Le passage

Nouvelle écrite par Gaëtan DOUENEAU, en 2nde au lycée Benjamin Franklin d’Auray

18 mai 2011.
 

Pourtant, ce matin-là, aucun bruit, aucun arôme, aucune chaleur moite… Ses sens, aux aguets malgré sa timidité, ne lui transmettaient aucune impression. Ses yeux ne voyaient qu’un brouillard grisâtre, sorte de purée impénétrable. Sauf si elle avait voulu se perdre ! Plus d’étoffes aux mille couleurs miroitant sur les étalages des marchands, plus d’épices aux mille senteurs dont la contemplation suffisait à éveiller les papilles, plus d’enfants courant à perdre haleine entre les saris des femmes venant faire leur marché. Rien.

Chaque fois qu’elle avait déplacé quelques rayonnages, elle avait découvert les merveilles de l’Inde. Ce brouillard opaque lui était inconnu : ce n’était ni la mousson, ni une tempête, ni… Elle se perdait dans les méandres de son esprit. Devant elle, tout semblait calme et vide.

Mais, Anna n’aimait pas l’aventure… Elle était timide, réservée, parfois même aussi renfermée sur elle-même que sa tortue - sauf qu’elle ne mangeait pas autant d’endives. Mais, en ce jour, un sentiment nouveau, un frisson était né en elle et parcourrait son corps. Elle hésitait. Rien ne l’empêcherait de parcourir quelques mètres pour éclaircir le mystère qui se dissimulait dans ce brouillard. Mais… Puis elle rentrerait bien tranquillement chez sa grand-mère par la suite. A condition d’emmener Gabrielle !

Quelques instants plus tard, Gabrielle dans les bras, ou du moins ce qui ressemblait à une carapace hermétiquement close - tout le monde ne gagne pas en curiosité si vite - elle franchissait le décor de la bibliothèque. Elle avait écarté et rangé à côté suffisamment d’étagères pour pouvoir passer. Ni plus ni moins : c’était juste ce qu’il fallait.

Anna se serait attendue à avoir la sensation de franchir une sorte de miroir invisible. Mais elle ne ressentit rien. Soudain, elle ne vit que du gris : elle venait de passer en Inde. Perdue dans le néant, elle fit quelques pas avant de sentir son pied heurter quelque chose. C’était un petit objet qu’elle ramassa. On aurait dit un livre, ou un petit cahier, un de ceux sur lesquels on raconte ses aventures, à travers lesquels on revit les moments les plus émouvants de son existence. Peut-être contenait-il de quoi comprendre cette situation ?

Il valait mieux rentrer maintenant. Quelle idée avait-elle eu de venir jusqu’ici ? Ephémère curiosité, qui vous abandonne au moment le plus dur… Avançant à tâtons, elle cherchait désespérément une lueur lui indiquant que la bibliothèque serait dans cette direction. Elle tomba. Deux fois. Alors, elle s’assit sur le sol froid puis, de désespoir, ferma les yeux, se disant que ce cauchemar allait prendre fin. Elle serrait le carnet et Gabrielle dans ses bras.

Il ne faisait pas froid. Ce n’était pas l’habituelle humidité chaude de l’Inde non plus. Mais Anna se sentait bien, les yeux clos. La conscience de l’univers qui l’entourait s’évanouissait progressivement et tout désir s’éteignait en elle. Pourquoi se lever quand on est bien assis ? Pourquoi ouvrir les yeux alors qu’il n’y a rien à voir ? Enfin, elle s’endormit en paix.

L’hospitalité est une valeur indienne. Peut-être même une valeur hindouiste. On n’accueille pas les intouchables, les impurs : ceux-là ont mal agi dans leur précédent karma. Mais les étrangers sont bien reçus.

Aussi, comme tous les matins, lorsque Phadina franchit sa porte et découvrit une jeune fille allongée dans la rue, semblant assoupie, endormie dans une position inconfortable, elle appela sa mère. Celle-ci - bientôt rejointe par toute la famille - prit ce corps dans ces bras et l’emmena à l’intérieur de la maison. Phadina demanda à s’occuper de l’endormie. Parvenue au bord du lit, ou plutôt de la couche sur laquelle sa mère l’avait déposée, elle se mit à la détailler intensément.

Elle était blanche de peau. Quelques taches de rousseur parsemaient ses joues, laissant apparaître son jeune âge. Ses cils longs et noirs se recourbaient, semblant servir d’ombrelles à ses fines paupières. Ses cheveux étaient démêlés avec soin et s’étalaient autour d’elle. Elle avait des mains douces et fragiles, comme marquées d’aucun effort. Phadina, à 13 ans, avait les mains dures. L’ensemble du corps allongé était drapé dans une robe blanche, qui paraissait refléter la pureté de la jeune fille. Phadina restait subjuguée par tant de beauté. Peut-être était-elle une princesse perdue dans le Sud de l’Inde ?

Anna ouvrit les yeux. Elle eut une telle surprise de voir apparaître ce décor, cette maison autour d’elle, et surtout ce visage étranger penché sur elle, qu’elle cria. Phadina, sa rêverie brisée par ce son, cria de même. La famille, qui comptait une dizaine de personnes, accourut dans la minuscule pièce de la petite maison. Face à cette foule, Anna fut d’abord incapable de dire quoi que ce fût. Puis elle parvint à articuler quelques mots : « Euh... Je... Je ne parle pas votre langue. Désolée... » Alors, sans qu’elle comprît pourquoi, tous éclatèrent d’un rire sonore. Ceci la réduisit au silence. Elle se sentait perdue, loin du berceau reposant de sa maison... Mais comment pourrait-elle sortir d’ici ?

Les autres la regardaient en silence, comme insensibles à sa détresse personnelle. On aurait dit qu’ils attendaient quelque chose. Pour Anna, c’était une foule de gens étranges, aux mâchoires parfois édentées, aux faces crispées par la nécessité de survivre. Pourtant, ils semblaient heureux. Peut-être était-ce parce qu’ils survivaient ensemble.

Soudain, perdue dans ce qui devenait une contemplation, Anna ressentit un choc violent. Une pensée venait de lui traverser l’esprit. Gabrielle ! Où était-elle ? Et le carnet ? Ils n’étaient pas là. Ce qui voulait dire que ces gens, qui l’avaient sûrement ramassée dans la rue, les avait laissés par terre. Volontairement ou non… Elle se leva du lit. « Tu n’es pas bien là ? On ne va pas te retenir mais tu ferais mieux de te reposer : tu as dormi dans la rue !

 » La jeune fille qui l’observait lorsqu’elle avait ouvert les yeux venait de parler.

Anna ressentit un second choc. Pas pour la même raison… Ils s’exprimaient dans leur langue, ce qui devait être un dialecte du Sud de l’Inde. Et elle les comprenait ! Comme s’ils avaient parlé dans sa langue natale.

Mais le temps n’était pas à la réflexion. Si elle avait passé la nuit ici, on devait s’inquiéter chez elle. Ses parents… Et il fallait retrouver Gabrielle - les compagnons d’aventure, on ne les abandonne pas. Alors elle balbutia un « Merci pour tout. Au revoir » très bref puis les bouscula légèrement pour sortir de la pièce. Elle se retrouva dans un couloir étroit dont l’extrémité la plus lumineuse donnait sur une porte. Et derrière … la sortie ? Le bois bruni avait été plusieurs fois réparé, si bien qu’il semblait n’être qu’un assemblage hétéroclite d’essences différentes. Enfin, elle poussa le battant.

Un air chargé de senteurs d’un autre monde lui fouetta le visage. Devant elle s’ouvrait une vaste place. C’était celle que, depuis la bibliothèque, elle avait toujours observé bondée, les jours de marché, quand les habits rouges vifs des femmes traversaient la place. Là, tout était différent. La ville s’éveillait et Anna avait la chance d’assister à ce spectacle.

Le soleil apparaissait doucement, entre deux maisons. Sa masse écarlate devenait plus une ligne éblouissante dans l’interstice qui séparait les deux bâtiments. La place, rougie de cette lueur, s’étalait en une forme imparfaite ; entourée de petits immeubles, constructions bancales mais dont l’âge semblait témoigner de la solidité. Aucun pavement ne recouvrait le sol.

Seule la terre, creusée en son milieu de fossés qui se dirigeaient vers le bas de la place puis se réunissant en un unique caniveau, permettait aux véhicules de rouler et aux marchands de commencer à installer leurs étals.

Enfin, quelques vaches, curieusement en liberté, déambulaient à travers les lieux, sans que personne ne se préoccupe d’elles. Parfois, l’une d’elle baissait sa tête pour ingérer quelque chose.

Anna regarda partout. Il n’y avait rien qui puisse lui indiquer la présence de sa tortue. Où était-elle ? Et si quelqu’un s’était emparé d’elle ? Et si … ils allaient la manger ? Non, non, c’était ridicule. Un petit objet attira son attention. Le carnet ! Il était là, dans la poussière. Après l’avoir secoué avec soin, elle l’ouvrit. La première page trônait devant elle. D’une écriture déliée, on avait inscrit en grand les mots suivants « Des multiples cheminements à travers Shalingappa ».

Elle lut la suite. Les pages livraient toutes seules leurs histoires. On y évoquait les chemins, les détours, les curiosités. Si elle avait voulu se promener dans ville, il lui aurait suffi de suivre les indications. Mais son seul souci était de retrouver sa tortue puis de rentrer chez elle. Pour l’instant, le second projet semblait compromis. Elle avait cherché d’où elle voyait la place lorsqu’elle était encore dans sa bibliothèque. A cet endroit il n’y avait qu’un mur. Un mur délavé et triste.

Il fallait pourtant qu’elle s’en aille : les rues commençaient à se remplir. Bientôt, une marée humaine envahirait la place et Anna serait confrontée à toutes sortes d’aventures. Mais Anna n’aimait pas l’aventure. Enfin… La dernière page constituait l’esquisse d’un bâtiment magnifique. On avait annoté en-dessous « le temple ». Oui ! C’était là qu’elle devait aller, Anna le sentait. Elle se voyait déjà au cœur d’une intrigue mêlant hindouisme et magie - il y avait évidemment quelque chose de magique là-dessous. Elle tourna les pages jusqu’à trouver un chemin. Puis elle se mit en marche.

Le temple correspondait parfaitement au croquis. C’était une grande construction, séparée des autres. Des couleurs chatoyantes s’étalaient sur les murs qui semblaient grimper vers le ciel. Un toit rouge en forme de pyramide dominait l’édifice. Anna s’approcha des colonnes décorées qui ceinturaient le temple. Derrière, des petits groupes entraient dans une vaste pièce, principalement des hommes. Certains portaient des habits à la mode européenne, d’autres avaient une tenue blanche, une sorte de toge.

Anna passa les colonnades. Des hommes la dévisagèrent puis l’un d’entre eux - en tenue pourpre - se plaça en face d’elle. Sans mot dire, il montra de son bras l’extérieur du temple. Quel accueil ! Quel pays ! Il aurait au moins pu lui parler !

« Excusez-moi. Je … je suis perdue. Vous me comprenez ? » dit Anna. L’homme fit signe que oui.

« Alors vous devez sûrement pouvoir m’aider, reprit-elle. J’étais à des centaines de kilo … non … des centaines de milliers de kilomètres d’ici. J’ai traversé un mur et je me suis retrouvée sur la place du marché.

Une fois dehors, il la conduisit jusqu’à une bâtisse, de l’autre côté du temple. Il l’invitait à rentrer. Anna se mit à douter. Devait-elle suivre cet homme qu’elle ne connaissait pas, et rentrer dans cette maison ? Enfin, il n’avait pas l’air d’être mauvais… Et puis, si elle était venue jusqu’ici, ce n’était pas pour repartir maintenant.

Voyant son hésitation, l’homme commença à lui parler sur le seuil. Anna ne saisissait pas tous ses mots. Il était question de varna, de karman, de svastika… Mais en quelques minutes, Anna comprit des choses que seuls quelques hommes connaissent - ou que seuls quelques hommes veulent croire. Des ponts, des passages mêlaient non seulement l’espace et le temps mais aussi les religions. Si en Inde on croyait aux réincarnations, alors on se réincarnait. Pas seulement dans une autre vie mais aussi dans une autre contrée. D’hindou on devenait musulman, de juif on se faisait protestant... La mort et la vie se côtoyaient, perpétuellement, dans le grand tourbillon de l’existence.

Ce système n’était pas parfait. Loin s’en fallait. Et parfois, au détour d’une rue, une porte s’ouvrait pour laisser passer des vivants. Et là où seul un esprit aurait dû passer ; un corps, une vie se retrouvaient dans un autre lieu, ou dans une autre époque. Et ces hommes, ces femmes demeuraient dans un autre pays dont ils parvenaient - de manière mystérieuse - à comprendre la langue. Ils en perdaient leur langage originel. Malgré tout, ils s’intégraient et vivaient comme tous.

« Vous voulez dire que je vais rester ici, pour toujours ? Mais comment..., s’exclama-t-elle

Vous franchirez la porte derrière nous. » Sur ces mots, il repartit vers le temple, sans se retourner. Sa longue tunique lui tombait jusqu’aux pieds en lui donnant l’air d’un sage. Il prit quelque chose dans sa poche, souffla dessus, et des cendres noires s’envolèrent, emportées par le vent.

Anna récapitula tout ce qu’elle venait d’entendre. S’il y avait eu, comme elle, d’autres « voyageurs » ; ils avaient sûrement rédigé le carnet. Pour aider les suivants. Mais la seule chose qui importait, c’était qu’elle avait moins d’une heure pour retrouver Gabrielle, et revenir. En supposant que cette histoire abracadabrante fût la vérité. Enfin, si elle était arrivée jusqu’ici ; il y avait bien une explication, aussi étrange qu’elle fût. Perdue dans ses pensées, elle n’avait pas remarqué l’attroupement qui se formait au pied du temple. Un homme venait d’arriver et de nombreuses personnes s’étaient agglomérées autour de lui.

Une femme, intriguée par cette agitation, bouscula Anna, la tirant de sa rêverie. Elle-même se rapprocha alors du temple, cherchant l’épicentre de la foule compacte. Alors elle vit un homme tenant à bout de bras une tortue, une petite carapace. Comme celle de... « Gabrielle », s’écria-t-elle. Mais personne ne prêta une attention particulière à son cri. Ils voulaient tous se rapprocher, toucher la tortue, comme une relique sacrée pouvant les bénir. Chacun pressait, poussait et tremblait d’émotion.

Soudain, cet équilibre se rompit. Anna vit cet homme tomber sur elle, déséquilibré par la foule. Il lâcha Gabrielle avant de tomber au sol. La tortue voltigea à travers les airs, au grand désespoir d’Anna qui craignait de voir la carapace se briser sur la terre. Non...

Sans trop savoir comment, elle l’avait rattrapée. Le temps que la foule réalise ce qui venait de se passer, Anna courut se réfugier dans une ruelle adjacente. Ella cacha Gabrielle sous sa veste et s’assit à même le sol.

Elle était ensuite discrètement retournée près du temple. Avant de franchir la porte, elle dit doucement à Gabrielle : « Un jour, tu te rends compte ! Qu’est-ce qu’on aura vécu comme aventures ! » La tortue la regarda. Comme pour souligner le dernier mot. Aventures.
Une odeur d’encens l’assaillit quand la porte fut ouverte. Elle avança dans un brouillard grisâtre, sorte de purée impénétrable...

Lise entre dans sa bibliothèque. Les ouvrages qu’elle a collectionnés toute sa vie durant sont ici. De hautes étagèrent montent jusqu’au plafond. Elle regarde avec attendrissement sa petite fille, Anna, assoupie sur une chaise. Sa tortue est posée sur la table. Elle dort, elle aussi. Ses pas réveillent Anna, qui lève vers sa grand-mère des yeux engourdis.
« De vieux amis ont téléphoné. Ils devaient emmener leur fils en voyage, mais il est malade. Ils ont proposé de t’emmener. Ce sont les vacances. Tu pourrais y aller ! J’en serais tellement heureuse…

Seule Gabrielle ferme ses paupières, comme pour réfléchir. Elle trouve que la coïncidence est étrange. Très étrange…
Puis Anna ajoute : « C’est comme si je partais pour un autre monde ! Dire que je ne connais rien de ce pays. Et quand je reviendrai j’aurais tant de souvenirs, que je ne saurai plus par où commencer ! » Cette fois-ci, Gabrielle ne comprend pas. Anna aurait-elle déjà tout oublié ?