Une fois mais pas deux

6 avril 2010.

Thibaut HASCHER, en 3ème au collège Arthur Rimbaud, Charleville-Mézières (08), académie de Reims, classé 1er de l’interacadémie 4

 

Une fois mais pas deux

Louise poussa un grognement.
Elle avait retardé tant qu’elle avait pu le moment de se mettre au boulot, espérant jusqu’à la dernière minute qu’un miracle la sauverait mais là, le dernier jour, à onze heures du soir, soit neuf petites heures avant le cours fatidique, elle était coincée. D’autant plus coincée que madame Agay était connue pour la sévérité avec laquelle elle traitait les élèves qui ne rendaient pas leur travail dans les délais impartis.
Pour la dixième fois de la soirée et la centième depuis une semaine que madame Agay leur avait donné ce fichu devoir, elle lut le sujet :
« Baba Yaga est une figure centrale des légendes russes. Vous utiliserez le conte étudié en classe et les résultats de vos recherches personnelles pour rédiger un texte de quatre pages dans lequel Baba Yaga jouera un rôle essentiel. »
Le conte étudié en classe ? Louise en gardait un souvenir si vague qu’elle en était venue à se demander si elle n’était pas absente le jour où la prof l’avait présenté. Vos recherches personnelles ? Il ne fallait quand même pas rigoler !
Bon d’accord, elle n’avait rien fichu, rien écouté, rien préparé et, demain, elle allait se faire trépaner par madame Agay. Et tout ça à cause de cette…
« Maudite Baba Yaga ! » cracha-t-elle.
Comme un écho à son juron, un claquement sec retentit dans le couloir, suivi du bruit d’un corps lourd se traînant vers sa chambre.
Louise se figea. Si elle avait réveillé ses parents, que l’un d’eux entrait et la surprenait en train de … de ne pas travailler au lieu de dormir, madame Agay n’aurait plus rien à massacrer demain.
Elle se précipitait vers son lit lorsque la porte s’arracha violemment de ses gonds, laissant place à une horrible vieille femme qui lui était familière : madame Agay. Plus que jamais, elle semblait tout droit sortie de l’Enfer. Une aura de menace emplit la pièce. Louise ne poussa pas de cri, elle en était incapable. La vieille rit. C’était ce genre de rire sadique à faire trembler les morts que la jeune fille connaissait si bien. Les longs cheveux gris-blancs de madame Agay, habituellement coiffés en un sévère chignon, lui descendaient dans le dos. Son visage pâle était couvert de rides. Son nez en bec d’aigle était comme le viseur de la mitrailleuse qu’étaient ses petits yeux gris luisants de haine, qui vous regardaient avec une froideur à glacer les déserts les plus arides. Au bas d’une robe de toile aussi vieille et sale que celle qui la portait, se devinait l’absence d’un pied. Elle s’appuyait constamment sur une grande canne de bois.
La main squelettique de la vieille qui ne tenait pas la canne tira de sa ceinture un immense coutelas ensanglanté.
« Bonsoir, Louise ! »

Et soudain, la collégienne comprit : la ressemblance était frappante, mais ce n’était pas madame Agay ! Qui donc alors ?
« Je suis Baba Yaga, l’ancêtre de Baba Agay ! C’est grâce à elle que je suis de retour ! » l’informa-t-elle de sa voix grinçante, comme si elle lisait dans ses pensées.

Baba Yaga se tenait toujours là où aurait dû se trouver la porte, mais Louise s’était rapprochée de son bureau, à moins de trois mètres de la vieille femme. Discrètement, elle s’empara de sa paire de ciseaux. La peur rafraichissait la mémoire de Louise : elle se souvint que Baba Yaga avait pour habitude d’enlever des enfants pour les manger dans sa cabane perdue dans la forêt russe. Elle n’aura pas ma peau comme ça ! songea Louise, qui retrouvait progressivement ses moyens.
« Allons, viens ma petite, l’intima Baba Yaga. Les jeunes gens de ton époque doivent êtres bien plus agréables à manger que ceux de mon temps… »
« Va voir au Goulag si j’y suis ! » hurla Louise en se précipitant sur Baba Yaga, ciseaux au poing.

Heure H –7.
Louise poussa un grognement.
Avant même d’avoir ouvert les yeux, elle sut que quelque chose n’allait pas. Ses mains et ses pieds étaient attachés. Elle était allongée à même le sol, dur et glacé. Une goutte d’eau tomba sur le front de la jeune fille. Sa tête et ses longs cheveux noirs emmêlés trempaient dans une flaque huileuse.
Louise ouvrit les yeux. Malgré le peu de liberté de mouvement dont elle disposait, elle put voir qu’elle se trouvait dans un endroit en béton, sans doute un ancien bunker, dont les murs étaient tagués. Une odeur nauséabonde manqua de la faire vomir.
Que faisait-elle ici ? Ah, oui, elle avait reçu un coup de béquille sur la tête au moment où elle allait planter ses ciseaux dans le cœur de la vieille femme. Décidément, madame Agay n’aura vraiment rien à massacrer demain ! Puis, se tortillant dans tous les sens, elle essaya, en vain, de se libérer.
« Tu te fatigues, la nargua Baba Yaga, Arrête de t’agiter, je n’aime pas que ma nourriture soit trop ferme ! »

La vieille femme russe, se dirigea de sa démarche claudicante vers sa prisonnière.
« Où sommes-nous ? » questionna Louise, d’une voix fatiguée.
« En sécurité ! »
« Relâchez-moi !!! »
« Donne-moi une seule bonne raison de le faire ! »

Louise hésitât. Elle devait élaborer une stratégie qui lui permettrait de s’en sortir. Gagner du temps, se dit-elle, réfléchir, ne pas paniquer... Tu as survécu à trois ans et demi de cours de russe avec madame Agay, tu peux bien survivre à une nuit avec son ancêtre !
Mais il fallait croire que non. A une heure du matin, Louise était à l’aube de la mort.

Heure H –6.
« Encore combien de temps ? » questionna la voix fatiguée de Louise.
« Tu es si pressée que ça ? » lui répondit Baba Yaga, qui préparait le bouillon de légumes qui accompagnerait le plat principal. « Un peu de patience, ma petite ! »
« … »
« Quel dommage que tu ne puisses pas goûter à ce repas… Tu sais, en près de trois siècles d’existence, j’ai eu le temps d’affiner mes talents culinaires… »
« Il y a encore quelques heures, je rêvais d’ouvrir un jour un restaurant… Si je m’en sors, il faudra que je me trouve un nouveau métier. »

Heure H –5.
« C’est l’heure ma petite ! Allons, dépêchons-nous, j’ai faim ! »
A cet instant, Baba Yaga aurait pu ressembler à une gentille grand-mère invitant sa petite fille à manger. Aurait pu ressembler, car le coutelas qu’elle tenait à la main ne laissait guère de doutes quant à ses intentions et la jeune fille attachée et le décor lugubre rendaient le tableau encore plus insensé. La triple-centenaire se dirigea vers Louise et, d’un geste rapide pour son âge, trancha ses liens.
« Allez ! Dépêche-toi de te déshabiller. Puis, voyant le regard interrogateur de Louise : Tu ne croyais tout-de même pas que j’allais te manger ainsi ! »
A vrai dire, Louise n’y avait pas réellement pensé.
« Vous savez, fit-elle remarquer, si le Goulag ne vous plaît pas, vous pouvez toujours aller vous faire voir ailleurs. Et, puis, votre petit déjeuner, vous ne pourriez pas le prendre comme tout le monde… vers six où sept heures du matin ? »

Heure H –4,5.
Lorsque Louise ouvrit les yeux, elle les referma aussitôt. Non pas que le feu l’ait éblouie, mais parce qu’elle ne voulait pas admettre que cette situation soit bien réelle. Mais non, elle était bien attachée au-dessus d’un feu de bois, nue. Elle savait à présent que c’était le commencement de la fin et bientôt la fin de la faim de Baba Yaga.
« Tu es plus résistante que prévue ! grinça la voix de Baba Yaga. Avec la drogue que je t’ai administrée, tu n’étais pas censée te réveiller… Pas dans ce monde-là en tout cas ! »

Louise ne répondit pas. Le feu avait déjà fait rougir son corps, l’aveuglait et lui arrachait de petits gémissements. Les liens qui la retenaient attachée à la broche, lui entravant les mains et les pieds, la maintenaient au-dessus des flammes, telle de la viande à kebab.
C’est trop bête de mourir ainsi, se dit la jeune fille, maudite Baba Yaga !
Soudain, tout s’éclaira dans l’esprit de Louise : lorsqu’elle avait criée « – Maudite Baba Yaga ! », elle avait involontairement invoqué l’intéressée ! A chaque poison son antidote… Peut-être existait-il une incantation inverse ?
Ignorant sa souffrance, Louise chercha une phrase qui pourrait inverser la situation.
« Bénite, vénérée, sainte,… glorieuse Baba Yaga ? Sacrée Baba Yaga ? » murmura-t-elle, espérant pouvoir prendre ça revanche. Bien sûr, elle n’y croyait pas vraiment, mais au point où elle en était, elle n’avait plus rien à perdre.
Soudain, un claquement sec, semblable à celui qu’elle avait entendu quelques heures plus tôt, retentit. Louise leva les yeux. Si le feu ne l’avait pas déshydratée, elle aurait pleuré de joie.

Heure H –2,5.
Louise se réveilla en sursaut. Elle crut d’abord que les événements de la nuit n’étaient qu’un rêve, mais la porte, qui gisait toujours au sol, était là pour en témoigner.
Des images de ce qui s’était passé après la disparition de Baba Yaga lui revinrent en tête. Elle avait tant bien que mal réussi à défaire ses liens, et avait pu poser pied à terre. Là, elle s’était rhabillée, et, dans un état presque secondaire, avait traversé Saint-Pétersbourg, qu’elle connaissait bien pour y avoir vécu depuis sa naissance. Ainsi, elle avait pu rejoindre l’appartement de ses parents, qui avaient été drogués. Louise avait retrouvé deux seringues qu’elle s’était empressée de jeter à la poubelle, et eux ne s’étaient aperçus de rien.
Maintenant, je sais quoi rendre à madame Agay, pensa amèrement Louise, qui ne comptait pas en rester là.
Et elle se mit au travail.

Heure H –0.
« Irina ! Pourquoi n’as-tu pas fais ton devoir ? » hurla madame Agay.
« J’étais malade, madame » répondit l’adolescente sans même regarder sa prof.
« Ce n’est pas une excuse ! Tu viendras le faire ce soir en colle et tu ne quitteras pas le collège tant que je ne l’aurais pas vu. Je te retire aussi cinq points, et en prime, tu me recopieras le règlement intérieur pour la semaine prochaine ! »
Puis, se dirigeant vers Louise, elle questionna de nouveau :
« Et toi, Louise, je suppose que tu n’as pas ton devoir non plus ? Comme d’habitude ! »
« Détrompez-vous, madame » lui répondit Louise avec un sourire moqueur tout en lui tendant sa copie, « je pense que ça va vous plaire ! D’ailleurs, j’aimerais vous poser quelques questions à la fin de l’heure… »

Soudain, toute la classe, prof comprise, s’arrêta de respirer. Pour la première fois depuis près d’un demi-siècle de carrière, une élève osait demander à la voir à la fin de l’heure ? Louise, en plus, qui habituellement n’était pas emballée par le cours. Quelque chose ne va pas, pensa madame Agay. Est-elle au courant ? Non, sinon, elle ne serait plus là…
Durant tout le cours, qui se déroulait comme d’habitude (la voix grinçante comme de la craie sur un tableau de madame Agay débitait sa leçon dans un silence de mort), des élèves jetèrent des coups d’œil anxieux à leur camarade Louise, comme si c’était la dernière fois qu’ils la voyaient.

Heure H +1.
« Alors, ces questions ? » demanda madame Agay, lorsque les autres élèves eurent quittés la salle.
« Que dites vous de ça ? « Maudite Baba Yaga ! ». »
Madame Agay sursauta.
Apparue dans un bref claquement, Baba Yaga se tenait là, devant elles. Après un instant de silence, madame Agay murmura :
« Bonjour, Baba. On dirait bien que nous avons un problème… sur le feu. »
« Un gros problème ! Cette petite peste a trouvé la phrase inverse et m’a renvoyée chez les morts ! »
« Ainsi, vous saviez » demanda la collégienne à sa prof.
« Oui, je savais. J’ai trouvé, il y a peu de temps, une manière de ramener les gens à la vie, en prononçant la phrase exacte qui leur correspond. Il existe bien sûr un moyen de renverser la situation, comme tu as pu t’en a percevoir. »
« C’est pour ça que Baba Agay, vous a donné ce devoir, Louise » renchérit l’ancêtre… « pour que l’un d’entre vous prononce la phrase. Ainsi, à nous deux, nous avons un tas d’enfants à disposition… »
« Intéressant, murmura Louise, mais maintenant que je suis au courant, j’imagine que vous n’allez pas me laisser partir comme ça. Hein, sacrée Bab… »

Madame Agay avait été plus rapide. D’un geste svelte, elle avait plaqué sa main blanche sur la bouche de la jeune fille, puis, Baba Yaga l’avait bâillonnée, lui murmurant à l’oreille :
« Une fois mais pas deux, ma petite… Désormais, je prendrai le temps de bâillonner ma nourriture ! »