Eurydice au désert

Nouvelle de Maëlle MARIE-FRESSINAUD, « Eurydice au désert », en 3ème au collège Léonard Limosin, Limoges (87)

7 mai 2012.
 

"Que veux-tu en échange ? ” demanda-t-elle dans sa langue rude. Kosmas ne sut d’abord que répondre. Elle le fixait de ses immenses yeux noirs, scrutait son âme. Comme le garçon ne répondait pas, elle plongea la main dans les plis de sa tunique écarlate et posa sur le tapis quelques piécettes. Kosmas fit la moue. Ce n’était pas avec ça qu’il allait faire fortune. Il planta alors son regard dans les yeux noirs de l’Amazone et la taquina : “ C’est un bien maigre tribut ! Cependant, le collier sera à toi à une condition. En échange, je voudrais connaître ton nom. ” Une fois de plus, sa curiosité l’avait emporté sur son sens des affaires. Aux mots de Kosmas, un grand sourire étira le visage de l’Amazone. Un sourire éclatant, aussi beau que le premier sourire du monde. Le sourire, si beau fut-il, ne dura qu’un instant. L’air grave, elle murmura : “Alors tu garderas le collier, car tu m’as demandé ce que je ne peux te donner. Le nom d’une Amazone est son secret le plus inviolable, c’est son âme, c’est l’essence même de son être, c’est par son nom qu’elle existe. Elle ne peut le révéler qu’à un unique être humain. Autant te dire qu’elle ne le confie pas à n’importe qui ! ” Le sourire-merveille était revenu.
Kosmas était encore bien ignorant sur le désert, ses peuples et coutumes. Il n’avait quitté sa mère et tous ses frères et sœurs que depuis un mois et c’était sa première grande foire. Auparavant, il était resté au campement où vivaient les femmes sans pouvoir partir avec son père, ses oncles et les autres hommes de la tribu.

L’Amazone attendait, immobile et silencieuse devant le tapis. Presque silencieuse en fait, car lorsque l’on tendait l’oreille, on pouvait l’entendre chanter. L’air était gai et triste à la fois, doux et dur. Kosmas s’arracha à son écoute contemplative et fit signe à l’Amazone de prendre le collier. “ Pour cette fois ça ira bien ! ”

L’Amazone le remercia et retourna vers ses compagnes .
“ Même quand elle marche, on dirait qu’elle danse. ” se dit le jeune pied poudreux.
Elle ramassa délicatement une belle peau de loup bleu qu’elle revint offrir à Kosmas. Jamais il n’avait possédé un si bel objet. Les peaux comme celle-ci étaient chères et totalement hors de portée d’un novice comme lui. Kosmas se rengorgea lorsqu’il vit que les autres marchands l’observaient attentivement et certainement avec envie. Cette fois-ci c’est lui qui sourit, le plus beau de son répertoire !

D’un geste, sa charmante bienfaitrice l’invita à venir causer avec elle au pied des immenses arbres que les anciens appelaient “ les Piliers du Ciel ”. Ils s’assirent, l’un en face de l’autre. Kosmas avait confié son maigre étal au marchand voisin, le cousin de son père. Il avait l’éternité devant lui. Le matin, alors qu’il observait les Amazones en attendant un éventuel client, il avait remarqué que l’Amazone qui était ensuite venue vers lui n’était pas exactement comme les autres. Elle restait silencieuse. Sa coiffe, une sorte de cône doré, n’était semblable à aucune autre. Elle jouissait selon les apparences d’un certain prestige malgré son jeune âge. En effet, elle avait l’ingénuité d’une jeune fille. Alors, pourquoi ce traitement de faveur ? Curieux comme il l’était, Kosmas ne put s’empêcher de lui poser la question. Elle retira sa coiffe et Kosmas, lui, déposa son chapeau sur le sable en signe de respect. Elle ébouriffa ses cheveux et il se rendit compte qu’elle n’était pas plus âgée que lui. “ Je suis la plus jeune des guerrières, c’est pourquoi je suis habillée différemment. J’apprends l’art d’être une Amazone auprès de mes aînées. Plus leur habit est foncé, plus elles sont expérimentées. On ne dirait pas mais chacune est redoutable. Moi je n’ai jamais tué personne. ”

Quel sourire se répétait Kosmas. Il n’en revenait pas. Elle avait une fossette au creux de la joue remarqua-t-il avec amusement. Comme lui. Elle remonta sa chevelure épaisse et bouclée en chignon et Kosmas ne put s’empêcher de fixer avec insistance l’emplacement de son oreille droite. “ Mes compagnes m’attendent pied poudreux ! Ceci, dit-elle en désignant l’oreille manquante, tu le sauras une autre fois ! ”
Une fois encore, Kosmas s’était illustré par son manque de discrétion. Elle se leva tranquillement, remit sa coiffe et rejoignit ses compagnes en quelques pas légers et majestueux. Sa félicité charmeuse avait fait effet sur Kosmas qui ne cessa de l’observer le reste de l’après-midi. Pas une fois, elle ne lui jeta un regard, à tel point qu’il se demanda si leur discussion n’était pas le fruit de son imagination fertile.

Les jours qui suivirent ne se résument dans son esprit que par une image, une pensée unique. Il ne cessa de rêver à l’Amazone. Pendant leur échange, il l’avait bien sûr écoutée avec attention, intérêt mais surtout il n’avait cessé de l’observer. Elle avait des traits fins et des yeux noirs, d’un noir plus profond encore que l’ébène. Ses mouvements amples étaient gracieux mais décidés. Sa personne toute entière dégageait à la fois une puissance solennelle et grave et une tendresse d’enfant.

Kosmas eut peine à s’avouer qu’il l’aimait. Son indépendance, sa liberté avait pris un coup terrible car une idée unique l’obsédait. Il ne souhaitait plus maintenant que la revoir. Mais son absence se faisait plus pesante d’instant en instant. Tous avaient remarqué le mutisme inhabituel et les longues rêveries de Kosmas. Aussi, lorsqu’il annonça qu’il partait seul dans le désert pour aller à la rencontre de la caravane de son oncle, personne ne le retint. Son père lui fit cadeau d’un sabre. Kosmas remarqua que sur le pommeau avait été gravé un serpent. Seulement l’usage l’avait en partie effacé, on le devinait maintenant avec peine. Il partit le lendemain avec son zornos, l’oiseau qui servait de monture aux pieds poudreux.

Commença alors son odyssée. Il n’avait jamais imaginé à quel point son désert pouvait être immense. Au début du voyage, il reconnaissait quelques repères. Mais au bout d’un certain temps, tout lui devint inconnu. Il maintenait son cap grâce au soleil. La nuit, il s’enroulait dans sa peau de loup, se blottissait contre le zornos.

La solitude pesait à Kosmas. Mais le voyage lui permettait de réfléchir et d’observer. Le désert se révéla à lui, dans toute sa splendeur. Les étendues de sable à perte de vue l’hypnotisaient, la beauté hostile des paysages l’emplissait d’émotions sauvages. Il dialoguait avec l’Univers et son interlocuteur le fascinait. Il sentait son cœur battre et l’Énergie l’animer. La Vie le façonnait, résonnait à travers son incarnation dérisoire. Il goûtait à l’existence.

Malgré tout cela, il n’était pas heureux. L’Amazone lui manquait cruellement. Son absence le rongeait. Il croyait reconnaître le galop des chevaux dans un souffle de vent, parfois il entendait sa voix et son rire. Les mirages le trompaient. Les dessins du vent dans le sable évoquaient son visage. Pour ne plus les voir, il voyagea la nuit. Sous les étoiles toutes proches, il chantait de longues et mélancoliques mélopées. Il se perdait, égarait son âme parmi les astres, la perçait de milliards de pointes brillantes. Il parlait à la lune, espérant qu’elle transmettrait à l’Amazone. Il ne la quittait pas des yeux pendant des heures, s’étourdissant de sa lumière blafarde. Le désert, la nuit, resplendissait. Kosmas avait l’impression de fouler de la poussière d’argent. Il lui arrivait d’hurler sa détresse comme les loups sous les étoiles.

Un jour, le vent se leva. Kosmas savait qu’une tempête se préparait. Il pressa le zornos et gagna une oasis. Avisant un petit monticule, il s’abrita derrière puis se blottit contre l’oiseau qui piaillait, inquiet. Kosmas le rassura et l’oiseau se tut. Alors, ils attendirent. Le vent s’amplifia. Le pied poudreux reconnaissait l’odeur de la tempête, odeur sèche et agressive, menaçante. Malgré le danger, il aimait cette odeur. À travers son voile blanc qu’il avait remonté sur son visage, pour se protéger du sable, il aspirait goulûment de longue bouffées d’air et s’enivrait de ce parfum extraordinaire. Il entendait loin, très loin les grondements et les hurlements des vents violents. La tempête avançait lentement et Kosmas estima qu’elle ne serait pas là avant plusieurs heures. Il s’endormit et comme souvent rêva de rouge, de sourires, et d’étoiles.
Il s’éveilla en sursaut. Le zornos avait poussé un cri, effrayé par les bourrasques de plus en plus violentes. La tempête de sable se déchaînait sur eux. Kosmas se pelotonna contre sa monture et s’apprêta à attendre. Il se rendit tout d’un coup compte que quelque chose clochait. Quelqu’un était allongé contre lui. Dans sa tunique rouge pâle, l’Amazone lui sourit et articula quelques mots. Ils furent couverts rageusement par le vent. Kosmas ne les comprit pas mais lui rendit son sourire. En cet instant, il fut heureux. Ils se rapprochèrent afin de s’entendre. Kosmas, la questionna malicieusement : “ Qui es-tu pour apparaître ainsi ? Serais-tu un esprit du désert, pour être soudain à mes côtés en pleine tempête ? ” Elle lui fit un clin d’œil mais resta silencieuse. Après un temps, elle couvrit de sa voix le bruit du vent : “ Kosmas. Je suis heureuse de te retrouver. Mais tu n’es plus le même qu’à notre première rencontre. ” Kosmas était stupéfait. Déjà, elle connaissait son nom. Et puis, que voulait-elle dire par sa dernière phrase ? Voyait-elle en lui plus clair que lui-même ? Devant son air ébahi et inquiet, l’Amazone resta impassible. “ Qui es-tu pour me connaître mieux que ma mère qui m’a porté en elle, m’a donné la vie et m’a élevé ? ” L’Amazone sourit, un peu. “Tu es prêt. Je vais te répondre. Pourquoi n’ai-je qu’une oreille, pourquoi je connais de ton nom jusqu’à tes émotions enfouies. Je suis née pendant la colère du désert. Je n’ai pas poussé de cri. Le vent s’en est chargé pour moi. Et depuis ma naissance, je suis liée au vent de la tempête, au vent qui danse, qui fouette, détruit, qui hurle, le vent libéré. Le vent, pour nous, c’est la voix des esprits. Chez les Amazones, l’oreille droite est celle consacrée aux êtres vivants. L’oreille gauche, l’oreille du cœur, est celle des esprits. Pour que je puisse les écouter, la matriarche m’a tranché l’oreille droite à la naissance. Et désormais, j’entends les esprits. C’est pour ça que je connais ton nom, Kosmas. Le désert et le vent me l’ont dit et j’ai su les écouter. Toi aussi, tu peux les écouter. Écoute Kosmas, écoute. La vie c’est un voyage mais chacun décide de sa route ”.
Il buvait ses paroles. Elle sourit, elle sourit de son sourire miracle et Kosmas eut envie de danser de joie. Le vent avait repris de plus belle. Ils se pelotonnèrent l’un contre l’autre, se couvrirent de leurs voiles et ne dirent plus un mot. Doucement, l’Amazone fredonnait. Kosmas pensait. Il se rendit compte qu’il ne connaissait toujours pas son nom. Il était rassuré de ne pas être seul mais il pensait à l’immensité du désert, à la solitude qui l’avait assailli lorsqu’il était parti du camp, opposée à l’émerveillement lorsqu’il avait ressenti l’absolue et entière présence de l’Univers qui vibrait d’énergies autour et à travers lui. Mais le manque qu’il éprouvait lorsque l’Amazone n’était pas à ses côtés venait assombrir cette illusoire sérénité. Il avait alors l’impression d’un poignard entre ses côtes.

Perdu dans sa tête, replié dans le tourbillon de ses états d’âme, le jeune pied poudreux ne s’aperçut pas que la furtive guerrière partait. Le vent se calma enfin ; cela le tira de ses considérations. Il était à nouveau seul. Elle avait disparu mais il ne fut pas triste. Il était désormais sûr et certain qu’il la reverrait. Quelque chose lui disait même que ce serait bientôt et aveuglement, il y croyait.

Il repartit d’un pas paisible, presque joyeux. Il ne devait plus tarder à rejoindre la caravane de son oncle. En effet, le lendemain il croisa un jeune garçon envoyé en éclaireur. Ils parvinrent à rejoindre la caravane le soir même. L’oncle revenait chargé de tissus, pièces d’orfèvrerie, armes, sel et histoires. On traita Kosmas avec un grand respect du fait de sa parenté avec le chef de la caravane. Son oncle savait se faire obéir mais avait gardé une certaine désinvolture. Cependant, c’était un guerrier exceptionnel.

Le jeune voyageur put se reposer et manger à sa faim. Il prit beaucoup de plaisir à s’entretenir avec son oncle qui le considérait désormais comme son égal. Il ne parla pas de l’Amazone car savait que son oncle les avait en piètre estime. Mais il ne cessait d’y penser. Il avait remarqué qu’elle portait le petit serpent d’or. Pendant quelques jours, son entrain n’eut d’égal que sa bonne humeur. Il était content de retrouver des hommes, mais habité par la présence de son Amazone, comme il l’appelait. Pourtant les hommes bleus étaient inquiets. Ils devaient traverser une région légèrement montagneuse. Elle était réputée pour être le repaire de bandes de pillards itinérantes mais également de mauvais génies. L’angoisse montait au fur et à mesure que la silhouette des monts se précisait. Il fut décidé que pour être moins visibles et repérés, on franchirait cette zone la nuit.

La lune cette nuit-là devait rester cachée, les étoiles seules brillaient. La caravane s’avança sans bruit. Les montagnes, elles, étaient totalement figées et silencieuses. Des murmures angoissés s’échangeaient entre les hommes. Mais rien ne se passa. L’atmosphère se détendit et l’on entendit même quelques plaisanteries. La caravane amorça la descente vers la vallée. On ralluma les torches.

Un zornos poussa un cri. C’est Kosmas qui donna l’alerte mais c’était trop tard. Les pillards avaient profité d’un moment de relâchement pour attaquer. Mais, chose inquiétante, l’attaque se fit silencieusement. Les pieds poudreux saisirent leurs armes mais nombre d’entre eux tombèrent avant d’avoir pu combattre. L’ennemi était rapide et précis. Mais toujours silencieux. Cette absence de cris, de clameurs terrifiait les hommes bleus, si bien que l’ennemi prit l’avantage.
Kosmas combattait avec ardeur et fougue, le sabre de son père en main. Son adversaire semblait prévoir ses attaques. Cependant, il parvint à le dominer et le tua. Il se précipitait vers son oncle pour se battre à ses côtés lorsqu’il perçut du coin de l’œil un assaillant qui se ruait vers lui. Inexplicablement, il fut troublé mais parvint à s’arracher à son désappointement et bondit sur l’adversaire. Sans hésiter, il le blessa mortellement. Alors celui-ci parla. L’inconnu prononça un mot.“ Kosmas. ” Le jeune homme arracha le voile que les attaquants portaient tous de manière à dissimuler visage et silhouette.

Il s’effondra.
La première chose qu’il vit fut le petit serpent d’or.
La deuxième fut le serpent gravé sur le pommeau du sabre. Puis le sabre, profondément enfoncé au côté de celle qu’il aimait. L’Amazone chercha intensément son regard. Il le lui donna et sut qu’elle l’aimait. Kosmas hurla et le désert hurla avec lui. Elle trouva la force de lui sourire en guise d’adieu. Il sanglotait violemment.

Lorsque la fille du Vent expira dans ses bras, il sentit son cœur cesser de battre.