montrait assez rapide et abattait son filet avec suffisamment de précision, le rêve finissait dans sa besace.
Une nuit de printemps, alors qu’il n’avait capturé qu’un petit rêve bleu et cherchait quelque chose de plus consistant à attraper, Victor aperçut une silhouette adossée à une cheminée.
Elle regardait le ciel et ne parut pas surprise lorsqu’il s’assit à ses côtés.
« Tu t’appelles comment ? »

Jean reposa le manuscrit et soupira. Oui, c’était bien écrit. Oui, l’histoire pourrait être intéressante. Mais il ne le sentait pas. Voilà trois livres qu’il éditait et voilà trois bides qu’il essayait d’ignorer en lisant à longueur de journée les textes de tous ces jeunes auteurs qui croyaient posséder le talent de Molière. Alors, OK, c’était un bon début, mais il se faisait tard et Jean n’avait envie que d’une chose : rentrer chez lui pour parler à sa femme Lynette , pour engloutir les lasagnes qu’elle avait préparées comme tous les mardis soirs, pour boire un café noir et pour se glisser sous les draps afin de s’endormir.

En ouvrant la porte d’entrée, Jean ressentit tout de suite la chaleur du radiateur électrique, appareil sans lequel sa femme aurait certainement arrêté de vivre depuis des années. Jean posa son manteau et s’assit. Lynette apparut sur le seuil de la porte de la cuisine, pimpante et l’air heureux comme à son habitude. Petite, mince, blonde et très souriante, Lynette semblait être la femme idéale :toujours de bonne humeur, elle s’occupait de Jean comme il le fallait, lui préparait chaque repas avec amour et ne se plaignait jamais... Eh oui, il existait des femmes parfaites !

« Alors, mon chéri, tu as déniché un best-seller ? »
« Non. J’ai juste commencé un truc un peu glauque sur un attrapeur de rêves, un machin dans le genre. Mais ça ne marchera pas, les gens veulent du concret. Les rêves et tout le tralala, c’est fini depuis des lustres ! T’as préparé les lasagnes ? »

Lynette sourit et ramena un gros plat de pâtes comme Jean les aimait. Ils mangèrent tous les deux, sans un mot.

Deux heures plus tard, Jean se glissa sous les draps froids qui sentaient bon la lessive. Il se laissa alors envahir par le sommeil.

Il faisait froid, sombre ; Jean avait l’impression que l’air glacial transperçait ses poumons. La lune était pleine, entourée d’étoiles, telle la reine entourée de ses demoiselles.
Jean avait l’impression d’être adossé contre quelque chose de dur. Il se retourna : c’était une cheminée. Une cheminée, seule, au milieu d’un paysage endormi.
C’est alors qu’un petit homme vint s’asseoir à côté de lui. Il semblait jeune et son sourire était étrange.
De sa voix aigüe, il brisa le silence glaçant :
« Tu t’appelles comment ? Moi, c’est Victor. »
Jean ne pouvait répondre. Sa voix ne produisait aucun son.

« Tu t’appelles comment ? »

C’est en sueur que Jean se réveilla. Que s’était-il passé ? Tout semblait si réel …

Le lendemain matin, au travail, Jean retrouva le manuscrit qu’il avait délaissé la veille pour un plat de pâtes. Il soupira. Et puis flûte ! Il en avait assez de ces manuscrits que personne ne lirait. Oui, le début était bien. Et alors ? Sous prétexte que tu écrivais vingt lignes de potables, tu te faisais éditer ?

Jean était à bout. Rapidement, il rédigea une lettre dans laquelle il expliqua que « malgré la qualité de l’écriture, l’oeuvre, par manque de moyens financiers, ne pourrait être éditée ». Après tout, c’était la vérité. Si les trois précédents livres qu’il avait publiés lui avaient rapporté autre chose que des dettes, alors, sans doute que Jean aurait terminé la lecture de ce manuscrit, et, peut-être, même, l’aurait édité. Mais voilà, c’était la vie et il ne pouvait rien contre elle.

De retour chez lui, le soir, Jean trouva sa femme devant la télé. Elle ne souriait pas. La salade italienne trônait sur la table.
L’ambiance, ce soir-là, fut peu conviviale. Lynette, qui semblait préoccupée par quelque chose, alla se coucher tôt. Suivie de Jean.

Jean sentait le froid qui glaçait ses pieds et qui gelait ses orteils. Inquiétante sensation. Le petit homme de la veille n’était pas là. Dans son rêve précédent (c’est à dire la nuit dernière), trop absorbé par le décor si banal (mis à part cette étrange cheminée, plantée au milieu de nul part, à laquelle il était toujours adossé), si simple mais pourtant si captivant ainsi que par ce petit homme nommé Victor, Jean n’avait regardé qu’autour de lui ; il ne s’était pas regardé lui-même.
C’est alors qu’il baissa les yeux. Et il la vit. Sa main droite. Bleue. Pas bleu nuit. Ni bleu turquoise. Bleu. Bleu tout court. Comme sa main gauche. Et (après vérification), comme le reste de son corps. Bleu. Il était devenu bleu.

Le matin suivant, Jean ne cessa d’inspecter ses mains. Elles étaient de leur couleur normale : beige. Aucune trace bleuâtre.
Jean était fasciné, mais également inquiété par la précision, l’incroyable réalisme de ce rêve.

Oui, c’était bien un rêve. Parce qu’aussi étonnant que cela puisse paraître, il se sentait protégé par cette ambiance silencieuse, par cette bulle glaciale, qui l’enveloppaient depuis deux nuits déjà et dans lesquelles il avait aperçu un étrange jeune homme qui avait éveillé sa curiosité.
Jean était fatigué. Mais il devait aller travailler. Pour trouver un manuscrit qui se vendrait à des milliers d’exemplaires, qui lui assurerait sa retraite.
Oui, Jean avait les dents longues. Oui, il voyait loin. Mais il le fallait. Pour tenir. Pour ne pas sombrer. Pour ne pas tout lâcher.

Au travail, une lettre attendait Jean. Une lettre vierge. Jean s’énerva. Qui pouvait donc lui envoyer une feuille, ainsi, sans inscription ? Cela n’avait aucun sens …
Quelques minutes plus tard, toujours sa lettre vierge à la main, en fouillant dans ses affaires (Jean était très bordélique, excusez-moi du terme, mais « bordélique »est le seul mot qui convienne), Jean retrouva le manuscrit qu’il n’avait pas terminé sur l’attrapeur de rêves. Et il le lut en entier. Et il pleura. Parce que c’était bien, très bien même. Mais que ça ne marcherait pas. Parce que les gens ne voulaient plus de fantastique. Parce qu’aujourd’hui, on était au 23ème siècle et que les romans d’amour étaient les seuls à marcher. Parce qu’aucun des auteurs qui envoyaient leurs manuscrits n’avaient compris cela. Parce qu’il menait une vie avec une femme parfaite qui préparait des plats pour chaque jour de la semaine mais qu’il n’aimait plus depuis des lustres. Parce qu’on lui envoyait une lettre vierge.
Pour tout cela, il chialait, seul, dans son bureau, une lettre vierge à la main, un manuscrit dans l’autre, et dans la tête, le visage de sa femme.

Le soir, lorsqu’il rentra chez lui, Jean ne mangea pas. Il alla directement se coucher.

Ses mains tout comme son corps, d’ailleurs, étaient bleues. Et il sentait toujours cette cheminée contre son dos, à laquelle il avait déjà été adossé les deux nuits précédentes.
Une silhouette dans l’ombre ; encore cette voix, celle de Victor.

« Comment tu t’appelles ? »

Impossible de répondre. Jean ne pouvait pas parler, sa bouche ne produisait aucun son.
Toujours la voix de Victor.

« J’ai quelque chose pour toi. »

Dans l’ombre, la silhouette avança et se découvrit à la lumière de la pleine lune.

Victor se tenait droit, un sourire effrayant dévoilant ses dents pointues. C’est alors que Jean vit Lynette. Elle était nue, dans un filet à mailles épaisses, tenu par Victor. Elle pleurait. De grosses larmes roulaient sur ses joues.
Lynette ne voyait pas Jean ; lui, l’homme bleu, pourtant si près d’elle, elle ne le voyait pas.
Jean voulait crier, lui dire qu’il était là. Mais aucun son ne daignait franchir ses lèvres.
Il voulait aller l’aider. Mais il semblait collé à cette étrange cheminée...Et sa femme Lynette était nue devant lui, prisonnière d’un petit jeune homme à l’allure ridicule mais pourtant si effrayante, nommé Victor.

Le lendemain matin, Lynette était d’une pâleur extrême. Seul le violet foncé entourant ses yeux éclatés apportaient de la couleur à son visage. Elle ne disait rien. Et elle n’avait pas préparé le petit-déjeuner, ce qui démontrait la gravité de son état.

Les nuits passaient, les rêves se succédaient. Chaque nuit, Jean, toujours bleu,voyait les seins de sa femme, tenue dans ce filet, se balloter au rythme de la marche du petit homme. En effet, chaque nuit, celui-ci se rapprochait dangereusement de Jean, mètre après mètre, réduisant la distance au fil du temps.
Chaque jour, Lynette pâlissait davantage, devenant peu à peu son propre fantôme.
Et chaque jour, une nouvelle lettre vierge attendait Jean au travail.

Le rêve était devenu cauchemar.

Un soir, devant sa pizza réchauffée (Lynette, trop fatiguée, ne cuisinait plus ; elle restait couchée du matin au soir), Jean réfléchit (chose qu’il n’avait pas faite depuis longtemps) : comment sa femme, autrefois si joyeuse, s’était-elle transformée en zombie, en pantin décoloré ?
Une dépression ? Non. Mais quoi ? Même les médecins, d’habitude si pressés d’étaler leur science, se taisaient....

Quelques minutes plus tard, Jean fit la vaisselle et alla se coucher.

Jean était toujours bleu. Victor était à un mètre de lui, avec son filet sur le dos, renfermant Lynette nue. Elle était recroquevillée sur elle-même. Elle ne pleurait plus. Elle priait. Et lui, Jean, il la regardait, incapable de parler et de bouger.
Victor avançait. Arrivé à quelques millimètres de Jean, il sourit. Méchamment. Puis, il le traversa. Avec Lynette. Tout simplement. Comme si Jean n’était rien, comme s’il n’était pas là, comme s’il n’existait pas.
Puis, après avoir traversé Jean, Victor traversa la cheminée (eh oui, cher lecteur, si vous avez été attentif, vous devez savoir que Jean est adossé à une cheminée) et disparut avec Lynette, définitivement. Tout cela s’était fait en silence. Jean n’avait rien senti lorsque Victor et Lynette l’avaient traversé ; même pas un petit picotement.

Tout était calme, sombre, froid. Jean était seul.

Cela faisait désormais plus de cinq ans que Lynette était morte. Depuis cette nuit, les rêves s’étaient mystérieusement arrêtés et le manuscrit avait disparu. Tout comme les lettres vierges. D’ailleurs, Jean n’en avait reçue aucune depuis le matin où, sous les draps blancs, il avait trouvé Lynette, les yeux fermés à jamais, la bouche légèrement ouverte, le souffle coupé pour toujours.

La mort de sa femme était comme ses rêves, comme ses lettres vierges. Indéchiffrable. Inexplicable. Blanche. Douce mais cruelle. Oppressante.
Et ce manuscrit.
Tout laissait croire que Jean était devenu fou, qu’il avait déliré, perdu la tête.
Si ce n’était cette petite tâche bleue, au centre de sa paume droite. Telle une cicatrice....Qui lui rappelait qu’il n’avait pas rêvé...