Rêve étoilé

6 avril 2010.

Marion DOUZET, en 4ème au collège de la Plaine de l’Ain, Leyment (01), académie de Lyon, classée 1ère de l’interacadémie 3

 

Rêve étoilé

Victor était chasseur de rêves.
C’était un métier qui demandait beaucoup d’agilité, pour bondir de toit en toit, beaucoup de dextérité, pour manier le filet à rêves, beaucoup de courage, pour sortir seul la nuit et beaucoup d’imagination, pour effectuer un tri entre beaux rêves et rêves anodins, tout en évitant les cauchemars dangereux et les hallucinations inutiles.
Agilité, dextérité, courage et imagination.
Victor était agile, dextre, courageux et avait toujours fait preuve d’imagination. C’est d’ailleurs cette imagination qui lui avait permis, lorsque ses parents étaient morts, de ne pas se retrouver enfermé à l’orphelinat mais d’être embauché par monsieur Paul.
Mystérieux et inquiétant monsieur Paul.
Victor ignorait ce qu’il fabriquait avec les rêves qu’il lui achetait, pas très cher d’ailleurs, mais cela n’avait pas vraiment d’importance. La seule chose qui comptait pour Victor, c’était de voir les songes se glisser à l’extérieur des maisons par les interstices entre les tuiles des toits, se déployer en fines volutes colorées, onduler un instant comme s’ils cherchaient leur route puis filer vers les étoiles.
Sauf s’il se montrait assez rapide.
S’il se montrait assez rapide et abattait son filet avec suffisamment de précision, le rêve finissait dans sa besace.
Une nuit de printemps, alors qu’il n’avait capturé qu’un petit rêve bleu et cherchait quelque chose de plus consistant à attraper, Victor aperçut une silhouette adossée à une cheminée.
Elle regardait le ciel et ne parut pas surprise lorsqu’il s’assit à ses côtés.
« Tu t’appelles comment ? »
« Je me nomme Céleste, lui répondit la jeune fille en lui souriant. Et toi ? »
« Victor, dit-il. »
Sans plus de discussion, ils détournèrent le regard et contemplèrent les étoiles. De temps en temps, il la regardait du coin de l’œil. Elle était belle, à la lueur des étoiles. Elle avait les pieds nus, et portait une robe blanche assez simple, mais pas de bijoux. Entre ses cheveux blonds et soyeux qui semblaient flotter dans l’air, couraient des fils qui irradiaient de lumière. Sa peau très pâle, presque translucide, lui donnait l’air d’une créature à peine humaine, et des étoiles dansaient dans ses yeux bleu nuit. Céleste. Quel beau prénom ! Le petit garçon se sentait bien, en sécurité, assis là à côté de l’inconnue. Elle, en revanche, avait perdu le sourire. Une teinte de désarroi colorait son regard. Comme si elle hésitait à lui annoncer quelque chose. Finalement, elle secoua vigoureusement la tête et se tourna vers lui :
« Victor, écoute-moi bien, commença-t-elle en se relevant. Il faut que je parte. Cependant, j’aimerais que tu me fasses une promesse. ».
Le petit garçon acquiesça d’un hochement de tête.
« Bien, reprit-elle. Promets-moi d’essayer de te rappeler. De te souvenir… Tu peux faire ça pour moi ? »
« Me souvenir ? De quoi ? » interrogea-t-il, perplexe.
« Trouve par toi-même. Cherche en toi. Tu me le promets ? » insista Céleste.
« Juré ! » déclara-t-il d’un air faussement sérieux.
Il ne voyait naturellement là qu’un jeu. Céleste lui sourit :
« Merci. » répondit-elle avant de disparaître dans une lumière blanche, laissant sur place un petit Victor éberlué.

Les années s’étaient écoulées, apportant à Victor des réponses et des interrogations. Avec le temps, il avait fini par élucider le sens de la question de Céleste. Depuis peu, il cherchait en effet à se rappeler de l’horrible accident qui lui avait arraché sa famille. Avait-il des frères et sœurs ? Son père portait-il la barbe ? Quelle odeur le parfum de sa mère avait-il ? Rien. Pas de réponse. Que du vide, que du blanc. Cela commençait à le hanter. Il voulait se souvenir. Pour lui. Et pour Céleste, pour que cette lueur de tristesse quitte ses yeux.

Un soir d’hiver, alors que la neige recouvrait lentement la ville de son épais manteau cotonneux, il fit un détour par le toit où il avait rencontré Céleste. Il s’y rendait souvent, dans l’espoir de l’y retrouver. Surpris, il faillit faire une chute lorsqu’il aperçut la silhouette adossée à la cheminée. Il se redressa et bondit jusqu’à elle :
« Céleste ! Ca faisait si longtemps ! » s’écria-t-il en s’installant auprès d’elle.
Peu à peu en effet, et sans qu’il se rende compte à quel point, elle était devenue très importante pour lui.
« Tu as raison. Mais j’étais très occupée ces derniers temps. Quel âge as-tu ? » demanda-t-elle.
« J’ai quatorze ans. Mais… toi, tu n’as pas changé ! Comment est-ce possible ? » s’étonna-t-il.
« C’est une longue histoire. Alors ? As-tu trouvé une réponse à ma question ? Te souviens-tu de quelque chose ? » lui demanda-t-elle
« Non. J’ai cherché pourtant ! Je t’assure ! Mais je ne me rappelle de rien. C’est comme si l’accident n’avait pas eu lieu. Comme si c’était une histoire que l’on m’avait racontée, que je n’aurais pas vraiment vécue… » s’étrangla-t-il.
Prononcer ces mots à voix haute lui faisait prendre conscience de ce à quoi il pensait.
« Il faut que je te montre quelque chose » déclara Céleste.
« Quoi donc ? » demanda Victor, l’air anéanti.
En guise de réponse, Céleste posa sa main sur le front de Victor. Aussitôt, des dizaines d’images lui revinrent en mémoire. Lui, bébé, dans un bâtiment aux pièces blanches démeublées : une prison. Sa prison. L’endroit où il avait grandi, où on avait tout effacé de la vie qu’il aurait pu mener. Où on lui avait fait croire que ses parents étaient décédés dans un accident de voiture. Les enfants avec qui il avait vécu jusqu’à ses cinq ans avaient tous étés victimes des mêmes horreurs. Tous enlevés à leurs parents à la naissance. Tous torturés mentalement, tous voués à devenir des chasseurs de rêves pour le compte du mystérieux et inquiétant monsieur Paul. Tous esclaves. Leur employeur faisait régulièrement des visites aux futurs chasseurs, son costume rouge sang contrastant avec la blancheur des murs… Il contrôlait tout. Il prenait soin qu’ils soient bien nourris, qu’ils aient une bonne hygiène, afin qu’ils soient en bonne santé et qu’ils puissent par la suite bondir sur les toits. Pour ce faire, il avait engagé des sortes d’infirmières. Ces dernières subissaient comme un lavage de cerveau. Généralement, elles ne restaient pas longtemps, pour que les enfants ne puissent pas s’attacher à elle. Ces derniers n’avaient pas non plus de jouets, ou de loisirs. Tout était calculé pour qu’ils ignorent la totalité des émotions qu’un enfant doit découvrir en grandissant. On se contentait d’attendre qu’ils soient en âge de devenir chasseurs de rêves, en les convainquant que leurs parents étaient décédés dans un accident de voiture. Pour que leur seul point d’ancrage soit monsieur Paul, pour qu’ils acceptent sans rechigner d’être sous ses ordres… Désormais, Victor savait. Sur le coup, il voulut pleurer. Il rouvrit les yeux et fixa Céleste :
« Pourquoi ? » demanda-t-il simplement.
Céleste lui raconta alors que monsieur Paul avait pour ambition de devenir le maître du monde. Il avait donc pris la décision de terroriser la race humaine. Ainsi, il suffirait de faire pression sur les chefs d’états pour obtenir leur pouvoir en échange de la paix de l’âme des hommes. Monsieur Paul avait donc cherché pendant des années ce qui pouvait terrifier toute la population, la torturer suffisamment pour qu’elle accepte de lui offrir ce qu’il voulait. La nuit, le noir. Tout le monde avait peur du noir. Pourquoi ? Parce que la nuit, l’impossible devenait possible, et l’inimaginable réalité. La nuit, les gens faisaient des cauchemars, ils affrontaient leurs peurs. Dans leurs cauchemars. C’était la raison pour laquelle il employait les chasseurs de rêves. Ces derniers lui fournissaient des rêves. Des rêves qu’il transformait en cauchemars. Ceux qui se faufilaient entre les tuiles des toits avaient déjà été vaincus par le dormeur, ils ne lui faisaient donc plus peur. Quant aux hallucinations sans importance, elles ne pouvaient devenir des sources d’effroi : pour terrifier les gens, il fallait frapper là où cela faisait mal. Changer des rêves, des espoirs, des projets en cauchemars. Pour blesser plus profondément, pour être plus efficace.

Victor et Céleste élaborèrent un plan d’attaque. Il leur fallait combattre ce monstre de cruauté avant qu’il n’accomplisse ses sombres desseins. Céleste donna une bague à Victor, un simple anneau de métal blanc poli. Il devait lui permettre de montrer aux autres chasseurs de rêves la vérité, de la même façon que Céleste la lui avait apprise.
Victor était figé, son esprit endolori. Il ne pouvait plus réfléchir comme auparavant, maintenant qu’il savait. Il avait pressenti depuis longtemps qu’il s’agissait de quelque chose de grave. Il s’y était préparé. Mais le choc était énorme. Bien trop important pour qu’il puisse le surmonter si vite…

Durant les mois qui suivirent, Victor et Céleste exposèrent la situation à la centaine de chasseurs de rêves employés par monsieur Paul. Tous eurent des réactions différentes en apprenant ce pourquoi ils œuvraient, et ce qu’on leur avait fait. Certains s’effondraient, en larmes. D’autres restaient impassibles, comme s’ils s’en doutaient déjà. Parfois, ils hochaient la tête avant de s’en retourner en bondissant de toit en toit dans la nuit. Pour ceux qui ne s’y attendaient vraiment pas, ou qui essayaient de ne pas trop y penser, c’était plus dur encore. Ils éclataient de rire, comme pour se convaincre qu’il s’agissait d’un canular. Mais tous avaient compris que la situation était dramatique et avaient accepté de contribuer à leur révolte, en abandonnant monsieur Paul. Il était temps qu’ils vivent leur vie.
Monsieur Paul n’avait aucune chance de s’en sortir.

Un beau jour de printemps, Victor et Céleste se retrouvèrent sur un toit :
« Ca y est, je sais où sont enfermés les futurs chasseurs de rêves. » lui annonça-t-elle.
De joie, il se mit à rire et la serra dans ses bras. Enfin.

Le lendemain, en pleine nuit, alors que tout le monde dormait dans la prison blanche, Céleste et Victor s’introduisirent dans le bâtiment par l’une de ses rares fenêtres et s’aventurèrent à pas de loups jusqu’au dortoir. Au fur et à mesure qu’ils avançaient, Victor revivait les moments de son enfance. Chaque pas était comme un coup de poignard en plein cœur, tandis qu’ils se rapprochaient peu à peu de la liberté. D’une main tremblante, Victor ouvrit la porte. Les enfants dormaient, ils étaient huit. La plupart devaient avoir un peu plus de deux ans. Il n’y avait qu’un nourrisson, que Victor prit dans ses bras, avant de se tourner vers Céleste. Cette dernière avait l’air plus triste que jamais :
« Emmène-les loin d’ici. Ils te suivront, lui expliqua-t-elle. Il faut que tu en finisses avec monsieur Paul. Je te fais confiance. Moi, je reste ici. Je dois terminer quelque chose. Sauve-toi vite ! »
Victor n’eut pas le temps de répliquer, elle avait disparu dans son habituelle lumière blanche. Le teint livide, il réveilla tous les enfants, et leur dit qu’ils allaient faire une promenade. Ces derniers n’avaient jamais vu l’extérieur, et ils furent ravis de pouvoir enfin quitter la prison.
Pendant ce temps, Céleste était arrivée à l’étage. Là, elle s’assit sur une chaise en attendant que Victor quitte le bâtiment. Elle était épuisée et se prit la tête entre les mains. Elle n’avait pas touché un seul mot de son histoire à Victor. Et pourtant, il l’aimait. Elle le voyait bien. Comment pouvait-on tomber amoureux de quelqu’un dont on ignorait tout, jusqu’à sa nature ? Certes, physiquement, elle était humaine. Mais elle n’était en fait rien de plus ou de moins qu’une étoile. Les étoiles avaient une âme. Toutes, sans exception. Et lorsque Céleste avait senti que seuls les cauchemars et les hallucinations sans valeur se glissaient dans l’univers, elle s’était inquiétée. Un jour, et sans trop savoir comment, elle s’était retrouvée sur Terre, et avait pris forme humaine. Elle avait donc enquêté et avait découvert qu’elle pouvait se retransformer en étoile pour accéder à certains de ses pouvoirs. Cependant, comme son apparence de base était désormais celle d’une jeune femme, lorsqu’elle se métamorphosait, elle gardait sa taille d’humaine. Ainsi, alors que Victor croyait la voir disparaître, elle se déplaçait en réalité à la vitesse de la lumière, trop vite pour qu’il la voit faire. Elle vieillissait aussi lentement que lorsqu’elle était une étoile, ce qui expliquait qu’aux yeux du jeune homme, elle ne prenait pas d’âge. Après des années de combat, grâce à Victor, elle était enfin sur le point d’en finir avec monsieur Paul. Cependant, la prison blanche était ensorcelée. Et la seule solution pour la détruire était que Céleste reprenne sa forme d’antan, avant de se disperser dans l’univers à la manière d’une étoile…
Inquiet au sujet de Céleste, Victor avait rapidement quitté les lieux, sans un bruit. Les enfants regardaient autour d’eux, les yeux écarquillés. Ils avaient tant à découvrir ! Ils marchèrent pendant quelques minutes. Arrivés sur la colline qui faisait face à la prison, ils se retournèrent et la regardèrent une dernière fois. Victor serrait les dents. Soudain, le bâtiment explosa dans un jaillissement de lumière pure, blanche. Comme celle du soleil qui illuminait la voûte céleste.
Victor tomba à genoux en pleurs, il avait compris.

Le lendemain matin, il se rendit dans une vaste villa bâtie sur une falaise qui surplombait la mer. Le jeune homme pénétra dans la demeure sans y être invité. La rage, la douleur, la haine et la souffrance le rendaient plus fort, tout en l’empêchant de réfléchir convenablement. Il écarta tous les domestiques les uns après les autres. Il enfonça la porte qui se trouvait au fond du couloir. Puis il saisit au collet l’homme qui le regardait d’un air apeuré. Un homme au costume écarlate. Il le traîna à l’extérieur de la maison et lui tourna le visage vers le ciel :
« Vous l’avez tuée. » dit-il simplement.
Puis il le tira au dessus de la mer et lâcha monsieur Paul. Qui tomba. Sur les rochers.

Le monde n’était plus en danger.
Victor, aidé des chasseurs les plus âgés, avait confié les jeunes enfants à des gens qui avaient souhaité les recueillir. Les chasseurs adultes ou qui avaient un peu plus de seize ans s’étaient débrouillés comme ils avaient pu pour s’intégrer dans la société, ayant souvent recourt à des moyens illégaux. Certains chasseurs de rêves avaient noué des liens forts, et continuaient de se fréquenter. D’autres préféraient se reconstruire à part, démarrer une nouvelle vie en s’éloignant de leur passé. Et malgré les blessures et cicatrices infligées par monsieur Paul, ils étaient tous heureux.
Tous sauf Victor.

Il vivait dans une petite maison sur une plage de sable fin. Tous les jours, il s’asseyait sur une pierre et contemplait l’horizon, déversant ses larmes dans les vagues, espérant qu’elles traversaient la frontière qui séparait la mer du ciel.
Afin qu’elles rejoignent celle à qui elles étaient destinées.