In Memoriam

Ce fut au moment où la coque basculait que Simon comprit qu’il n’irait pas pêcher ce jour-là, pas plus que les jours suivants. Levant les yeux de la barque, il venait d’apercevoir, flottant dans la rivière, le corps d’un homme mort, dos au ciel. Légèrement balloté par le faible courant matinal, le corps semblait se rapprocher de la berge. Le cœur battant, laissant là la barque, Simon s’avança lentement dans l’eau jusqu’à hauteur du cadavre tandis que le chien jappait à nouveau nerveusement en tirant sur sa laisse. Incapable de prononcer un mot, encore moins d’appeler du secours, le jeune homme entreprit de ramener le corps inerte sur la berge en le tirant par les chevilles. Une appréhension le saisit au moment de retourner l’homme : s’agissait-il d’un des villageois ? Ils étaient si peu maintenant au village... Tous se connaissaient et se côtoyaient. La perte de l’un des siens plongerait le petit village dans le deuil. L’espace d’un instant, il fut saisi d’effroi en croyant reconnaître les chaussures de Paul. Il retourna d’un coup le corps sans vie.

Un visage figé par le froid lui faisait face. C’était celui d’un homme d’une quarantaine d’années. Des cheveux grisonnants et bouclés lui descendaient dans le cou. D’épais sourcils noirs barraient un large front. Une barbe broussailleuse lui couvrait les joues mais on devinait des traits fins. Sa peau brune était striée de petites égratignures. Ses yeux fixes, d’un noir profond, semblaient observer Simon à travers le voile blanc de la mort. Le jeune homme frissonna. Malgré le choc provoqué par cette découverte macabre, il se sentit presque soulagé de ne pas connaître l’individu. Immobile, comme pétrifié, il examina le corps durant un certain temps. L’impression d’être lui-même dévisagé ne le quittait pas. L’homme portait une veste légère en velours gris élimé et un pantalon noir usé. Sa chemise blanche semblait elle aussi avoir été maintes fois rapiécée.

Tiré de sa torpeur par les aboiements toujours plus frénétiques du chien, Simon se décida à fouiller les poches de la veste de l’inconnu. Ses mains tremblaient et ses gestes étaient maladroits. Il ne découvrit qu’un simple crayon ainsi qu’une pochette en plastique contenant plusieurs feuilles de papier blanc pliées. Il la glissa dans une poche intérieure de sa veste. Rien d’autre. Rien qui puisse permettre de déterminer l’identité ou la cause de la mort de l’individu.

Soudain, le chien qui avait réussi à se détacher bondit vers le corps sans vie et le flaira. Simon eut alors une idée. « Cherche ! », lui murmura-t-il. Le chien s’avança sur la berge, le museau au sol. Après quelques recherches, il remonta sur une centaine de mètres le chemin de halage et s’arrêta devant des traces de pas en agitant la queue. Simon le félicita d’une caresse. Ils repartirent tous deux en suivant les empreintes jusqu’à arriver à un endroit où le chemin surplombait la rivière. Le chien s’assit face à un monticule de boue piétinée et se mit à gémir. L’homme était certainement tombé de cet endroit. Avait-il glissé ? Avait-il sauté ? Ou avait-il été poussé ? Il était impossible de distinguer si les empreintes appartenaient à un ou plusieurs hommes, d’autant plus que la pluie avait repris, plus forte que précédemment. Simon et le chien retournèrent auprès du cadavre. Il fallait immédiatement prévenir la gendarmerie. Paul serait l’homme de la situation. Paul, ce gendarme chevronné originaire du village, qu’il connaissait depuis son enfance, et dont les récits, racontés avec force détails au café, l’avaient toujours impressionné. Dégoulinant de pluie, Simon saisit sa canne et son panier en tremblant encore légèrement avant de regagner la voiture, où il fit monter le chien. Plus le temps de retourner à la ferme pour téléphoner. Le plus simple était de se rendre directement à Brisson, le chef-lieu de canton où se trouvait la gendarmerie.

Avant de démarrer, il sortit la pochette de sa veste et déplia soigneusement les feuilles humides qu’elle contenait. Des dessins au crayon s’étalaient sur trois d’entre elles. Sur la première, il reconnut la petite église du village, dessinée avec tant de fidélité qu’il en fut saisi. Chaque pierre, chaque sculpture avaient été patiemment reproduites au crayon, jusqu’au moindre détail. Sur le deuxième dessin se dressait le village, vu d’en haut. Là aussi, le souci du détail était tout aussi remarquable que la maîtrise des ombres et de la lumière. L’inconnu avait dû gravir la colline du Bec de l’Aigle pour jouir d’une telle vue. Le talent incontestable de l’homme impressionnait Simon. Sur la troisième feuille, l’homme avait représenté la rivière. Le chemin de halage, la berge, les arbres : tout correspondait au décor si familier de Simon. Et au loin, représenté de dos sur sa barque, son chien à ses côtés : un homme... Lui ! Sans aucun doute ! L’émotion lui serra la gorge. En bas à droite, une date était griffonnée : celle de la veille. Il s’agissait certainement d’un de ses derniers dessins... Les autres feuilles étaient vierges. Bouleversé, Simon replaça les feuillets dans la pochette. Il dut attendre encore un instant avant de pouvoir démarrer.

Il arrêta le moteur devant le tilleul centenaire qui ornait la cour du petit bâtiment de pierre blanche de la gendarmerie. Fébrile, il se précipita sur la porte d’entrée, pénétra dans la pièce surchauffée et manqua de renverser une chaise branlante. Une odeur de café réchauffé lui parvint. Il jeta un coup d’œil sur l’horloge : il avait oublié qu’il était si tôt. Le temps passé à la rivière lui avait paru durer une éternité. Dehors, la pluie avait redoublé et tambourinait bruyamment aux carreaux. « Paul, j’ai besoin de toi ! », supplia Simon. Le gendarme leva la tête de son bureau en bâillant. « Ah, c’est toi. Que fais-tu ici ? », demanda-t-il. « Je viens de découvrir un mort ! », lâcha Simon. Paul blêmit, le fixa un instant, puis posa les yeux sur les bottes couvertes de boue du jeune homme et déclara d’une voix sourde : « A la rivière ? Conduis-nous ! Vite ! ». Bientôt, le fourgon de la gendarmerie s’élançait sur la départementale sinueuse à la suite de Simon.

Parvenu sur les lieux du drame, le jeune homme résuma succinctement les évènements de la matinée à l’équipe et tendit à Paul les feuillets trouvés sur le mort. « Tu le connais ? », demanda Simon. « Non. », lui répondit sèchement Paul. Pourtant, Simon aurait juré qu’il avait vu le gendarme se crisper lorsqu’il avait aperçu les chaussures du mort. Ils observèrent longuement le cadavre sans échanger un mot. Il ne pleuvait plus. A nouveau, Simon sentait le regard de l’inconnu le transpercer. Qui était cet homme qui avait pris le temps de le représenter lui et son chien dans sa barque ? « Bon, je te laisse. », glissa Simon à Paul pour briser le silence. « Tu sais où me trouver si tu as des questions. Bon courage. », ajouta-t-il. « Repasse dans l’après-midi pour ta déposition », lui répondit simplement Paul.

Durant la semaine qui suivit, comme il l’avait immédiatement pressenti, Simon ne retourna pas à la rivière comme à l’accoutumée à cette époque de l’année où le travail à la ferme lui permettait encore de partir pêcher très tôt le matin. Il resta à la maison. D’un naturel peu bavard et peu enclin à s’intéresser aux rumeurs qui circulaient au village, le père ne posa pas de questions. La nouvelle de la disparition devait enfler au village. Simon n’en avait cure. Il attendait des nouvelles de la gendarmerie. Enfermé dans sa chambre, il passait de longues heures à observer un dessin : celui qu’il n’avait pu s’empêcher de conserver secrètement juste avant son entrevue avec Paul et son équipe. Le troisième dessin. Y figurer le fascinait et il ne pouvait détacher son regard de la barque. Cet homme devait avoir ressenti quelque chose de très fort en découvrant ces paysages. L’église, le village, la rivière : il avait su capter l’âme de ces lieux, si familiers à Simon. Comment était-il arrivé au village ? L’avait-il souvent observé lui et son chien, à l’aube, alors qu’il poussait sa barque sur l’eau ? Ces questions l’obsédaient, tout autant que le regard du mort qui semblait partout le poursuivre. La pluie elle-même balayait les champs et les bois alentours presque sans discontinuer depuis le jour du drame.

Huit jours après la découverte du corps sans vie de l’inconnu, alors qu’il s’apprêtait à boire son café matinal, un titre du journal local que le père avait oublié sur la table attira l’attention de Simon. LE NOYÉ DE L’ARMOISE : ENQUÊTE DANS L’IMPASSE. Le jeune homme commença à parcourir l’article, abasourdi.

...... La victime retrouvée dans l’Armoise n’a pas pu être identifiée. L’enquête de voisinage n’a pas abouti et aucune disparition n’a été déclarée récemment dans les environs. Les services de l’identité judiciaire qui ont prélevé les empreintes digitales de l’homme n’ont rien pu trouver. L’appel à témoin, lancé il y a deux jours pour permettre l’identification du corps et pouvoir le restituer à la famille, n’a pas été plus concluant. Le médecin légiste n’a relevé aucune blessure ni trace de coups mortels sur le corps. La piste criminelle est écartée. Les enquêteurs concluent à la noyade accidentelle ou intentionnelle d’un sans-abri de passage. ......

Sidéré, Simon lâcha le journal. Une colère sourde montait en lui.

Il sauta dans la voiture et démarra en trombe en direction de Brisson. Le calme qui régnait dans la gendarmerie fit grimper son exaspération. Il bouscula la même chaise fatiguée. « Paul, où en est l’affaire ?! Vous sembliez bien tous prêts à en découdre ! », s’exclama Simon. « Calme toi, petit ! Tu as très certainement lu les conclusions de l’enquête dans la presse. Le brigadier-chef nous a confirmé ce matin même l’arrêt des recherches. », lui répondit Paul en regardant, gêné, un de ses collègues en train de se peigner méticuleusement la barbe. « Mais c’est impossible ! Vous ne pouvez pas abandonner cet homme, le laisser tomber dans l’oubli ! Des gens du village peuvent certainement le reconnaitre ! », s’écria Simon. « Pas la peine de t’énerver ! Personne ne sait quand cet étranger est arrivé au village. Il y rodait depuis peu. Le vieux Mathieu dit l’avoir vu grimper au Bec de l’Aigle. Il a été aperçu dans la grange des Tujas. Grandjean, de son café, dit l’avoir vu dessiner toute une journée sur la place du village. Aucun de nous ne le connait. Il n’a adressé la parole à personne. Parlait-il seulement français ? Va savoir, avec une tête pareille... », ricana-t-il. Simon sentit qu’il ne pourrait longtemps réprimer sa colère. « Et tes chaussures ? C’était bien tes chaussures à ses pieds ? Je les ai tout de suite reconnues ! », s’écria-t-il. « Tu connais ma mère, elle n’a pas pu s’empêcher de lui donner cette vielle paire lorsqu’elle l’a aperçu pieds nus, face à l’église. », rétorqua le gendarme que les récriminations de Simon commençaient à agacer. « Et ces griffures sur son visage ? », renchérit le jeune homme. « Ce sont de simples marques de ripage quand un corps reste longtemps dans l’eau. », lui renvoya Paul, de plus en plus exaspéré. « L’homme a peut-être aperçu quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir... Quelqu’un du village avait peut-être intérêt à ce qu’il disparaisse ! Et ce bruit, ce craquement que j’ai entendu juste avant de découvrir le corps, c’était peut-être le meurtrier ! Le chien lui aussi semblait avoir senti une présence ! », réussit à articuler Simon dont la fureur étranglait la voix. « Tu affabules ! L’affaire est classée sans suite. Inutile d’insister ! Ton artiste n’est qu’un vagabond qui a très certainement glissé de l’endroit que ton chien et toi avaient repéré. Il sera probablement enterré anonymement dans quelques jours. Et maintenant, je te demande de quitter les lieux ! », finit par s’emporter Paul, la sueur au front.

De retour chez lui, la rage au cœur, Simon s’effondra sur la table qui faisait office de bureau dans sa chambre. Il resta là de longues minutes, la tête dans les bras, serrant dans sa main le dessin de l’inconnu. Puis, décidé, il se leva pour ouvrir l’un des tiroirs de sa commode d’où il sortit une pile de cahiers. Cela faisait une éternité qu’il ne les avait pas ouverts. Pas assez de temps, ou peut-être plus d’inspiration... Il en ouvrit un vierge et y glissa le dessin. Il tailla soigneusement un crayon, se calla dans sa chaise et inscrivit sur la première page le titre : In memoriam.

Dehors, la pluie avait cessé.