Yvon Le Men nous envoie un poème : "Niger"

16 décembre 2010.
 

Niger I

Tendu entre le ciel et l’eau
le pêcheur bat la mesure
de la traversée

avec la rame et son corps ensemble.

Assis entre le ciel et l’eau
nous nous éloignons de la ville

nous nous rapprochons du silence.

Malgré la couleur de la terre
nous sommes comme sur la Manche

et comme la mer, le fleuve sauve le pays.

Si j’étais né à Bamako
chaque jour je retournerais sur le fleuve
observer de loin
le trop près des hommes

qui, s’ils ne souriaient pas, pleureraient de rage.

Niger II

De l’autre côté du fleuve
comme de l’autre côté de la mer
il y a un pays où vivent
de l’autre côté de nos vies
des hommes qui nous ressemblent.

Autrefois
ils habitaient dans les livres d’images
et dans nos peurs

comme ma voisine
la vieille Marie qui ne parlait que le breton
leur langue était pleine de sons
et manquaient de mots.

Ne disait-on pas à l’époque
que la vieille Marie baragouinait
causait avec du pain et du vin dans la bouche
comme si cela était possible

ne résumait-on pas les multiples langues de l’Afrique
à la seule expression de petit nègre
comme si tous les noirs était des enfants.

De l’autre côté du fleuve
vit la famille du bozo
du pêcheur qui par sa pirogue nous le fait traverser
et entre le bambara le français et le sourire
nous naviguons.

nous discutons
de la beauté du Niger où se baignent des enfants
dont les jeux nous remplissent de joie
d’où surgissent les oiseaux
dont les vols jaunes et bleus nous remplissent de lumière.

Les images précèdent les mots
les yeux précèdent les images
le regard est la première langue de toutes les langues.

De l’autre côté du fleuve
derrière les roseaux
s’éloignent des silhouettes bleues
c’est une femme qui porte une bassine sur la tête
comme une couronne
c’est un homme qui conduit son troupeau
comme le pasteur dans un vieux poème Peul.

Il n’y a rien ici qui rappelle le siècle
si ce ne sont les cris d’une mobylette
et l’anglais d’une phrase cousue sur un ti -shirt de contrebande.

Mais entre le fleuve et le village
le chemin de l’eau est coupé.

Niger III

Dans la rue
j’ai suivi le poème de Senghor
Femme nue femme noire

jusqu’à voir s’éteindre le jaune
et qu’au milieu du vert
surgisse le bleu

sous le bleu du ciel.

Au bord du fleuve
j’ai regardé les femmes préparer les adjectifs
que l’on trouve dans le poème de Senghor

c’est un travail plus dur
de les préparer
que d’écrire le poème

pour que l’adjectif jaune
résiste
il faut battre la toile contre l’eau du fleuve
s’y mettre de tout son corps
même si le cœur ne suit pas.

A quoi rêvent les jeunes filles
dont les bras s’épuisent à cogner le jaune contre le gris du fleuve

à quoi pense cette jeune femme
dont le dos sert de cabane à l’enfant
et qui s’épuise à cogner le vert sous le bleu du ciel ?

J’ai traversé la mer et le désert
l’eau le sable et le manque d’eau
pour suivre dans les rues le poème de Senghor.

C’est aux pieds des vignes
que le vin explose.

Niger IV

Se confond
avec l’ombre de la case
la couleur de l’enfant.

Ses yeux noirs
plus noirs que sa peau
éclairent l’obscurité de la case.

Il n’a jamais vu d’homme blanc
ni le moindre de ses enfants
dont il aurait pu protéger les jeux
écouter les histoires

de nègres qui lui faisaient peur.

Il aurait pu alors
rire de la crainte qu’elles inspiraient
lui si petit
dont les yeux éclairaient seulement l’obscurité de la case
et le cœur de sa mère.

Il n’a jamais entendu d’homme blanc
dont les paroles aurait pu
comme celle de n’importe quel père
calmer l’inquiétude

que sa couleur inspirait.

Entre l’enfant et cet homme d’une autre couleur
ne reste que le sourire
et toutes les couleurs que sa lumière contient.

 

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Quand Yvon Le Men parle de son enfance dans le Trégor, de son père trop tôt parti, de sa mère chevillée au réel, de la pauvreté, des galères et des guerres, la lumière dessine des rigoles sur son visage. Mon ami a alors le coeur à marée basse. Mais écoutez parler de poésie et de peinture, de Guillevic ou de Claude Vigée, de Millet, de Rembrandt ou d’Hokusai, accompagnez-le dans le récit de ses voyages, en Haïti, en Afrique ou en Chine, et vous verrez la marée battre les digues de la mélancolie. Quand la voile du poème se gonfle, Yvon n’est jamais seul à monter à bord. Il embarque les autres pour un voyage à travers mots, relie les pays et les langues, les terres et le ciel, les paysages immenses et les choses minuscules. Et s’il part, c’est pour revenir, le regard empli d’autres promesses.

« la main qui m’ouvre le chemin
dans ce pays où je me perds

m’est plus proche
que celle qui menace
dans mon pays où l’on se perd

dès que de l’autre côté de la route
qui relie nos villages
nos quartiers
dans notre ville
de notre pays

ils font de l’inconnu
un étranger. »