Rêve-moi

7 avril 2010.

Manon AMBROISE, en Terminale au lycée de la Vallée de Chevreuse, Gif sur Yvette (91), classée 1ère de l’académie de Versailles

 

Rêve-moi

Victor était chasseur de rêves.
C’était un métier qui demandait beaucoup d’agilité, pour bondir de toit en toit, beaucoup de dextérité, pour manier le filet à rêves, beaucoup de courage, pour sortir seul la nuit et beaucoup d’imagination, pour effectuer un tri entre beaux rêves et rêves anodins, tout en évitant les cauchemars dangereux et les hallucinations inutiles.
Agilité, dextérité, courage et imagination.
Victor était agile, dextre, courageux et avait toujours fait preuve d’imagination. C’est d’ailleurs cette imagination qui lui avait permis, lorsque ses parents étaient morts, de ne pas se retrouver enfermé à l’orphelinat mais d’être embauché par monsieur Paul.
Mystérieux et inquiétant monsieur Paul.
Victor ignorait ce qu’il fabriquait avec les rêves qu’il lui achetait, pas très cher d’ailleurs, mais cela n’avait pas vraiment d’importance. La seule chose qui comptait pour Victor, c’était de voir les songes se glisser à l’extérieur des maisons par les interstices entre les tuiles des toits, se déployer en fines volutes colorées, onduler un instant comme s’ils cherchaient leur route puis filer vers les étoiles.
Sauf s’il se montrait assez rapide.
S’il se montrait assez rapide et abattait son filet avec suffisamment de précision, le rêve finissait dans sa besace.
Une nuit de printemps, alors qu’il n’avait capturé qu’un petit rêve bleu et cherchait quelque chose de plus consistant à attraper, Victor aperçut une silhouette adossée à une cheminée.
Elle regardait le ciel et ne parut pas surprise lorsqu’il s’assit à ses côtés.
« Tu t’appelles comment ? »
« Mais, tu l’as toujours su.
Mon prénom est au fond de ton cœur, là, blotti
Comme est la lune argent au fond du fond du puits. »
Victor, se tût. Étrangement, il n’était pas étonné. Il avait la sensation de la connaître déjà par cœur, cette fille, si frêle dans sa robe légère, qu’on aurait voulu la retenir à la moindre bourrasque de vent, de peur qu’elle s’envole, plus haut même que les étoiles du ciel. Il ne voulût pas lui donner de nom. Parce qu’il sentait qu’il ne pouvait pas définitivement l’ancrer dans la réalité à laquelle elle ne semblait pas tout à fait appartenir. Victor l’appellerait Elle, tout simplement. Dans ce Elle, rien n’était déterminé, c’était la liberté qui s’y exprimait pleinement. Elle était noyée dans une chevelure noire à travers laquelle perçaient deux grands yeux verts tout pétillants. A trop la regarder, Victor eut l’impression de perdre pied, de se dissoudre dans l’immensité verte de son regard. Il fut soudain pris de vertiges. C’était comme si le sol cédait sous ses pieds. Il se sentit tomber à la renverse, irrésistiblement attiré par le vide. Une forte poigne le retînt : c’est Elle qui lui avait tendu la main. Une main qui faisait la paume de la sienne et des doigts fins, si fins qu’on aurait peur de les casser. Et en regardant cette main qui l’avait remis sur pieds, Victor se sentit parcouru de frissons tout entier. Une décharge électrique de la tête aux pieds. Ils étaient là, tous les deux, dans le silence tout noir de la nuit. Le rêve bleu s’était enfui de la besace et Victor se ferait sûrement disputer par M. Paul. C’est sûr, son employeur serait fou de rage mais, qu’importe ! Victor tenait la main de Elle et c’était la seule chose au monde qui pouvait compter pour lui. Tant pis pour M. Paul...
Cher M. Paul, si terne, si vide. Tu ne vis plus que pour ton ardent désir de rêver librement. Ta vieille peau abrite un cœur mort depuis longtemps ! Si les morts avaient pu avoir des sentiments, tu aurais pu être triste. Mais les morts n’ont pas de sentiments.
M .Paul avait les yeux tout embrumés. Encore une journée passée à errer parmi ses bocaux qui constituaient sa collection personnelle de rêves. Des milliers de rêves de toutes les couleurs amassés pendant des années par les chasseurs de rêves. Encore une journée passée par M. Paul à habiter les rêves des autres, toujours un peu plus loin de la réalité et toujours un peu plus proche des rêves. Il passait des journées et des nuits entières sans boire ni manger, à brasser à pleines mains ces milliers de rêves. Les volutes aux incroyables nuances, changeantes sous les rayons de lune qui éclairaient la petite pièce sombre, déambulaient dans un ballet insaisissable. On aurait dit de la lumière liquide en conserve. Les boîtes s’entassaient par centaines sur des étagères branlantes, des petites et des grandes, des neuves, des vieilles, des boîtes pleines à ras bord et des boîtes vides, dans lesquelles restaient, collées sur le verre sale des bocaux, les miettes brillantes de quelque vieux rêve. M. Paul était grisé par ces visions. Son souffle devenait haletant et son regard se perdait dans un horizon visible de lui seul. Alors, au milieu de son étrange transe, il ouvrait un à un les bocaux. Les volutes s’échappaient dans une fuite désordonnée. M. Paul les saisissait au vol pour les apporter près de sa bouche.... et il les mangeait ! Frénétiquement, il s’emparait des rêves pour les avaler, sans même prendre le temps de les mâcher. Il s’empiffrait jusqu’à n’en plus pouvoir... une véritable orgie de songes. Et tant que M. Paul mangeait, il rêvait. Son esprit était occupé par les visions nocturnes les plus improbables de milliers d’être humains. Ainsi, il rêvait jour et nuit ce que les autres avaient rêvé avant lui. Rêver les rêves des autres pour combler le trou béant ouvert en lui. Car M. Paul ne savait pas rêver tout seul. Côtoyer éternellement la réalité sans aucun échappatoire lui était insupportable. Alors M. Paul avait triché, détourné les règles du jeu. En faisant appel à ses petits chasseurs de rêves , il avait réussi à s’emparer des rêves des autres. Mais ce n’étaient que des visions temporaires, le temps de digérer un rêve qu’il avait avalé. Impossible pour lui de rêver librement, aussi longtemps qu’il le désirait. Et M. Paul en souffrait. Terriblement. C’était à cause du Vieillard. Mystérieux et inquiétant Vieillard. M. Paul ignorait ce qu’il fabriquait avec les rêves qu’il lui achetait, pas très cher d’ailleurs, à lui qui n’était qu’un tout petit chasseur de rêves. Mais cela n’avait pas d’importance. Jusqu’au jour où le Vieillard lui avait volé l’Oiseau. Un gigantesque Oiseau aux plumes bleu nuit que M. Paul avait rencontré sur un toit, alors qu’il chassait le rêve. M. Paul avait douze ans, il avait apprivoisé l’Oiseau. L’Oiseau avait apprivoisé M.Paul. Et l’enfant chevauchait l’Oiseau les longues nuits d’hiver, à la recherche des songes des plus hautes sphères. Des chevauchées dignes de nos rêves les plus fous...le Vieillard l’avait compris. Car l’Oiseau était le rêve de M. Paul. Dans les mains du Vieillard, l’Oiseau était devenu volute, la volute avait été enfermé dans un bocal puis le Vieillard l’avait mangé. Les rêves des chasseurs ne sont pas tout à fait rêves, ils portent en eux un bout du rêveur. Celui qui vole le rêve du chasseur est libre de rêver éternellement car le rêve reste à jamais piégé, par la part de réalité que son créateur a su insufflé en lui. Le Vieillard avait volé l’Oiseau. L’enfant en M. Paul était mort. M. Paul n’était plus chasseur, ni même rêveur. Il était vide, c’est tout.
Aujourd’hui, M. Paul était fatigué, fatigué d’attendre. Mais le moment était venu. Celui où il pourrait enfin chasser le rêve du chasseur.
Victor, il l’ avait attentivement observé ce soir, avant qu’il ne s’enfonce dans la nuit noire. Il y avait un quelque chose dans ses yeux bruns, un petit quelque chose on ne sait quoi de nouveau , peut-être une lueur...M. Paul l’avait vu, oh oui ! Il avait vu que Victor avait emmené son rêve dans la Réalité. Victor ne lui échapperait pas. Le Loup était sur ses gardes. M. Paul claqua des doigts. Aussitôt, comme sorti de nulle part, un petit groupe de chasseurs vint silencieusement l’entourer. M. Paul cracha l’ordre d’une voix atone :
Trouvez Victor et ramenez moi - il hésita le temps de quelques secondes - ce qui se trouve avec lui seulement.
Il distribua à chacun une pièce d’or. Les chasseurs levèrent vers lui des regards étonnés, remplis d’une incompréhension grandissante. Impossible. M. Paul avait dû faire une erreur. Jamais, il ne les avait rétribués aussi généreusement. Leur employeur les congédia d’un geste impatient. Sans demander leur reste, les chasseurs s’élancèrent sur les toits.
M. Paul s’assit avec difficulté sur le pas de la porte. Mais dans sa poitrine battait un cœur d’une nouvelle vigueur. Il sentait revenir en lui toute la vivacité de sa jeunesse, à la seule idée de réaliser ce qu’il avait attendu toute sa vie. Déjà, il voyait les chasseurs revenir dans la rue sombre. Sur le dos de l’un deux reposait, attaché par de solides liens, son précieux bien, son trésor, une jeune fille toute frêle noyée dans ses cheveux noirs. En s’inclinant, les chasseurs lui confièrent leur prisonnière puis s’éclipsèrent sans un bruit. Avec toutes les précautions du monde, pour ne pas casser sa fragile pièce de collection, M. Paul emmena la jeune fille dans ses bras, à travers les couloirs humides, jusqu’à la dernière pièce au fond du couloir. Il ouvrit la porte. La lumière des rêves en bocaux éclaira un instant ses pupilles dilatées. Parmi les objets qui s’entassaient sur les étagères, il choisit sa plus belle boîte : un bel étui bien astiqué dans lequel il allongea Elle avec le plus grand soin. Une fois la boîte refermée, il colla son visage sur la paroi de verre pour contempler à sa guise le visage de celle qui serait sa nouvelle friandise...
Elle ne le regarda pas. Un manque d’air, elle étouffait dans sa jolie boîte de verre. Les yeux fermés, elle pensait à Victor. Pourvu qu’il comprenne...
Victor sombrait dans les abîmes d’une déchirante tristesse. Il n’avait pas su la retenir. Trop rapide. On lui avait pris Elle. Un manque d’air, Victor étouffait, solitaire. Le vent souffla dans son oreille les derniers mots que Elle lui avait murmuré avant qu’on l’emporte. Rêve-moi lui avait-elle dit d’une voix suppliante. Rêve-moi. Victor ferma les yeux. Se laissant bercer par le doux murmure des feuilles dans les arbres, il se laissa emporter par le sommeil. Rêve-moi. Une douce sérénité l’envahit soudain. Rêve-moi. Victor rêvait. Il rêva que Elle avait été enfermée dans une jolie boîte aux parois de verre. Mais les parois s’étaient évaporées. Elle s’élevait lentement dans les airs, ondulait un instant comme si elle cherchait sa route puis transperçait le toit pour filer vers les étoiles.
Dans la dernière pièce au fond du couloir, Elle était enfermée dans une jolie boîte de verre. Mais les parois s’évaporèrent. Elle s’éleva lentement dans les airs, ondula un instant, comme si elle cherchait sa route puis transperça le toit pour filer vers les étoiles. Il sembla à Victor qu’il tombait dans une chute sans fin. Elle lui tendit la main. Une main qui faisait la paume de la sienne et des doigts tout fins, si fins qu’on aurait peur de les casser. Victor attrapa cette main qu’Elle lui offrait. Ensemble, ils s’élevèrent vite, de plus en plus vite et de plus en plus haut. Vers ce monde auquel Elle avait toujours appartenu : un monde à côté, tout près ou très loin, que les rêves offrent de montrer aux hommes.
Quelque part au milieu de la nuit, sur un toit parmi tant d’autres, le corps d’un dormeur sembla se dissoudre dans le vent. Il avait disparu.