Anna au pays des rêves

Nouvelle écrite par Jeanne Meslin, en 3ème au collège Les Lentillères, Dijon (21)

13 mai 2011.
 

Anna au pays des rêves

Quand cette fameuse histoire lui arriva, Anna savait depuis au moins un an et demi que le dernier rayon de la bibliothèque de sa grand-mère, à Paris, ouvrait directement, quand on écartait les livres, sur la petite place du marché de Shalingappa dans le sud de l’Inde. Mais Anna n’aimait pas l’aventure, comme son inséparable amie Gabrielle dont le fait le plus héroïque était de sortir la tête de sa carapace, une ou deux fois par jour, pour affronter le monde et manger des endives. De temps en temps, pourtant, traversant la pièce, Anna osait glisser le nez entre les livres et sentir avec délices le parfum moite du safran ou écouter battre la pluie de mousson. Ses lunettes en sortaient tout embuées.

Pourtant, ce matin-là, c’est finalement avec soulagement qu’Anna se faufila entre les livres pour éviter l’ennuyante Madame Dubreuil, fidèle amie de sa grand-mère et femme extravagante qui portait toujours un nombre incalculable de bracelets aux poignets. Franchir le dernier rayon de la bibliothèque lui paraissait la seule alternative valable afin d’éviter l’envahisseur.

Anna saisit un livre au passage et, fermant les yeux, s’avança doucement, pas à pas. Elle sentit la bibliothèque se refermer derrière elle : un sentiment étrange l’envahit alors. Elle sentit l’angoisse monter en elle. Ses mains tremblaient, son cœur battait lentement, si lentement qu’elle crut un moment qu’il s’était arrêté. Enfin, elle se décida à ouvrir les yeux.

Des couleurs vives et flamboyantes envahirent alors son champ de vision : celles des fruits, des épices, des tapis et de tous les autres trésors qui se vendaient sur le marché. Autour d’elle, une foule de gens habillés de tuniques et de larges pantalons se pressaient, la bousculant, sans prêter attention à elle.

Anna se rapprocha des étals de tissus. Délicatement, elle effleura les différentes matières. Elle arrêta ses doigts sur une tunique rouge. Elle la caressa plusieurs fois, juste pour le plaisir de sentir la douceur de l’étoffe. L’homme assis derrière ces merveilles et qui devait être le vendeur, regarda la petite fille avec méfiance et agressivité. Il se leva, contourna la marchandise, la saisit par le bras en la secouant, puis lui cracha à la figure des mots que la pauvre Anna ne comprit pas.

Vraisemblablement alerté par les cris retentissants poussés par le marchand, un jeune enfant s’approcha d’eux, et adressa quelques mots à l’homme. Celui-ci lâcha Anna et s’écarta du garçon avec humilité et respect. Anna observa son « sauveur », son visage enfantin, et remarqua tout de suite son air perdu, comme s’il n’était ni d’ici ni d’ailleurs. Son allure était d’ailleurs particulièrement singulière : durant un instant il fixait avec intensité l’un des étalages du marché puis, quelques secondes après, son regard se perdait dans le vide, comme si une idée soudaine lui avait traversé l’esprit et s’en était allée finalement d’un coup, sans laisser de traces. Ses cheveux bruns entouraient avec fantaisie son fragile visage.

Soudain il fixa son regard sur elle, avec un naturel peu commun. Il montra du doigt un livre sur le sol et murmura d’un air complice :
« Je crois que tu as laissé tomber quelque chose. »
Anna put voir le livre qu’elle avait emporté en quittant la bibliothèque ; mais elle n’eut pas le temps de se pencher pour le ramasser car son interlocuteur s’en était déjà saisi. Elle le regarda.
« Tu parle ma langue ? S’étonna-t-elle.
- Je parle beaucoup de langues. »
Il poursuivit d’un air énigmatique :
« Si je t’emmène chez moi, pourras-tu m’aider ? »
Il la prit par le bras, la fit pivoter devant lui et enchaîna :
« Oui, je sais que tu pourras m’aider. J’attendais quelqu’un qui soit capable de m’apporter l’inspiration. »
Anna ne comprenait pas ce que voulait dire le garçon :
« L’inspiration ? Je crois que tu te trompes, je suis juste venue ici pour éviter Madame Dubreuil ! »
Elle ne voulait pas vraiment le suivre et commençait d’ailleurs à avoir grandement hâte de retrouver le calme de sa bibliothèque et s’inquiétait d’ailleurs au sujet de la façon dont elle allait y retourner.
« S’il te plaît, je dois trouver l’inspiration ! Je veux devenir un artiste.
- Un artiste ? Interrogea Anna, sans pouvoir résister à sa curiosité.
- Oui, un artiste. L’empereur Shah Jahan a perdu sa femme bien aimée et a pour projet de faire construire un monument en sa mémoire. En tant que principal architecte, c’est à moi de l’édifier.
- Toi, un architecte ? Mais comment comptes-tu t’y prendre ? »
Anna essaya de masquer sa surprise : l’enfant était si jeune pour être un architecte.
« Je veux construire une œuvre qui survivra à travers le temps. Je voudrais que ceux qui la regardent soient emportés dans un autre monde, un monde où tout est possible. Je voudrais qu’ils soient heureux juste en regardant mon art. Je veux consacrer ma vie à réaliser mon rêve. »
Anna, pourtant si réservée, céda à la tentation du mystère :
« Si tu veux, je peux rester quelques jours. Mais je devrais vite repartir, sinon mes parents s’inquièteront. »
Il la regarda avec une joie extrême.
« Merci. Au fait mon nom est Moha. Même si tu ne peux pas rester longtemps, ce n’est pas grave, de toute façon, bientôt je partirai au nord, là où l’empereur veut faire construire. Viens, je vais te montrer ma maison. »

Anna eut tout juste le temps d’articuler son prénom ; son nouvel ami la prit par la main et l’emmena loin de la foule. Ils tournèrent dans une ruelle et entrèrent dans une petite bâtisse. Plusieurs gens accoururent à la vue de Moha ; celui-ci expliqua alors à Anna qu’en tant qu’architecte de l’empereur, il avait droit à des faveurs.

Anna resta cinq jours et cinq nuits. Moha ne cessait de penser et de réfléchir. Sans doute fleurissaient en lui quelques idées. Anna n’en doutait pas car elle s’était vite rendu compte de l’inépuisable, l’extraordinaire et la surprenante imagination dont disposait son ami. Alors qu’un soir, ils contemplaient une nuit sans étoile, Anna l’interrogea :
« Comment ça fonctionne, l’inspiration ? »
- Elle vient et repart. Elle m’inonde de merveilleux projets mais me nargue. J’aimerais construire une chose parfaite.
- Tu sais, Moha, si tu veux vraiment créer une œuvre comme jamais l’Homme n’en a imaginé, alors arrête de réfléchir. Suis ton instinct. C’est ton âme que tu dois investir dans cette œuvre et non pas ton cerveau. Cesse de vouloir à tout pris la perfection : je ne suis pas sûre qu’elle existe. »
Moha réfléchit et lui répondit :
« Si la perfection n’existe pas, c’est parce qu’elle est personnelle. Nous avons tous quelque chose ou quelqu’un de parfait à nos yeux. »
Sur ces mots, Moha retourna à ses pensées sans prononcer un seul mot du reste de la soirée.

Le lendemain, le garçon vint rendre visite à Anna dans la vaste chambre qu’elle occupait. Elle était à la fenêtre. Moha s’approcha d’elle et lui montra le livre qu’il avait récupéré en la sauvant des griffes du marchand.
« Qu’est-ce que c’est ? » l’interrogea Moha en lui désignant l’image d’une grosse meringue.
Anna reconnut un des nombreux livres de cuisine que sa grand-mère conservait.
« C’est une meringue, c’est très bon. »
« Blanche,…de forme gonflée. Oui c’est ça : gonflé et blanc. » Se dit Moha.
Puis il remercia Anna en riant et partit en courant.

Il avait laissé tomber le livre. Elle se pencha pour le prendre ; mais, dès qu’Anna toucha le livre, la somptueuse chambre dans laquelle elle se trouvait se mit à tourner, tourner et disparut. Le beau lit bordé de sublimes draps orientaux laissa place à la fade et terne bibliothèque de sa grand-mère.

Elle resta là, abasourdie devant le dernier rayon du fond, puis entendit Madame Dubreuil venir vers elle.
« Bonjour Anna, comment vas-tu ? Oh ! Tu étudies, fais-moi voir ce que tu lis. » S’écria avec enthousiasme l’exaspérante dame. Elle prit le livre des mains d’Anna.
« L’art de cuisiner ! » lut la bruyante dame.
La grand-mère d’Anna arriva derrière Madame Dubreuil.
« Eléonore, ta petite fille voudrait-elle devenir cuisinière ? » s’amusa la vieille dame. Elle avait posé la question en plantant ses yeux de rapace dans ceux d’Anna.
« Non, je serai artiste. »
Alors qu’elle prononçait ces mots, la fillette vit un léger sourire se dessiner sur les pâles lèvres de sa grand-mère.

Le temps passa, Anna grandit. Elle se décida un jour à repartir pour l’Inde, mais par l’avion cette fois-ci. Elle se rendit à Agrâ. Il était très tôt et la ville était encore endormie. Elle suivit le chemin que la réceptionniste de son hôtel lui avait indiqué. Elle ferma les yeux et marcha, se laissant guider par une sorte de force qui l’habitait, puis s’arrêta. Elle ouvrit lentement les yeux et le vit : le Taj Mahal. La lumière du Soleil semblait n’être là que pour renforcer l’incroyable magnificence du bâtiment. Il était précisément l’heure à laquelle Apollon daigne enfin éclairer l’humanité de sa grandiose luminosité. Les nuages cotonneux et orangés formaient une ligne parfaite derrière le bâtiment qui, d’ordinaire immaculé, était à cet instant d’une couleur dorée plus enivrante encore que celle de l’or. Quatre grandes colonnes magistralement dressées l’entouraient. La partie ronde, posée délicatement sur le Taj Mahal, rappelait à la jeune femme les toits bouffants des manèges dans lesquels elle s’amusait étant petite. Elle lui rappelait aussi une certaine meringue qu’elle avait déjà vue dans un livre de cuisine. Les petits détails sculptés de la façade ornaient le monument comme la dentelle orne la blanche mariée le jour de ses noces. Chaque partie, chaque trait, chaque brique, chaque motifs avaient étés minutieusement pensés pour devenir cette parfaite harmonie, cette inimaginable beauté que formait l’œuvre. Plus qu’une histoire d’amour entre l’empereur Shah Jahan et sa femme Mumtaz Mahal, le Taj Mahal était une histoire d’amour entre Moha et son art.

« Moha… » Murmura Anna. Une larme coula lentement sur sa joue.