Rêves ou cauchemars

8 avril 2010.

Anaïs GERGAUD, en 2nde au lycée Jean Rostand, à Caen (14), classée 1ère de l’académie de Caen

 

REVES OU CAUCHEMARS

Victor était chasseur de rêves.
C’était un métier qui demandait beaucoup d’agilité, pour bondir de toit en toit, beaucoup de dextérité, pour manier le filet à rêves, beaucoup de courage, pour sortir seul la nuit et beaucoup d’imagination, pour effectuer un tri entre beaux rêves et rêves anodins, tout en évitant les cauchemars dangereux et les hallucinations inutiles.
Agilité, dextérité, courage et imagination.
Victor était agile, dextre, courageux et avait toujours fait preuve d’imagination. C’est d’ailleurs cette imagination qui lui avait permis, lorsque ses parents étaient morts, de ne pas se retrouver enfermé à l’orphelinat mais d’être embauché par monsieur Paul.
Mystérieux et inquiétant monsieur Paul.
Victor ignorait ce qu’il fabriquait avec les rêves qu’il lui achetait, pas très cher d’ailleurs, mais cela n’avait pas vraiment d’importance. La seule chose qui comptait pour Victor, c’était de voir les songes se glisser à l’extérieur des maisons par les interstices entre les tuiles des toits, se déployer en fines volutes colorées, onduler un instant comme s’ils cherchaient leur route puis filer vers les étoiles.
Sauf s’il se montrait assez rapide.
S’il se montrait assez rapide et abattait son filet avec suffisamment de précision, le rêve finissait dans sa besace.
Une nuit de printemps, alors qu’il n’avait capturé qu’un petit rêve bleu et cherchait quelque chose de plus consistant à attraper, Victor aperçut une silhouette adossée à une cheminée.
Elle regardait le ciel et ne parut pas surprise lorsqu’il s’assit à ses côtés.
« Tu t’appelles comment ? »
Aussitôt, se surprenant lui-même, Victor se demanda ce qui avait bien pu le pousser à s’asseoir auprès de la silhouette dont il ne distinguait aucun trait, dont il ne connaissait absolument rien, et surtout pourquoi il lui avait adressé la parole… Lui, si peu sociable, vagabond des rues le jour et chasseur de rêves la nuit. Lui, qui détestait les gens, leur arrogance et leur hypocrisie. Les adultes n’étaient que d’avares menteurs et profiteurs, des égoïstes qui voyaient leur place dans la société bien plus importante qu’elle ne l’était en réalité, qui se prenaient pour tout sauf pour ce qu’ils étaient. Des hommes. De simples humains. Et les enfants ! Ils s’employaient niaisement à leur ressembler, convaincus d’avoir pour parents de parfaits modèles… De vrais moutons, et de plus complètement aveugles. Victor, lui, savait que dans ce monde, on ne pouvait se fier à personne. La vie donnait et reprenait à sa guise, parfois injustement, sans s’inquiéter de ceux qui devaient rester…
Mais cette petite personne, pas plus haute qu’un enfant de cinq ans, possédait en elle une chose d’inexplicablement attirante. Dans le silence et la fraîcheur de la nuit, Victor en vint à se demander si cette étrange créature était doté de la parole et, face à son immobilité parfaite, si elle était vivante… Il se pencha vers elle, tentant d’entrevoir un visage ou seulement un regard, comme dans les livres imagés où quand le méchant monstre apparaît, on ne voit que ses grands yeux rouges. En vain. La silhouette s’était appliquée, avec succès, à dissimuler son visage. Le jeune garçon se pencha un peu plus, timidement, la peur lui chatouillant le ventre… et sursauta lorsqu’une voix, pourtant douce et mélodieuse, s’extirpa lentement de la figure encapuchonnée, tel un son, d’un instrument de musique.
« Peu importe mon nom, Victor. Nous ne disposons que de peu de temps avant le levé du soleil. Suis-moi ! »
Ahuri, ouvrant des yeux aussi ronds que des billes, Victor ne répondit pas immédiatement. Il reprit ses esprits et la crainte laissa place à la méfiance.
« Comment connaissez-vous mon nom ? Et d’abord, qui êtes-vous ? Pourquoi devrais-je vous obéir alors que vous m’êtes inconnue ? »
Pour toute réponse, l’enfant, qui semblait être une jeune fille, lui tendit une main autoritaire et réconfortante. Victor effleura les petits doigts fins, gracieux, enveloppés d’une peau aux reflets argentés sous le halot de la lune. Une chaleur mystérieuse le parcourut tout entier et le fit trembler violemment, malgré la douceur des nuits en ce début de juin. Il jeta un regard surpris sur les deux petites mains jointes, signant, entre eux, un accord de confiance.
Les pieds des deux enfants quittèrent doucement le sol. Victor n’avait pas peur, la main chaude de La Petite Inconnue dans la sienne, se montrait rassurante. Ils survolèrent ensemble les maisons, si petites vues du ciel, et s’arrêtèrent, toujours main dans la main, sur le toit fait d’ardoise d’une maisonnette. La fillette se pencha et désigna la fenêtre d’une chambre entrouverte. Il comprit qu’il devait s’y faufiler. Facile pour un chasseur de rêves !
Victor atterrit d’un bond discret dans la petite chambre d’enfant, avec une agilité qui étonna La Jeune Fille Aux Mains d’Argent. Le garçon parcourut la pièce du regard. Des Barbies étaient éparpillées sur le sol, une veste traînait par terre, au pied d’une chaise, de laquelle elle semblait être tombée, des posters de célèbres dessins animés ornaient les murs naguère blancs, que les années avaient rendus grisâtre, et une veilleuse était restée allumée sur le bureau. La porte était ouverte. Victor s’appliqua donc à ne faire aucun bruit pour ne pas réveiller les parents de la fillette blonde au sommeil visiblement agité.
« Tu vois cette petite fille ? Elle se nomme Alexandra. Depuis quelques jours, il lui est impossible de passer une bonne nuit… » expliqua La Fille Aux Mains d’Argent.
« Elle semble prisonnière d’un horrible cauchemar… » remarqua Victor. Il grimaça, pris de compassion pour la pauvre fillette qui se débattait de toutes ses forces, gémissait et suait à grosses gouttes. Elle était pâle et de petites larmes roulaient doucement sur ses joues. Le cœur de Victor se serra.
« Chaque nuit, le même cauchemar, de plus en plus angoissant, la hante. Il se jette sur elle, comme un lion affamé, la privant d’un sommeil paisible, l’enfonçant dans les ténèbres noires du monde des cauchemars. Et le plus terrible, c’est qu’elle ne peut se réveiller… Une telle situation est épuisante pour une petite fille de son âge » ajouta la mystérieuse inconnue.
Victor se demanda comment elle savait tout cela. La Petite Inconnue était si étrange, surprenante et imprévisible. Mais le garçon ne comprenait pas pourquoi elle l’avait amené ici. Il prit délicatement la jolie petite main argentée tendue vers lui et les deux enfants s’envolèrent à nouveau. Victor jeta un dernier regard, par-dessus son épaule, sur la maisonnette au toit bleu et se souvint alors y être venu plusieurs fois cette semaine, pour y chasser quelques beaux rêves…
En arrivant dans la petite rue froide et sombre près de l’église Sainte Thérèse, le jeune garçon comprit qu’ils se rendaient chez monsieur Paul. Mais qu’allaient-ils donc y faire ?
Ils atterrirent devant la porte de la maison du vieil homme, et Victor n’eut pas le temps de dire quoi que ce soit, ni même de reprendre ses esprits, embrouillés par le vent glacial qui soufflait dans les nuages, qu’ils se retrouvèrent tout deux, de l’autre côté de la porte de chêne. Victor en resta bouche bée. Comment a-t-elle pu faire cela ?! Mais quelle sorte d’être est-elle donc ? Elle est impressionnante… Mais déjà la Fille Aux Mains d’Argent se dirigeait à grandes enjambés vers l’atelier de monsieur Paul, et Victor dut courir afin de la rejoindre.
Le garçon s’était souvent demandé quels secrets cet atelier renfermait pour qu’il soit interdit à quiconque d’y entrer. D’ailleurs, il était constamment fermé à double tour, et monsieur Paul gardait la clé autours de son cou, nuit et jour. Mais compte tenu des derniers évènements, la porte close de l’atelier ne sera pas un obstacle pour les enfants.
La petite inconnue se postait face à la porte et s’apprêtait à les faire passer de l’autre côté, quand Victor l’interrompit :
« Attend ! Monsieur Paul est sûrement dans son atelier. Il y travaille toutes les nuits. Nous ne pouvons pas entrer. »
« Je le sais, mais je t’assure que nous le pouvons. Fais-moi confiance ! »
« S’il nous voit, il sera très en colère, et il peut se montrer terrifiant parfois... »
Ces derniers mots étaient à peine audibles, car Victor eut soudain honte de se montrer horrifié alors que prendre le risque de se retrouver face au vieil homme en colère ne paraissait pas le moins du monde inquiéter son amie, qui le charria gentiment.
« Le courageux chasseur de rêves aurait-il donc peur ? »
C’était la première fois qu’il l’entendait rire. Ah ce rire ! à peine l’eut-il entendu qu’il devina que jamais il ne l’oublierait. C’était un rire si léger, si doux, sans exagération. Un rire de petite femme fragile et tendre, un rire que l’on ne peut s’empêcher d’accompagner. Un rire qui lui donna envie de la serrer dans ses bras. Et subitement, il voulut voir son visage, découvrir sa bouche et entrevoir ses petites dents blanches, brillant au milieu de ses éclats de joie. Il s’imaginait se perdre dans son regard et s’y baigner pendant des heures. Alors, ignorant la plaisanterie, il lui demanda, en contemplant l’orifice obscur et impénétrable, que formait la capuche noire autours du visage de La Fille Aux Mains d’Argent :
« Mais pourquoi refuses-tu de me dévoiler ton visage ? Tu semble tout savoir de moi, qui ne connais même pas ton nom… Tu restes une parfaite inconnue… Si mystérieuse… Tu n’imagines pas à quel point c’est frustrant ! »
Le ton de Victor était un peu mélancolique. Il n’osait plus lever les yeux vers La Petite Inconnue après ces mots et les quelques secondes de silence entre eux, lui parurent durer des heures. Mais la jeune fille fut touchée par ces paroles.
« Oh Victor… Je suis sincèrement désolée… Je ne peux pour l’instant te révéler mon visage. Et tu en comprendras la raison lorsque tu le découvriras… Mais il est vrai que dans mon empressement, j’ai omis de me présenter… Je me nomme donc Séraphina. »
Un léger sourire de satisfaction s’étendit sur le visage de Victor. Séraphina ! Quel beau prénom ! Magnifique même… et noble ! Le garçon était un peu déçu de devoir attendre encore pour connaître le visage de son amie. Avec un si beau prénom, il ne peut être qu’exceptionnellement doux, un peu rêveur aussi, au teint argenté, comme ses jolies mains, brillant afin de former une petite auréole autours de son sourire qu’il s’imagina charmant. Il se la représentait avec de beaux cheveux blonds et longs, et des yeux bleus comme l’océan, assortis aux reflets de sa peau d’argent. Qu’elle devait être belle… Il soupira, et Séraphina le sortit de ses songes en riant doucement :
« Alors cette fois, pouvons-nous pénétrer dans l’atelier du terrible monsieur Paul ? »
Une fois de plus, le garçon prit la main d’argent et ils passèrent en un clin d’œil de l’autre côté de la porte. Cette fois, Victor sentit le bois s’écarter afin de le laisser passer. Etonnant ! Séraphina est bien meilleure que Passe-Muraille !
Dans la petite pièce, à peine éclairé, les deux enfants trouvèrent le vieux monsieur Paul, en train de s’affairer devant une drôle de machine… Victor voulut s’assurer, par précaution, que l’homme ne pouvait ni les voir ni les entendre. Mais quand il se tourna vers sa nouvelle amie pour le lui demander, il ne vit personne. Il balaya l’atelier du regard, inquiet, mais il ne vit aucune trace de Séraphina. Puis une petite chose tiède qu’il connaissait bien maintenant, vint tendrement se glisser entre les doigts de ses poings serrés. Ils étaient donc invisibles !
Ils s’envolèrent au-dessus de l’étrange appareil, pour mieux voir ce que fabriquait le vieil homme et pour ne pas risquer de le gêner dans ses mouvements brusques, ce qui trahirait leur présence.
Victor examina monsieur Paul. Il avait les cheveux en bataille, les poils de sa barbe hérissés et toujours pleins de pellicules… Le regard fou et admiratif de ses gestes imprécis et effectués à une vitesse folle qui donna le vertige au garçon. Dans un grand chaudron placé devant lui, où bouillait un liquide verdâtre, semblable à du vomi, il versait ou plongeait des ingrédients inconnus des deux enfants. Ensuite, il en remplissait de petits pots, que Victor se rappela avoir déjà aperçut dans la boutique du vieil homme, mais auxquels il n’avait pas prêté attention. Les pots étaient ensuite placés dans la curieuse machine, de laquelle jaillissait une fumée jaunâtre qui piquait la gorge. Le garçon remarqua aussi les petites fioles contenant les rêves, étalées sur l’immense table. Monsieur Paul les vidait une à une dans sa mixture.
« Vois-tu ce que ce vieux fou fait des beaux rêves que tu lui vends ? Il les transforme en cauchemars. Ensuite, il les revend dans sa miteuse boutique en faisant croire à ses clients que dans ces petits pots se trouvent un remède contre les mauvais rêves… » expliqua La Fille Aux Mains d’Argent.
Tout s’assembla alors dans l’esprit de Victor, affolé :
« C’est donc pour cela que la fillette faisait de terribles cauchemars, parce que ses rêves ont été transformés ! Oh mais cela signifie que si je continue de vendre les rêves que j’attrape à ce fou, les enfants du monde entier ne rêveront plus, et leurs nuits seront pareilles à celles d’Alexandra ! Oh non, nous devons faire quelque chose ! »
« Il y a longtemps avant que monsieur Paul ne devienne fou, il travaillait pour nous. Il était lui-même chasseur de rêves. Mais chasseur de mauvais rêves ! Chaque nuit, tout comme toi, il partait à la chasse et, au petit matin, déposait sa besace pleine sur le toit de sa maison, où je venais la prendre afin de ramener les horribles cauchemars dans mon royaume où nous les changions en merveilleux rêves que nous relâchions à la nuit tombée. Mais en vieillissant, le pauvre homme a perdu l’esprit, il ne se souvient plus de nous, et ne sait plus ce qu’il fait… » expliqua la jeune fille, l’air grave.
Par le hublot qui se trouvait derrière elle, Séraphina regarda le ciel dans lequel une lueur rose annonçant le levé du soleil, pointait à l’horizon. Elle s’exclama :
« Il est déjà si tard ! Vite, il faut partir ! »
Victor fut immédiatement emporté dans un tourbillon de couleurs et il comprit que Séraphina rentrait dans son royaume. Par un effort surhumain, il lui rappela qu’il n’avait toujours pas vu son visage… Un écho de la voix de La Fille Aux Mains d’Argent lui répondit : « Nous nous retrouverons bientôt Victor. Je suis une Drimy, une elfe du Royaume des Rêves. ».
Puis le noir. Durant quelques instants, le garçon crut que toutes ces couleurs l’avaient aveuglé, au sens propre du terme. Jusqu’à ce qu’une lueur chaude traversa ses paupières, encore lourdes de sommeil. Il s’étira et trouva le sol bien agréable et sec pour une matinée de printemps. Il ouvrit des yeux ébahis et parfaitement réveillés quand il réalisa qu’il était confortablement installé dans un petit lit douillet. Le garçon lança un regard circulaire autours de lui. La petite chambre était bien éclairée, chaude et agréable. Dans un coin, il y avait une petite cuisinière avec une table ornée d’une nappe à fleurs bleues et une chaise pour manger. En face de la cuisine, se trouvait une porte de bois avec une serrure, dont les rideaux couvrant les carreaux, filtrait les rayons du soleil. Les clés se trouvaient sur la table. A sa droite, une seconde porte blanche entrouverte conduisait à la salle de bain. Pour la première fois depuis bien longtemps, Victor avait un chez-lui.
« Ben ça alors… » souffla-t-il.
Encore, sous le choc, le garçon se rappela de son aventure nocturne, ou peut être était-ce un rêve… Comment savoir ? Il songea alors à Séraphina et se souvint de ses paroles : « Au petit matin, il déposait sa besace pleine sur le toit de sa maison, où je venais la prendre afin de ramener les horribles cauchemars dans mon royaume où nous les changions en magnifiques rêves que nous relâchions à la nuit tombée. », « Nous nous retrouverons bientôt Victor. ». Il revit également la petite Alexandra se tortiller désespérément dans son lit, tentant de se libérer de l’emprise de son cauchemar… Il s’habilla en toute hâte et se rendit sur le toit. Le soleil se hissait déjà bien haut dans le ciel. Il resta là, à observer les passants et se surprit à sourire à la vue des enfants se courant après et des parents en grande discussion. Il bascula la tête en arrière, le vent tiède fouettant son visage, ferma les yeux et murmura : « Merci, Séraphina. ».
Une chose était certaine, cette nuit, Victor laissera les fines volutes bleues et roses s’échapper vers les étoiles et enfermera dans sa besace tous les cauchemars qui n’échapperont pas à son habileté de chasseur de mauvais rêves. Il la déposera ensuite sur le toit de sa nouvelle demeure où il l’attendra, La Fille Aux Mains d’Argent. Et peut être, découvrira-t-il enfin son visage…