Emmène-moi

6 avril 2010.

Sophie FROGER, en 3ème au college Victor Ségalen, Châteaugiron (35), classée 2ème de l’académie de Rennes

 

Emmène-moi

Victor était chasseur de rêves.
C’était un métier qui demandait beaucoup d’agilité, pour bondir de toit en toit, beaucoup de dextérité, pour manier le filet à rêves, beaucoup de courage, pour sortir seul la nuit et beaucoup d’imagination, pour effectuer un tri entre beaux rêves et rêves anodins, tout en évitant les cauchemars dangereux et les hallucinations inutiles.
Agilité, dextérité, courage et imagination.
Victor était agile, dextre, courageux et avait toujours fait preuve d’imagination. C’est d’ailleurs cette imagination qui lui avait permis, lorsque ses parents étaient morts, de ne pas se retrouver enfermé à l’orphelinat mais d’être embauché par monsieur Paul.
Mystérieux et inquiétant monsieur Paul.
Victor ignorait ce qu’il fabriquait avec les rêves qu’il lui achetait, pas très cher d’ailleurs, mais cela n’avait pas vraiment d’importance. La seule chose qui comptait pour Victor, c’était de voir les songes se glisser à l’extérieur des maisons par les interstices entre les tuiles des toits, se déployer en fines volutes colorées, onduler un instant comme s’ils cherchaient leur route puis filer vers les étoiles.
Sauf s’il se montrait assez rapide.
S’il se montrait assez rapide et abattait son filet avec suffisamment de précision, le rêve finissait dans sa besace.
Une nuit de printemps, alors qu’il n’avait capturé qu’un petit rêve bleu et cherchait quelque chose de plus consistant à attraper, Victor aperçut une silhouette adossée à une cheminée.
Elle regardait le ciel et ne parut pas surprise lorsqu’il s’assit à ses côtés.
« Tu t’appelles comment ? »
« Je m’appelle Erilys mais tout le monde m’appelle Ery. Et toi ? »
« Moi c’est Victor. T’es toute seule ? »
« Oui, répondit-elle en haussant les épaules, mais j’ai l’habitude et puis je suis grande. »
« Tu as quel âge ? »
« Certains me donnent 12 ans, d’autres 14, ça dépend. Et toi ? »
« Moi j’ai 13 ans. Mais tu ne connais pas ta date de naissance ? » demanda Victor étonné qu’on ne connaisse pas son âge précisément.
« Non, je ne me souviens pas très bien de ma naissance, j’étais encore petite. »
Victor était de plus en plus étonné par cette jeune fille. Il la trouvait différente des autres. Pourtant, quand on la voyait, on ne pouvait pas la distinguer des jeunes filles que Victor avait pu croiser. Elle était petite et toute frêle, on aurait dit un petit oiseau sans défense. Ses longs cheveux blonds bouclés descendaient en cascade dans son dos. Deux grands yeux bleus mangeaient son petit visage ovale et si on s’y plongeait, on s’y noyait. Elle portait une longue robe blanche à manches ballons que la lune faisait apparaître bleu clair. Elle était belle. Erilys tourna la tête vers lui.
« Pourquoi me regardes-tu comme ça ? » demanda-t-elle.
« Tu ne ressembles pas aux autres. »
La jeune fille parut se contenter de cette réponse et se plongea dans la contemplation des étoiles de cette belle nuit de printemps. Pourtant Victor, lui, ne se contenta pas des réponses qu’il avait eues dans la nuit.
« Je ne t’ai pas demandé pourquoi tu étais là. »
« Je me promenais. J’aime bien venir dans ce monde. Je trouve qu’un monde en couleur c’est plus joli. »
Victor ne comprenait plus rien. Ce monde ? Mais quel monde ? C’est le monde, le nôtre, il n’en existe pas d’autres. Si ? Il avait de plus en plus de mal à suivre cette étrange fillette venue de nulle part. Pourtant... Il avait envie de mieux la connaître, de comprendre ce qu’elle voulait dire.
« Mais tu viens d’où ? »
Ery parut réfléchir un moment.
« Je viens d’un monde proche de celui-ci. On y accède par cette cheminée. D’habitude on n’a pas le droit de venir ici, et personne ne sait comment venir d’ailleurs, mais mon père est le roi du royaume et, comme je suis une princesse qui est donc destinée à devenir reine plus tard, il m’a appris tous les secrets confidentiels et ce monde en est un. Un jour il m’a donné une petite clé qui ouvrait une porte cachée derrière un des tableaux de sa chambre. La porte débouche ici et depuis deux ans à présent je viens ici une fois par semaine pour admirer ce monde merveilleux rempli de couleurs. »
« Pourquoi tu parles toujours de couleurs ? » demanda Victor intrigué.
« Parce que mon monde à moi il est en noir et blanc » répondit-elle d’une voix triste.
Victor essayait de s’imaginer un monde sans couleurs... il avait du mal. Il se remémorait les vieux films dont il avait saisi des images dans sa petite enfance. Ce nouveau monde qu’il découvrait à travers Erilys le fascinait. Il regarda Ery un long moment, elle lui rendit son regard et ils restèrent accrochés par la force de leurs yeux pendant plusieurs minutes... Aucun des deux ne parlait... Victor rompit enfin le silence de deux mots qui scellèrent son destin.
« Emmène-moi ! »
La jeune fille le regarda d’un œil étonné puis lui lança un sourire éblouissant.
« D’accord. Je serais très heureuse de te faire découvrir mon monde. »
Elle mit sa main à son cou et Victor remarqua la petite clé pendue à sa gorge qu’il n’avait pas vue dans l’inspection qu’il avait fait de cette petite princesse. Ery décrocha le collier qui retenait la clé et se tourna vers la cheminée. Victor se leva et prit sa besace qu’il avait laissé choir au sol. Le petit rêve bleu était toujours dedans au grand soulagement de Victor qui n’aimait pas rentrer bredouille de ses chasses aux rêves.
Erilys et Victor passèrent la porte main dans la main et arrivèrent dans une grande pièce claire. Un lit trônait en son centre. A sa droite se tenait un grand miroir et une commode rustique. Sous le lit se trouvait un tapis rond décoré de formes géométriques. C’était la chambre de château par excellence sauf que celle-ci n’avait pas de couleurs. Victor était émerveillé. Il tourna la tête dans la direction d’Ery et découvrit qu’elle aussi n’avait plus de couleurs : sa belle chevelure était devenue gris pâle alors que ses yeux d’un bleu profond étaient presque noirs. Il n’y avait que sa robe, blanche d’origine, qui n’avait pas changé. Erilys lui retourna son regard et mit un doigt sur sa bouche pour lui faire comprendre de se taire puis montra le lit. Victor vit qu’effectivement un homme y dormait dedans. La petite princesse l’entraina hors de la chambre, lui fit traverser des couloirs sans fin qui se ressemblaient tous et ils débouchèrent enfin dans une petite chambre.
« Voilà ! dit Erilys toute excitée. C’est ma chambre. »
« Elle est magnifique » répondit Victor.
Et il le pensait. La chambre était faite d’un gris pâle qui aurait pu correspondre au rose de son monde. Un grand lit à baldaquin était posé au fond et sur le côté se trouvaient une petite coiffeuse et une fenêtre donnant sur la ville. En face, une grande armoire occupait tout le mur. Et au centre un chevalet. Victor s’approcha et observa la toile qui y était installée. C’était la copie conforme de la vue qu’on avait de la ville par la fenêtre de la chambre.
« C’est toi qui as peint ça ? » demanda Victor émerveillé.
« Oui, répondit Erilys, mon rêve est qu’un jour cette peinture se remplisse de couleurs. Qu’est ce que tu as dans ton sac ? » questionna-t-elle tout en arrachant la besace des mains de Victor.
Elle eut à peine le temps de l’ouvrir que le rêve bleu s’échappait déjà. Il virevolta pendant un moment dans la pièce avant de venir s’écraser sur la toile d’Ery. Les deux enfants restèrent émerveillés devant le spectacle qui s’offrait à eux : sur le tableau le ciel s’était coloré de bleu.
« Mon rêve » murmura Victor.
« C’était un rêve ?! demanda Erilys au bord de l’hystérie. Ça veut dire que tu es le garçon de la prophétie ! »
« Quelle prophétie ? » demanda Victor totalement perdu une nouvelle fois.
« Les couleurs du monde arriveront du maître du chasseur de rêves (donc ton maître) qui colorera le ciel de la ville de la princesse (c’est ma peinture). »
« Tu veux dire que c’est mon maître qui possède les couleurs ! » s’exclama Victor
« A ton tour de m’emmener ! Je veux récupérer les couleurs pour mon monde ! »
Et sans plus attendre, Victor lui prit la main et courut à travers les couloirs pour retrouver la porte que menait vers son monde. Ils arrivèrent dans la chambre du roi, essoufflés. Erilys prit sa clé, poussa le tableau et ouvrit la porte. Une fois dehors, ils reprirent leur course effrénée sautant de toit en toit, de cheminée en cheminée, se rattrapant aux tuiles ou aux gouttières. Victor était étonné de l’agilité de son amie : elle suivait sa cadence sans prendre de retard, sans se plaindre. Ils arrivèrent assez rapidement chez monsieur Paul. Une grande maison de brique rouge avec des volets jaunes, une herbe d’un vert pur et des fleurs de toutes les couleurs se dressaient devant eux. Ils avancèrent doucement, prudemment. Victor frappa à la porte qui s’ouvrit presque simultanément sur un monsieur Paul tout de rose vêtu.
« Ah ! Mon petit Victor ! dit-il d’une voix joviale. Je me demandais quand tu allais comprendre ce que je fabriquais avec tes rêves. Viens. Entre avec ton amie, je vais vous montrer. »
Victor et Erylis entrèrent. La maison de monsieur Paul était pleine de couleurs. Ery en restait bouche bée, elle n’avait jamais vu autant de couleurs de sa vie. Cela allait des murs rouges, bleus, marrons, verts, roses, aux tableaux pleins de nuances, aux tapis aux formes tourbillonnantes et aux meubles aux tons pastels.
Monsieur Paul les emmena dans le sous sol. En bas se trouvait un grand laboratoire. Des tubes contenant toutes les couleurs du monde faisaient disparaître les tables sur lesquelles ils reposaient et tout au fond de la pièce se tenaient trois gros tubes remplis pas les trois couleurs primaires, le cyan, le magenta et le jaune.
« Avec ces trois couleurs-là, vous pouvez faire toutes les couleurs existantes, expliqua monsieur Paul ; je m’efforce de transformer tous ces rêves, bleus, rouges et jaunes en couleurs primaires. Libérez-les et elles prendront leur place dans votre monde, mademoiselle. »
« C’est vrai ?! » s’exclama la jeune fille toute souriante.
« Mais bien sûr, lui répondit monsieur Paul, allez, filez vite tous les deux et emportez ces tubes avec vous. »
Ery partit avec le tube de cyan pendant que Victor prenait les deux autres. Monsieur Paul l’arrêta pour lui expliquer que depuis qu’il l’avait engagé il attendait qu’il découvre le monde d’à côté. Lui, plus jeune, avait rencontré le roi actuel et lui avait promis de trouver un moyen pour donner des couleurs à son monde. Seulement, quand il avait enfin découvert comment fabriquer des couleurs, il était devenu trop vieux pour monter sur les toits. Victor le remercia et partit à la suite de la fillette. Ils coururent jusqu’à la cheminée et passèrent la porte.
« Tu es prêt, demanda Erilys, on ouvre les tubes à trois. Un... Deux... Trois ! »
Et les couleurs furent.