Le rêve de Monsieur Paul

9 avril 2010.

Zoé GIORGIS, en 3ème au collège du Diois, Die (26), classée 3ème ex-æquo de l’académie de Grenoble

 

Le rêve de Monsieur Paul

Victor était chasseur de rêves.
C’était un métier qui demandait beaucoup d’agilité, pour bondir de toit en toit, beaucoup de dextérité, pour manier le filet à rêves, beaucoup de courage, pour sortir seul la nuit et beaucoup d’imagination, pour effectuer un tri entre beaux rêves et rêves anodins, tout en évitant les cauchemars dangereux et les hallucinations inutiles.
Agilité, dextérité, courage et imagination.
Victor était agile, dextre, courageux et avait toujours fait preuve d’imagination. C’est d’ailleurs cette imagination qui lui avait permis, lorsque ses parents étaient morts, de ne pas se retrouver enfermé à l’orphelinat mais d’être embauché par monsieur Paul.
Mystérieux et inquiétant monsieur Paul.
Victor ignorait ce qu’il fabriquait avec les rêves qu’il lui achetait, pas très cher d’ailleurs, mais cela n’avait pas vraiment d’importance. La seule chose qui comptait pour Victor, c’était de voir les songes se glisser à l’extérieur des maisons par les interstices entre les tuiles des toits, se déployer en fines volutes colorées, onduler un instant comme s’ils cherchaient leur route puis filer vers les étoiles.
Sauf s’il se montrait assez rapide.
S’il se montrait assez rapide et abattait son filet avec suffisamment de précision, le rêve finissait dans sa besace.
Une nuit de printemps, alors qu’il n’avait capturé qu’un petit rêve bleu et cherchait quelque chose de plus consistant à attraper, Victor aperçut une silhouette adossée à une cheminée.
Elle regardait le ciel et ne parut pas surprise lorsqu’il s’assit à ses côtés.
« Tu t’appelles comment ? »
« Lenna. »
« Qu’est-ce que tu fais ici ? »
« Je t’attendais. » répondit-elle en souriant
Le silence s’installa. Victor pensait qu’elle lui donnerait une explication, mais elle n’ajouta rien. Après quelques minutes de silence, il demanda :
« Et pourquoi ? »
Elle se leva et lui fit simplement signe de la suivre. Et sans poser de question, il la suivit, elle lui inspirait confiance. Ils allèrent de maison en maison, et enfin, ils s’arrêtèrent. Elle lui montra simplement le rêve qui s’échappait de la maison : un cauchemar. Ils continuèrent leur chemin, et bien souvent, elle s’arrêtait pour lui montrer des cauchemars s’élevant vers le ciel. Ils continuèrent ainsi pendant un long moment, mais Victor finit par s’arrêter brusquement. Il ne comprenait pas où elle voulait en venir.
« Qu’est-ce que tu veux me montrer ? » lui demanda-t-il
« Tu ne comprends pas ? Les gens ne rêvent plus, à cause de toi. »
« Quoi ? ! » s’exclama-t-il
« Lorsque tu attrapes un rêve, tu empêches la personne qui l’a fait de s’en souvenir. Tu ne laisses pratiquement que les cauchemars, alors les gens ne rêvent plus. Tu dois arrêter. »
« Mais, comment je vais faire moi ? »
« Je n’en sais rien. A toi de te débrouiller. Et puis, pourquoi tu les prends ces rêves ? »
Il baissa la tête. Il revendait les rêves qu’il attrapait à M. Paul, mais ce qu’il en faisait… il n’en avait aucune idée. Aussi, il décida de lui en parler le matin même.
« Alors ? »
« Je les revends à M. Paul. »
« Et qu’est-ce qu’il en fait ? »
« Je ne sais pas. »
« Donc ça ne doit pas être très important. Tu peux très bien arrêter. »

Finalement, cette nuit là, sa récolte fut bien maigre, seulement quelques petits rêves.
Une fois chez M. Paul, il demanda :
« Dîtes, je peux vous poser une question ? »
« Bien sûr Victor. »
« A quoi ils vous servent ces rêves ? »
« Et bien… Avec tous ceux que tu m’apportes, je veux créer un magnifique rêve et y vivre éternellement. D’ailleurs, tu ne m’apportes plus grand-chose ces derniers temps. »
« Les gens rêvent de moins en moins. répondit-il, A ce sujet… je pense que je vais arrêter de prendre les rêves. Je n’ai pas le droit d’empêcher les gens de rêver. »
« D’où te vient cette idée ? »
« C’est quelqu’un qui m’a ouvert les yeux. Je ne veux plus le faire. »
M. Paul parut soudain affolé, et s’écria :
« Tu ne peux pas t’arrêter maintenant !! Il ne me manque plus qu’un rêve ou deux et j’aurai fini ! »
Victor hésitait. Lenna lui avait demandé d’arrêter… mais après tout, il n’avait plus besoin que d’un ou deux rêves. Il soupira puis demanda :
« Si je vous en apporte deux demain, vous me promettez d’arrêter ensuite ? »
« Oui ! Bien sûr que oui puisque j’aurai fini. Je pourrai enfin vivre dans le plus beau rêve qui existe ! »
Victor le contempla avec une certaine tristesse. Cet homme devait être bien malheureux pour vouloir vivre dans un rêve. Il soupira de nouveau, puis s’en alla. Il marcha longtemps au hasard des rues de la ville, l’observant s’éveiller après une bien mauvaise nuit pour la plupart des habitants.

Une fois la nuit tombée, il commença à sillonner la ville, à la recherche de rêves à capturer. Il ne tarda pas à retourner à l’endroit où il avait rencontré Lenna la veille. Elle était bien là, assise sur le toit, appuyée contre la cheminée, mais endormie. Il se demanda un instant comment elle faisait pour dormir là, mais sa réflexion fut interrompue. Elle était en train de rêver. Un beau rêve bleu et argenté l’enveloppait. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas vu de rêve aussi beau. Le rêve commença à s’élever vers les étoiles. Victor s’apprêtait à le capturer grâce à son filet, mais il s’arrêta. Lenna lui avait paru si triste lorsqu’elle lui avait demandé de ne plus empêcher les gens de rêver, qu’il ne pouvait se résoudre à lui enlever son rêve.
Dans un sursaut, elle se réveilla.
« Victor ? demanda-t-elle, Qu’est-ce que tu fais ici ? »
« Je cherche un rêve à apporter à M. Paul » répondit-il
« Quoi ?! s’exclama-t-elle, Mais tu n’as pas compris ce que je t’ai dit hier ? »
« Mais, il n’a besoin que de deux rêves, après il aura fabriqué son rêve, et il m’a promis qu’il arrêterait. »
Elle se leva brusquement et déclara :
« Il ne faut pas que tu le fasses !! Sinon, nous allons tous être engloutis par son rêve ! Nous ne pourrons plus partir si tu fais ça ! »
« “Partir” ? répéta Victor, Mais pour aller où ? »
Elle resta un instant silencieuse puis répondit :
« Ce monde n’est pas notre vrai monde. Ici, tout est faux. En vérité, la magie n’existe pas, et les rêves ne s’envolent pas. »
« Mais… qu’est-ce que tu racontes ? … »
« Si tu apportes encore des rêves à M. Paul, on mourra tous. »
« Mais… »
« Et si on meurt, on ne pourra pas se réveiller ! » s’écria-t-elle au bord des larmes
Victor était totalement abasourdi, il n’avait jamais rien entendu de pareil, aucune histoire racontant que ce monde était faux.
« Tu mens ! s’exclama-t-il, J’en suis sûr ! Je suis né ici, j’y ai toujours vécu ! »
« Tu es arrivé ici sous la forme d’un nouveau-né, rectifia-t-elle, comme les autres. Mais ta vraie vie se trouve ailleurs. »
« Mais… pourquoi ? »
Elle soupira, puis expliqua :
« En général, ceux qui sont ici sont dans le coma dans le monde réel. Là-bas, le temps s’écoule de la même façon pour tout le monde, mais pas ici. On vieillit plus ou moins vite, selon les gens. Il peut s’être passé plusieurs années ici pour quelqu’un, alors qu’il ne s’est passé que quelques mois pour un autre, et qu’il ne s’est écoulé que quelques jours dans le vrai monde. Normalement, on retourne dans le monde réel lorsqu’on a atteint l’âge qu’on avait avant d’arriver. »
Elle s’arrêta et reprit son souffle. Victor put apercevoir quelques larmes couler le long de son visage, elle reprit :
« Mais, si on dépasse cet âge, c’est qu’on est destiné à mourir sans se réveiller… J’avais douze ans quand je suis arrivée, maintenant j’en ai seize… »
Après un long silence, Victor demanda :
« Qu’est-ce qui me prouve que tu n’as pas tout inventé ? »
« Si tu ne me crois pas, répondit-elle après une longue hésitation, alors vas-y, fais ce que tu veux. Tu verras bien que j’avais raison, mais il sera trop tard. »
Et elle s’en alla, sans rien ajouter. Il la suivit du regard jusqu’à ce qu’elle disparaisse complètement de son champs de vision, puis il repartit à la recherche de rêves.

Le matin, il en avait trouvé deux. Deux petits rêves, mais ça serait suffisant. Depuis sa première discussion avec Lenna, prendre des rêves le faisait culpabiliser, mais après tout, c’étaient les derniers.
M. Paul eut d’ailleurs l’air si heureux lorsqu’il les lui revendit, que ses remords s’effacèrent. Sans lui accorder un regard, M. Paul alla s’enfermer dans une autre pièce. Victor resta un instant immobile, puis poussé par la curiosité, il alla voir. Lorsqu’il ouvrit la porte, il ne put s’empêcher d’avoir un mouvement de recul. Dans la pièce grandissait un, déjà gigantesque, rêve. Sans aucun doute, le plus gros qu’il n’ait jamais vu. Mais peut-être plus que sa taille, c’était sa couleur qui inquiétait Victor. Il avait la couleur des plus horribles cauchemars, le noir. Victor frissonna, M. Paul, en voulant créer un rêve magnifique, avait en fait construit un énorme cauchemar !!
Victor sortit de la maison. Dehors, le cauchemar commençait à s’échapper de la maison par toutes les ouvertures possibles. Il formait un gros nuage noir au-dessus du toit, qui s’étendait de plus en plus. C’est à ce moment là que Lenna réapparut, sur le toit. Sans rien dire, sans même jeter un regard à Victor, elle tendit la main vers le cauchemar, qui se dirigea ver elle. Puis brusquement, il l’enveloppa toute entière. Alors lentement, il devint gris, puis blanc. Et lorsqu’il disparut, Victor comprit enfin.
Tout était faux.
Un bruit de verre brisé retentit, et il s’évanouit.

Lorsqu’il ouvrit les yeux, il n’était plus au même endroit. Il était dans une chambre blanche, et une femme pleurait en le serrant dans ses bras.
« Victor, disait-elle, j’ai eu tellement peur que tu ne te réveilles pas... »
Mais il ne l’écoutait pas. La porte de la chambre était mal fermée, et il entendait deux infirmières discuter.
« Tu ne sais pas ? demandait l’une, Une patiente est morte cette nuit. Elle ne s’est finalement pas réveillée. »
« Qui ça ? » demandait l’autre
« Elle s’appelait Lenna je crois. »

Non, tout ça n’était pas faux, Victor en était persuadé. Elle avait eu raison jusqu’au bout, et maintenant qu’il le comprenait, c’était trop tard. N’était-ce pas ce qu’elle lui avait dit ?...