Fils du dragon

Nouvelle de François HUBLET, incipit 2, en 2nde au lycée Saint Joseph, La Roche-sur-Yon (85)

21 avril 2012.
 

On frappe à la porte : des coups sourds, de plus en plus forts, donnés à coups de poing.
Voilà, se dit-il, c’est maintenant…

Lou Ho est déjà loin.
Il continue de courir sur les rochers abrupts qui recouvrent la pente, s’équilibre de ses mains. Mille fois, il a parcouru ce chemin, les années précédentes ; mille fois, les jeunes hommes de sa tribu ont tenté d’en atteindre l’extrémité, de quitter les montagnes où ils vivaient reclus et de rejoindre la vallée.
Mais cette fois, tout est différent.
Depuis plusieurs mois, un brouillard pesant envahit dès l’aube leurs champs et leurs maisons, s’infiltre jusqu’à l’intérieur de leurs habitations creusées à même la pierre. Chaque matin, le village se réveille sous un épais manteau de brume. Maintenant, les enfants comme les adultes commencent à s’affaiblir. Le brouillard transforme tout travail en calvaire, et l’arrivée de l’hiver complique encore les choses.
Son maître avait décidé de réagir.
Il est le chef du village, le Vénérable. C’est à lui que revient la tâche de prendre la bonne décision, de sauver ceux qui l’honorent chaque jour.
Il avait choisi d’invoquer une vieille coutume.
Depuis, tous les douze jours, quelques instants avant que le soleil ne se lève et ne fasse naître le brouillard dans lequel ils se noient, un émissaire part en direction de la vallée. Cet émissaire porte un message sacré qu’il doit déposer au bas des montagnes, avec quelques invocations rituelles qu’il a apprises par cœur. S’il réussit, un Dragon Blanc apparaîtra et la vérité s’inscrira en lettres d’or au dos du message. Les anciennes légendes l’ont prédit.
Aucun émissaire n’est encore revenu.
Lou Ho le sait.
Aujourd’hui, c’est son tour.

—Entrez !

L’inconnu fait quelques pas en direction du Vénérable puis s’incline devant lui. Puis il s’assoit lentement, avec une précaution presque excessive. Son corps est vieux, fatigué, tanné. Ses cheveux grisonnent et ses vêtements usés laissent deviner un corps d’une maigreur extrême.

—Bonjour, Da Long, dit-il.
—Bonjour, Grand Maître, répond le Vénérable.

Les deux sages se lancent l’un à l’autre un sourire complice. Oui, ils doivent se rappeler qu’ils ont été maître et élève, quelques années plus tôt ; ils doivent songer à ce long apprentissage, à cette belle amitié qui s’était nouée entre eux, jour après jour. Maintenant ils sont à égalité, Da Long a lui-même un élève, le flambeau a été transmis. Pourtant la tristesse reprend vite le pas sur le souvenir de leurs jeunes années, et leurs visages se referment. Da Long reprend :

—Je te remercie d’être venu.
—C’est moi qui te remercie. J’ai marché de nuit, trois heures durant, de mon village au tien. Mais ton invitation vaut bien ce sacrifice. Que veux-tu ?

Da Long hésite.
Il connaît la propension de son maître à prononcer des sentences étranges, mais c’est ce qu’il s’apprête à lui demander qui le met mal à l’aise.

—Tu connais la malédiction du brouillard qui s’acharne sur nous. Elle touche ton village aussi bien que le mien. Depuis sept lunaisons, la même brume envahit les sommets, au réveil du Dragon de Midi.

Le Dragon de Midi, c’est le Dieu du soleil. Ce même soleil sans qui les Fils du Dragon ne pourraient vivre, année après année.

—Cela signifie que quelque chose dérange le Dragon de Midi. Qu’un autre Dragon le menace.

Le Grand Maître hésite, ferme les yeux, jette un œil discret sur les incantations rituelles que Da Long a tracées en pictogrammes noirs sur une feuille de papier. Il se lève, lentement. Ses pas le mènent jusqu’à la fenêtre, et ses yeux parcourent quelques instants durant le paysage au-dehors. Sa main fouille dans un repli de son hanfu , en sort une petite pierre qu’il jette à travers l’ouverture. La maison fait face au précipice, et bientôt la minuscule émeraude disparaît dans la brume qui l’engloutit.
Soudain, un hurlement retentit, un grognement, un rugissement immense qui semble faire trembler le ciel et la terre.

—Il faut aller à la Grotte du Dragon.

Lou Ho commence à douter.
Quel est donc ce cri déchirant qui vient d’enflammer l’air, quelques instants plus tôt ? Au-devant de quels dangers va-t-il s’il s’avance plus avant dans cette sente périlleuse ?
Déjà la brume est tombée, et Lou Ho aperçoit à peine ses pieds, s’aidant seulement des rochers alentour pour repérer le chemin. Il ne doit pas s’éloigner de la piste, sous peine de s’égarer pour toujours. Car il n’y a aucun village, autour de la voie qu’il parcourt. Les Fils du Dragon sont depuis des centaines d’années les uniques habitants de cette région, cultivant seuls en haut des montagnes le riz blanc qui les nourrit. Jamais Lou Ho n’a rencontré un être humain qui ne soit un Fils du Dragon. Le Vénérable de son village prétend qu’il existe d’autres hommes qu’eux, plus bas, dans la vallée, mais lui ne le croit pas. Comment se pourrait-il que des gens vivent dans la plaine, si loin du Dragon de Midi ? Plus il descend la pente, plus il lui semble qu’il s’éloigne du soleil, et lorsqu’il atteindra le bas des montagnes, sans doute fera-t-il si froid qu’il mourra en un instant. C’est peut-être pour cela que tous ceux qui l’ont précédé ne sont pas revenus.

Le jeune homme s’arrête.

Les deux Vénérables entrent dans la Grotte, l’un derrière l’autre. Da Long tient dans sa main la lance de bambou sacrée. Il la dresse au-dessus de sa tête, les yeux baissés, pour se protéger des esprits néfastes dont les stalactites révèlent la présence.
De nouveau, un rugissement de fureur se fait entendre.
La Grotte du Dragon est un vaste tunnel, de plusieurs centaines de mètres de long. En fait, nul ne connaît réellement sa longueur, et aucun Fils du Dragon n’est jamais parvenu à son extrémité, n’a jamais réussi à apercevoir la bête qui garde l’issue du tunnel et pousse de temps à autre des rugissements terrifiants.
Da Long, contre l’avis de son maître, avait longtemps prétendu qu’il n’y avait rien à l’autre bout de la grotte, que tout cela n’était qu’une vieille légende.
Depuis, le Dragon de Midi s’était réveillé, s’était mis à crier, de temps à autre.
Il n’avait plus aucun doute.
La Grotte est occupée par une vaste rivière. Les deux hommes marchent dans l’eau jusqu’à mi-jambe, sans un bruit. Da Long a changé sa javeline de main, le Grand Maître tient dans ses mains deux pierres étincelantes.
Eux vont faire ce qu’aucun Fils du Dragon n’a encore fait. Ils vont faire disparaître la brume. Ils vont faire taire les rugissements terribles qui résonnent entre les montagnes.
Ils vont aller au bout du tunnel, trouver le Dragon de Midi et le libérer de ses souffrances.

Lou Ho a repris sa marche.
La brume est devenue plus dense. Il ne voit presque plus rien, s’appuie aux branches et aux pierres pour avancer encore. Il n’en peut plus, il sait qu’il devrait faire demi-tour, mais ce qu’il a découvert le pousse à poursuivre. Le jeune homme serre dans sa main un étrange morceau de bois qu’il a ramassé au bord du chemin. C’est une sorte d’écorce molle et grise, une essence inconnue de lui mais qui doit bien pousser quelque part, dans la plaine. Tout compte fait, peut-être existe-t-il des hommes, là-bas, qui cultivent patiemment l’arbre étrange qui produit ce matériau.
Lorsqu’il repense à son maître, Lou Ho est convaincu qu’il lui faut continuer. Il était son unique élève, et si Da Long n’a pas semblé attristé de son départ, lui sait que son maître peut cacher sous une apparence calme le désespoir le plus profond.
Mais dans quel monde dangereux avait-il mis les pieds ?

Les deux hommes ont poursuivi leur route.
Ils balaient du regard la voûte de pierre qui les surplombe, écarquillant les yeux. La lumière se fait rare, à ce niveau du tunnel, et le flambeau que Da Long tente de maintenir au-dessus de la surface de l’eau les handicape plus qu’il ne les aide. Ils ont maintenant de l’eau jusqu’au cou, une eau froide, vaseuse, nauséabonde. Les deux Vénérables ont du mal à avancer, leurs hanfus imbibés d’eau les retardent, pourtant ils ne faiblissent pas.
Ils ont tout prévu. Les pierres précieuses, les offrandes, les talismans, l’écorce de théier recouverte de pictogrammes sacrés, leur invocation au Dragon, leur lance. Il ne leur manque rien. Lorsqu’ils se trouveront face au Dragon de Midi et à son agresseur, ils délivreraient l’un et combattraient l’autre.
Déjà la présence de la bête merveilleuse semble plus proche.
Les rugissements se font plus fréquents, une odeur lourde et étrange s’est installée entre les murs de la grotte, des grognements sourds s’élèvent à intervalles réguliers.
Et puis, il y a le courant.
Car le courant de la rivière se fait de plus en plus puissant, emportant tout sur son passage, comme le prévoyaient les anciennes légendes. Il les pousse en avant, au risque de les faire trébucher.
Le Dragon, à l’autre extrémité du tunnel, est en train de boire. Bientôt il aura bu toute l’eau de la rivière, et lorsque le cours d’eau sera à sec, les deux Vénérables seront auprès de lui.

Lou Ho se retourne, effrayé.
Une détonation vient de retentir.
À l’instant où il lui avait semblé atteindre enfin le pied de la montagne, une langue de feu s’était échappée de l’intérieur de la pierre, brûlant tout sur son passage.
Le jeune homme recule, s’abrite derrière un rocher.
Il a atteint le pays des Dragons, le pays des Dieux… Voilà pourquoi personne n’est jamais venu ici, voilà pourquoi tous les Fils du Dragon qui sont parvenus à la vallée sont morts… Aucun être humain ne peut se permettre de rester là, au bas des montagnes…
Lou Ho relève la tête l’espace d’un instant, se préparant à repartir en direction du sommet au moindre signe de danger. Découvrir l’origine de la brume qui a envahi les montagnes n’a plus guère d’importance. Maintenant, il veut vivre, simplement vivre, survivre. Et s’il veut survivre, il lui faut partir. Un cri déchire le silence, devant lui, à l’endroit où le feu du Dragon s’est échappé de la montagne.
Lou Ho hésite puis s’approche, tremblant.
C’était un cri humain.

Les deux Vénérables peinent à tenir debout.
La puissance destructrice des flots les pousse vers l’avant, vers l’antre du Dragon de Midi, mais les deux hommes manquent de se noyer à chaque seconde qui passe. Ils ne peuvent plus résister, les flots les emportent, et le flambeau, immergé, s’est éteint. Le noir a envahi le tunnel dans lequel ils progressent.
Les deux hommes se sont organisés.
Da Long se tient devant son maître, et ils se laissent ensemble porter par le courant avec autant de calme que possible, les mains pressées contre la paroi. Ils tentent en vain de se ralentir, essayent de ne pas perdre tout à fait le cap qu’ils se sont donnés. Tout ce qu’ils peuvent faire est d’éviter d’être projetés au milieu du lit de la rivière souterraine, où ils ne pourraient résister à la noyade plus de quelques instants.
Les cris du Dragon de Midi sont devenus permanents, désormais.
Une sorte de rugissement continu envahit la cavité, tandis que le Dragon continue de boire la rivière tout entière. Il ne semble pas rassasié, et continue d’aspirer à lui des torrents d’eau incontrôlables, et les deux sages lancent aux ténèbres des exhortations inutiles. Ils tentent de maintenir hors de l’eau les talismans qu’ils protègent, pour que le Dragon les aperçoive et s’apaise.
Quel mal torture donc la bête miraculeuse, pour qu’elle doive boire autant sans fin, pour qu’elle menace de les avaler, eux ?
Et le Dragon crie toujours, hurle de douleur, un ronflement rauque et continu que l’écho sans fin des parois contribue à renforcer encore. Les deux hommes ne voient plus rien. Ils poursuivent leur effort, méthodiquement, tentent de résister au mieux à la force qui les entraîne.
Et soudain, ils l’aperçoivent.
Le Dragon.

Lou Ho fait quelques pas en direction de l’homme qui gît devant lui.
Il n’a pas le visage d’un Fils du Dragon, sa peau est trop claire, ses yeux pas assez noirs. Il porte un habit étrange, qui n’a rien d’un hanfu. À travers le tissu,
Lou Ho parvient à apercevoir la peau à-demi calcinée du jeune homme. Il se penche vers l’inconnu sans un bruit, tente d’entendre sa respiration. Sa tête est inclinée sur le côté, sa bouche entrouverte est silencieuse.
L’inconnu est mort.
Lou Ho se relève avec un frisson de dégoût et de peur mêlés, s’approche du passage par lequel l’étranger et les flammes sont sortis de la pierre.
Il n’a pas le temps d’apercevoir ce qui se trouve à l’intérieur.
Un bruit résonne, derrière lui.

Da Long pousse un cri de terreur.
À mesure que le courant les entraîne, ils voient se rapprocher une bouche énorme, monstrueuse, hérissée de dents qui fendent l’air dans une ronde infernale.
Non… Ce n’est pas le Dragon de Midi… C’est un piège… Ils…
L’obscurité se referme sur eux.

Xi Xin descend de son camion et fait quelques pas en direction du jeune homme en hanfu traditionnel qui lui fait face, hébété.
Depuis quelques jours, on lui avait signalé la présence de ces hommes étranges, que plusieurs de ses collègues avaient amenés à la ville.
—Un coup de grisou, encore... murmure-t-il lentement.
Son téléphone portable sonne.
Il décroche.
—Xi…
—Oui ?
—Xi, il y a un problème… nous avons découvert deux corps dans la turbine n°2…
—J’arrive.
Sans un regard sur Lou Ho et le corps brûlé du mineur, Xi Xin fait volte-face.
Soupire.
Tandis qu’il redémarre en un bruit de tonnerre, les cheminées flambant neuves des hauts fourneaux noient la paisible vallée dans une nappe de brume…