L’autre histoire

nouvelle écrite par Agnès Bienvenu, en 4ème à Plancoët (22)

4 mai 2011.
 

L’autre histoire

Elle avait une robe de soie écarlate avec des grelots d’argent aux manches. Un voile orangé, tombé de ses cheveux, couvrait ses jambes et ses chevilles nues. Elle était couchée par terre, recroquevillée. Les gens avaient accouru de partout, chargés de sacs, pour la regarder. Et moi, là-haut, au parapet de la seconde galerie, je me penchais comme tous les autres vers ce corps inanimé. J’étais sûrement le seul à reconnaître les vêtements de fête de la cour de Pandajar, ce royaume disparu dont il ne restait rien d’autre que les miniatures peintes sur lesquelles j’avais travaillé une année entière au lycée, dans l’atelier du soir de Monsieur Bazire. J’ai dévalé le grand escalator qui traversait la verrière du centre commercial des Trois Platanes, dans le clignotement des sapins de Noël… Les gens s’étaient dispersés, délaissant la jeune fille pour leurs achats. J’avais, certes, une liste plutôt étendue de courses, mais la curiosité, la pitié peut-être et toutes les questions sans réponse qui bouillonnaient dans ma tête me hantaient sans vergogne. Impossible de revenir dans la voiture en me disant à chaque instant que je viens sans doute de délaisser la grande occasion de ma vie, peut-être même du siècle, pour une occupation aussi futile…
Trêve de raisonnements, et me voilà déjà à dix mètres de la jeune étrangère. Ralentissant rapidement le pas, je m’en approche avec une certaine appréhension. Elle est là, devant moi, toute petite, toute frêle, vulnérable… Je crois que s’il n’y avait pas toutes ces personnes autour de moi, j’aurais laissé libre cours à mes larmes. Pourtant, oui, vous pouvez en être sûrs, je n’étais pas triste, loin de là ! Malgré une indicible peur, j’étais même plutôt heureux… Cette jeune fille, si fragile soit-elle, venait de rouvrir la porte aux souvenirs d’un grand coup. Je revoyais avec une singulière précision tous ces personnages qui avaient, à leur manière, laissé une trace dans ma vie. Monsieur Bazire, gentiment surnommé « Monsieur Bazar », le vieux chercheur aux tempes grisonnantes et à l’éternelle cravate lie-de-vin ; son immense bureau, surchargé de livres poussiéreux et de vieux plans que tous les musées auraient enviés, et qu’il fallait agrandir tous les ans pour le plus grand plaisir de son maçon ; Monsieur Poli, le bien-nommé…

Je pris la jeune fille dans mes bras. Ce n’était pas vraiment une adolescente ou une jeune adulte, mais plutôt une enfant de douze ans qui me sembla étonnamment légère et facile à porter. Elle avait perdu connaissance et ne m’opposa aucun refus. Son fin visage marbré semblait sourire indéfiniment et elle avait la beauté simple d’une jeune princesse. Pourtant, je ne la regardais pas tellement : c’était un peu comme si son voile dansait devant mes yeux mais que sa transparence ne m’empêchait pas complètement d’apercevoir le monde autour de moi. Ce monde était trouble, vague, confus, indécis, comme enveloppé de brouillard. Il me donnait l’étrange impression de n’être qu’un rêve. Ou un trop vivant souvenir…

…Monsieur Poli, l’éternel chercheur, qui avait choisi l’enseignement pour gagner le peu d’argent qui lui permettrai de vivre mais qui était un passionné des anciennes civilisations et qui savait avec magie les faire revivre ; Laetitia, Lisa, Raphaël, Jean et tous les autres, lycéens plus ou moins expérimentés, aux destins croisés comme un gigantesque carrefour ; Marc…

Je sortis du grand magasin. Mon chariot était resté à l’intérieur, avec tous mes achats. Qu’importe, puisque je n’avais pas payé… J’entrevis quelques femmes qui discutaient entre elles en me regardant, et deux hommes étonnés derrière les caddies. Il devait y en avoir bien plus ; mais je ne m’attardais pas à le vérifier. J’étais à présent dans ma voiture, la petite fille allongée, toujours inerte, sur la banquette arrière. Je roulais comme un automate, et le passé m’assaillait de toutes parts. Un feu rouge… la grande avenue… la nuit, tombée depuis une heure déjà, et toutes les lumières qu’elle fait naître… les vitrines illuminées où les enfants s’attardent… Des enfants de l’âge de ma petite étrangère, qui n’ont jamais connu Pandajar, et ne le connaîtront jamais, peut-être. Des enfants joyeux, insouciants, comme tous les enfants. Mais pas comme elle. Pas comme tous ces innocents tués au pays disparu, il y a plus de trois siècles, signant sans le savoir la fin de ce dernier. Qui avaient laissé une petite trace dans l’histoire, une trace infime, mais que Monsieur Bazire avait su reconnaître dans toutes ces peintures oubliées. Ces enfants et leur royaume perdu, un vieil homme et son assistant avaient su les ressusciter.

…Marc, mon petit voisin, à peine âgé de huit ans, aux yeux couleur de ciel sans nuages, à la bouche en demi-lune et aux cheveux blonds comme le soleil, petite étoile inachevée dans une nuit sombre, qui venait toujours me réconforter pendant les examens et me chanter une chanson de sa composition, et qui aimait Monsieur Bazire comme son grand-père ; Jeannine, la bonne boulangère d’en face, qui savait sans faute ce que j’aimais et me le préparait à l’avance ; Lucas, le facteur fidèle et dévoué ; Adèle, Marcel, Timothée… tout un monde, un monde perdu.

N’y aurait-il donc que des mondes entrecroisés comme le destin, ayant pour seul but d’essayer de survivre malgré la fatalité ? Je ne le savais pas. Je le refusais même. Pourquoi naître pour mourir ? C’était pourtant le cas de nombreux enfants, de nombreux pays, et même de nombreux mondes. Mais moi, je ne voulais pas qu’ils finissent ainsi, et je ne voulais pas finir comme eux. Je ne demandais qu’à vivre.

J’étais arrivé chez moi, et j’avais déposé ma jeune protégée dans le canapé. Je ne savais que faire. Alors, comme dans un rêve, je pris un papier et un crayon. Avec application, j’y écrivis tous mes souvenirs. Les meilleurs comme les pires. J’avais toujours été de l’avis de Monsieur Poli, qui pensait que les mots sont plus puissants que les pierres : ils peuvent faire revivre l’impossible, redonner vie aux trépassés, rendre réelles les chimères. Avec eux, je pouvais faire voler un dauphin, donner des nageoires à une panthère, apprendre l’alphabet à un arbre. Avec eux je pouvais réveiller le royaume perdu, lui rendre son ciel bleu, ses danses magiques, la fête du Ojar où chacun chantait, buvait, dansait et festoyait jusqu’au petit matin, les mariages, les naissances, les morts aussi, les hommes drapés du Longhi, les femmes du Sari, le henné qui décorait les bras et même le visage, et toutes ces traditions délaissées…
Et j’écrivis. Une page, deux pages, et même cinq. Le crayon crissait sur le papier, raturait parfois, ne s’arrêtait jamais. J’entendais la voiture de ma voisine, et ses roues sur le gravier. La porte qui grinçait, qui criait dans mes oreilles. Le sac des courses qui croulait, les personnes qui râlaient. La spirale du rond-point, les arabesques du carrefour, ou la ligne droite de l’avenue… J’avais mal à la tête, et tout tournait autour de moi. J’observais la petite fille, ses bracelets, son bras, sa bouche. Tout cela me donnait le tournis, mais j’écrivais. Les mots valsaient devant moi, et moi je valsais avec eux.
Soudain, la ronde s’arrêta, en même temps que mon écriture.

La petite étrangère s’était réveillée.

Ses yeux semblaient épouvantés, et elle était à présent très pâle, comme affolée. Rassemblant son voile, elle essaya de se lever, mais je la maintins en place. Je lui demandais en anglais :

Et soudain, la réponse avait fusé, inattendue, surprenante.

Je pris le temps de m’asseoir sur le canapé puis, la regardant droit dans les yeux, je poursuivis.

Soudain, la jeune étrangère me demanda :

Une infirmière entra en coup de vent dans le bureau. Le docteur Rémond qui y était assis la regarda à peine. Il était plongé dans l’examen du dossier d’un patient récalcitrant et, tout en buvant son café noir, il sentait la fatigue de la nuit de veille peser avec menace sur ses épaules. Il attendit donc, comme à son habitude, que sa collègue prenne la parole.