Le Stradivarius de Shalingappa

Nouvelle écrite par Anouk Roche, en 3ème au collège le Mourion, Villeneuve lès Avignon (30)

6 mai 2011.
 

Le Stradivarius de Shalingappa
Quand cette fameuse histoire lui arriva, Anna savait depuis au moins un an et demi que le dernier rayon de la bibliothèque de sa grand-mère, à Paris, ouvrait directement, quand on écartait les livres, sur la petite place du marché de Shalingappa dans le sud de l’Inde. Mais Anna n’aimait pas l’aventure, comme son inséparable amie Gabrielle dont le fait le plus héroïque était de sortir la tête de sa carapace, une ou deux fois par jour, pour affronter le monde et manger des endives. De temps en temps, pourtant, traversant la pièce, Anna osait glisser le nez entre les livres et sentir avec délices le parfum moite du safran ou écouter battre la pluie de mousson. Ses lunettes en sortaient toutes embuées. Pourtant, ce matin-là, lorsqu’elle écarta les ouvrages après avoir terminé sa leçon de violon et glissa son nez entre « Les Misérables » et « Germinal », un vieil homme la regardait fixement. Il était vêtu d’un pagne orange, et portait sur le front un tilak rouge. Ses yeux sombres donnaient l’impression de lire dans les âmes, et Anna avait la désagréable sensation qu’il la voyait et savait qu’elle se trouvait là. Soudain, il tendit le bras vers elle et lui fit signe d’approcher. Anna n’en revenait pas : c’était absolument impossible qu’il la voie !! Pourtant, il réitéra son geste de manière plus insistante et Anna, mue par une force inexplicable, attrapa sa tortue Gabrielle posée sur un rayonnage et fit deux pas en avant. Les parfums, les bruits et les odeurs l’assaillirent alors de toutes parts : le safran, le parfum entêtant du jasmin, le brouhaha des conversations, le son clair de la flûte d’un charmeur de serpent, l’odeur épicée du curry…….Enivrée par ce flot soudain de sensations et éblouie par la luminosité du soleil couchant, elle tituba un instant. Le vieux sadou la retint d’une main de fer et lui dit dans un anglais à fort accent : -Je suis Pangun, et je te remercie d’être venue. Bienvenue à Shalingappa Anna. Avant qu’Anna ait eu le temps de répliquer, il lui fit signe de le suivre et s’enfonça dans la foule bigarrée. Anna n’aimait pas l’aventure et n’était pas très audacieuse, aussi regarda-t-elle derrière elle dans l’espoir de trouver une porte qui la ramènerait dans la bibliothèque ; mais elle se trouva face à un mur dont le crépis jaune se craquelait. Elle n’eut donc d’autre choix que de se précipiter à travers le marché pour rattraper Pangun. Il la guida dans l’entrelacs de ruelles et de bâtisses sans un mot, et refusa de répondre à ses interrogations. Ce ne fut qu’une fois qu’ils furent arrivés devant un immense palais qu’il prononça : -Tu vas rencontrer le Maharadjah, tu feras ce que nous attendons de toi, et ensuite tu pourras retourner d’où tu viens. Ils pénétrèrent alors dans le palais de dorures et de marbre en passant devant deux gardes au regard dur, le sabre au côté. Ils croisèrent plusieurs escouades de soldats qui saluèrent respectueusement Pangun, et arrivèrent dans une grande salle où évoluaient des danseuses au son d’une cithare. Nonchalamment allongé sur des coussins brodés, le Maharadjah regardait distraitement la salle. C’était un homme petit, un peu rond et aux yeux pétillants de malice. Il tourna la tête vers les visiteurs et les invita à s’approcher avec un grand sourire. -Bonjour Anna ! Bienvenue au royaume de Shalingappa ! Je vois que tu as déjà fait connaissance avec mon ami fakir, Pangun. Et j’imagine que tu voudrais bien savoir pourquoi tu es ici ? Anna acquiesça d’un signe de tête. -Et bien vois-tu, en des temps anciens (lorsque le père de mon père était maharadjah) de terribles créatures avaient élu domicile dans le lac du village et terrorisaient les habitants. Elles exerçaient une véritable tyrannie sur le royaume et il fallait leur livrer un tribut de jeunes enfants à chaque pleine lune pour éviter leur fureur dévastatrice. Mon pauvre grand-père ne savait quoi faire, et le royaume était peu à peu décimé. Un jour, cependant, un jeune étranger de passage arriva et fut ému par le désespoir des habitants. Après maintes recherches, investigations et périples, il trouva la solution : il se rendit au bord du lac lors de la pleine lune de mai, sortit son violon et joua toute la nuit, sans discontinuer. Au matin, les créatures avaient disparu et le village retrouva sa sérénité. -Cette histoire est très belle Maharadjah, et cet homme devait être un violoniste exceptionnel, mais je ne vois toujours pas pourquoi je suis ici ! -Patience jeune demoiselle. Donc, après cette nuit décisive eut lieu un immense banquet sous le signe de la joie. Mais les villageois craignaient que les créatures du lac ne reviennent un jour. On fit alors appel au fakir de l’époque (le grand-père de Pangun) qui ouvrit un passage entre la place du village et la demeure de notre sauveur. -Mais alors...cet homme..... C’était mon grand-père ?! -Tout juste ! Et aujourd’hui, les dijhadas sont de retour. Tu devines ce que nous attendons de toi ? -Bien sûr ! Et je jouerai, vous pouvez en être sûrs ! Je vous débarrasserai de ces immondes créatures ! Le seul ennui, c’est que je n’ai pas mon violon ! -Ne t’inquiète pas, ton grand-père nous a laissé le sien. La lune se lève dans quelques minutes, allons-y ! Un jeune garçon entra alors dans la salle, portant un sublime violon. Anna le prit délicatement dans ses mains et l’observa : le bois verni patiné par les années, la spirale délicate du cheviller, les cordes légèrement distendues...Une petite inscription à l’encre noire sur la tranche de l’instrument attira son attention. Elle la déchiffra : « Stradivarius ». Elle la contempla d’un œil émerveillé : elle tenait entre ses mains un Stradivarius ! -Pangun, ce violon... ce n’est quand même pas ... -Lorsque ton grand-père est parti, l’interrompit le fakir, il a annoncé que ce violon était son bien le plus précieux, et qu’il l’avait trouvé en Italie auprès d’un vieil homme..... C’est ce que tu voulais savoir ? demanda-t-il avec un clin d’oeil. Anna se tut et entreprit de réfléchir aux morceaux qu’elle pourrait jouer tout au long de la nuit. Ils marchèrent jusqu’au lac, une étendue d’eau noire et immobile. Tout autour poussaient de somptueux jasmins, et Anna en cueillit une fleur qu’elle piqua dans ses cheveux. Une foule de villageois était rassemblée, et le jeune garçon vint se placer à la droite d’Anna. La jeune fille se mit en place, se campa sur ses jambes et, retrouvant les gestes familiers, positionna son menton sur le mentonnier puis leva son archer. Alors qu’elle jouait les premières notes d’un concerto pour violon de Beethoven, des hindous surgirent de toutes parts. Un turban noir enroulé autour de la tête, ils portaient d’amples tuniques sombres qui voltigeaient autour d’eux. En poussant des cris sauvages, ils bousculèrent la foule et convergèrent tous vers un même point : Anna. Saisie de panique, elle fut incapable de bouger. Un des assaillants, un véritable colosse, se précipita sur elle et la saisit par le bras. Anna sentit le jeune garçon resté à ses côtés se cramponner à son autre bras et soudain, dans une explosion de fumée, tous trois disparurent. Anna entendit le tumulte s’éloigner tandis que devant ses yeux défilaient à toute allure des paysages divers. Elle sentit Gabrielle s’agiter dans sa poche et tenta de se dégager, mais sa main semblait comme déconnectée de son cerveau. L’environnement se stabilisa alors, et elle se retrouva dans une sombre caverne ouverte à flanc de colline. L’homme la lâcha et, sans prononcer un mot, s’enfonça dans les entrailles de la colline en refermant une grille derrière lui. Anna resta donc seule avec le jeune garçon, Gabrielle, et le Stradivarius serré contre elle. -Moi, c’est Atal, annonça le garçon d’une voix enjouée. Dans ta langue ça veut dire inébranlable. -Mon nom à moi c’est Anna, mais qui es-tu ? -Je suis le petit-fils de Pangun. Il faudrait réfléchir au moyen de sortir d’ici... -Je n’en vois aucun ! soupira Anna. D’un côté un gouffre qui s’ouvre sur la paroi vertigineuse de la falaise, de l’autre des grilles inaltérables ! -Ne t’inquiète pas, on trouvera bien un moyen de berner les adorateurs de Kali ! -La déesse de la mort, destructrice et sanguinaire ? interrogea Anna, interloquée -Oui, grand-père dit que ce sont ses adorateurs qui ont appelé les dijhadas pour assouvir leur désir de pouvoir, répondit Atal d’un air important. Et cela paraîtrait logique qu’ils t’aient enlevée parce que tu as voulu les faire disparaître ! Mais assez discuté, grand-père m’a appris quelques petites choses qui devraient nous aider à sortir de là. Il s’approcha alors des barreaux, positionna ses mains dessus et entonna une lente psalmodie aux sonorités gutturales. Anna vit alors le métal se tordre lentement, se distendre et s’écarter jusqu’à laisser un espace suffisant pour leur passage. Abasourdie, la jeune fille franchit la grille, suivie d’Atal, et le métal se referma derrière eux. -Mais comment as-tu fais ça ? C’est incroyable !! s’exclama elle. –Secret de fakir, je ne peux rien te dire, répondit Atal avec un clin d’oeil. Ils se trouvaient maintenant dans un long boyau sombre qui ne cessait de tourner, de virer, et dont les parois suintaient d’humidité. Soudain, après un énième virage, ils débouchèrent dans une vaste salle creusée à même la roche. Les deux compagnons se tapirent contre le mur et observèrent discrètement à l’intérieur. Au centre de la salle se trouvait un autel de granit noir orné de symboles étranges rouge sombre. Au-dessus trônait une immense statue noire et or représentant un être féminin aux bras multiples et au visage tordu par un rictus meurtrier. Agenouillé devant l’autel se trouvait un homme vêtu d’une somptueuse tunique d’un noir d’encre ornée de pierreries. -C’est sûrement le grand prêtre...il va falloir passer sans attirer son attention, ça va être difficile....souffla Atal -Laisse moi faire, j’ai une idée, murmura Anna Elle sortit alors Gabrielle de sa poche et lui chuchota : -Tu ne vas pas aimer ça, mais si tu veux qu’on en sorte vivantes... Et d’un geste ample, elle jeta la tortue en direction de l’hindou. La carapace le toucha juste derrière la tête et il s’écroula, inconscient. Anna et Atal se précipitèrent alors dans la salle, Anna ramassa son amie au passage et frissonna lorsqu’elle croisa le regard figé de Kali, puis ils foncèrent dans le tunnel qui s’ouvrait de l’autre côté. Ils ne s’arrêtèrent de courir que lorsqu’Anna cria grâce et s’affala contre la paroi, la main serrée sur son point de côté. -Je.....n’en... peux plus !! haleta-t-elle. Il faut....qu’on... s’arrête !! Pour toute réponse, Atal lui prit la main et l’entraîna à sa suite. Ils entendirent alors derrière eux un grand tumulte, des bruits de course et des cris qui se rapprochaient. -Il va falloir courir maintenant, sinon ton point de côté se transformera en coup de couteau ! Anna redémarra alors, et courut comme jamais elle n’avait couru. Alors qu’elle menaçait à tout moment de s’écrouler, Atal ne manifestait aucun signe de fatigue et galopait devant elle. Les cris se rapprochaient, et Anna craignait de sentir derrière elle le frôlement d’une étoffe ou le froid d’une lame. Elle redoubla d’efforts, rattrapa Atal, mais ils ne virent pas le gouffre qui s’ouvrit brusquement sous leurs pieds et furent projetés au dehors. Leurs corps décrivirent une harmonieuse parabole et Anna se sentit chuter de plus en plus vite. -C’est trop bête songea-t-elle, on vient d’échapper à une horde de prêtres sanguinaires pour mourir écrasés au pied d’une falaise ! Mais à sa grande surprise, elle constata que sa chute ralentissait, se faisait plus douce, comme si elle planait. Quelques instants après, elle se posa en douceur sur le sol, à côté d’Atal. Ils étaient indemnes, le Stradivarius n’avait pas une éraflure et les adorateurs de Kali vociféraient et gesticulaient comme des déments en haut de la falaise. -Encore un secret de fakir je suppose ? interrogea Anna -Oui, mais ce n’est pas de mon fait !! s’écria Atal. Je n’ai pas agi ! Ils virent alors Pangun surgir des taillis. Ils l’accueillirent avec des cris de joie et des soupirs de soulagement. –Dépêchons jeunes gens, Anna a un royaume à sauver ! Ils se mirent en route et se dirigèrent vers le village, pendant qu’Anna et Atal racontaient leur évasion. Lorsque le moment des exploits d’Atal arriva, son grand-père le regarda avec des yeux brillants de fierté. Enfin, ils arrivèrent devant le lac. Avec des gestes lents, Anna se plaça, positionna l’archer sur les cordes et entama le concerto pour violon de Beethoven. A mesure qu’elle jouait, elle se sentait envahie par une douce langueur, une somnolence renforcée par l’odeur capiteuse du jasmin, et bientôt ses yeux se fermèrent… Lorsqu’elle les rouvrit, elle avait devant elle la tranche poussiéreuse des Misérables, mais avait l’impression de pouvoir encore sentir le parfum des fleurs et de la mousson. Elle se redressa et écarta précautionneusement les volumes, mais aucun vieil homme ne la fixait. Avec un frisson, elle songea que ce rêve était plus vrai que nature, mais que pour rien au monde elle n’aurait tenté une telle aventure. Un de ces jours, il faudrait quand même qu’elle se décide à demander à sa grand-mère pourquoi le dernier rayon de sa bibliothèque s’ouvrait sur le marché de Shalingappa ! Elle rajusta ses lunettes et sortit de la pièce, sans un regard pour Gabrielle qui grignotait une délicate fleur de jasmin…