Les Larmes de la pluie

Nouvelle écrite par Pauline Rolland, en 1ère au Lycée Jean-Baptiste SAY, Paris (75)

Les Larmes de la pluie

Quand cette fameuse histoire lui arriva, Anna savait depuis au moins un an et demi que le dernier rayon de la bibliothèque de sa grand-mère, à Paris, ouvrait directement, quand on écartait les livres, sur la petite place du marché de Shalingappa dans le sud de l’Inde. Mais Anna n’aimait pas l’aventure, comme son inséparable amie Gabrielle dont le fait le plus héroïque était de sortir la tête de sa carapace, une fois ou deux par jour, pour affronter le monde et manger des endives. De temps en temps, pourtant, traversant la pièce, Anna osait glisser le nez entre les livres et sentir avec délices le parfum moite du safran ou écouter battre la pluie de mousson. Ses lunettes en sortaient tout embuées.

Pourtant, ce matin-là, Gabrielle manifesta le désir de quitter son enclos, pour partir à la découverte de la cuisine. Anna comprit tout de suite que quelque chose avait changé. Elle monta les escaliers quatre à quatre, et pénétra dans la bibliothèque. Elle écarta les livres. Sous la pluie diluvienne, les étals d’épices avaient été renversés, et le chaos régnait au milieu de la place du marché. L’agitation était à son comble : des commerçants ramassaient ce qu’ils pouvaient de leur marchandise, des indiens cherchaient à quitter ce lieu tandis que des touristes essayaient vainement de s’abriter derrière leur parapluie. Pour Anna, le parfum des épices avait été remplacé par celui de l’humidité. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle : les livres de l’étagère étaient trempés, comme ses lunettes.
Un sanglot la poussa à regarder de nouveau par la fenêtre sur l’Inde. Immobile au milieu des adultes, les yeux reflétant une détresse enfantine, une petite indienne pleurait. Les larmes coulaient sur ses joues, et perlaient comme la pluie sur sa peau lisse et halée. Elle portait des vêtements gris, qui semblaient l’écho de sa peine. Ses yeux humides étaient plein d’une mer tourmentée, et entre ses deux sourcils bruns était dessinée une goutte d’eau noire.
Ignorant les trombes d’eau et défiant sa peur, Anna se glissa entre les livres et fit son premier pas sur le sol indien. Une vague de chaleur la fit suffoquer, et elle perdit un instant contrôle de son corps. Mais, relevant la tête, elle vit la petite indienne entre les grandes et sombres silhouettes des adultes. Elle marcha vers elle, lui saisit la main, et l’amena à l’écart de la place du marché. La petite fille était trempée. Ignorant même si elle pouvait la comprendre, Anna lui demanda :
« Comment t’appelles-tu ? »
La petite fille cessa un instant de sangloter et plongea ses grands yeux embrumés dans ceux de sa sauveuse. Puis elle saisit la main de la jeune fille, et une voix résonna dans la tête d’Anna.
« Barisa. »
La petite indienne n’avait pas ouvert la bouche. Anna, ne comprenant pas, répéta :
« Comme t’appelles-tu ?

  • Barisa » dit d’un ton impatient la voix dans sa tête.
    Barisa, puisque la petite fille semblait s’appeler ainsi, lâcha la main d’Anna, et lui montra le ciel du doigt. Tournés vers la voûte céleste où le soleil crevait désormais les nuages de ses rayons, les yeux de Barisa semblaient plus clairs, d’un bleu vif et beau.
    « Qu’y a-t-il ? » Demanda Anna.
    L’indienne s’était saisie de sa main et une fois de plus une voix, comme jaillie de sa propre imagination, répondit :
    « Je me suis perdue sur le chemin de ce monde. Ma mère Tara m’avait pourtant interdit de quitter notre demeure. Mais je suis trop curieuse, et je suis tout de même sortie. Et maintenant je suis perdue, et personne ne peut m’aider… »
    Les yeux de Barisa étaient de nouveau larmoyants, et la pluie recommençait à tomber. Anna entraîna la petite indienne, et elles se mirent à l’abri sous un porche de bois.
    « J’ai peur, Anna. »
    La voix avait retenti dans la tête de la jeune fille avec tant d’émotions de solitude et de peur qu’Anna eut l’impression d’être écrasée par cet afflux de sentiments qui n’était pas le sien. Elle plongea ses yeux dans ceux de Barisa, et lui demanda brusquement :
    « Comment sais-tu que je m’appelle Anna ?
  • Je sais que tu t’appelles Anna, c’est tout. Tu penses si fort que je suis capable de dire avant même que tu ne l’aies prononcée l’idée que tu as en tête : tu veux me laisser ici. Je sais que tu doutes maintenant. Mais tu ne dois pas m’abandonner. Je suis seule, et je suis petite. Tu ne le feras pas. Mais j’ai peur quand même.
  • Tu es si étrange… Pourquoi ne parles-tu pas, au lieu de me tenir la main et de faire résonner ta pensée dans ma tête ?
  • Je ne peux pas parler. Je ne connais pas ta langue. Seules les pensées sont universelles.
  • Alors comment fais-tu pour me comprendre quand moi je parle ? Demanda Anna.
  • Parler est inutile. Ce n’est pas ta voix, mais ta pensée que j’écoute.
  • Tu es étrange…
  • Tout le monde est étrange, à sa manière. Maintenant, s’il te plaît, ramène-moi chez moi.
  • Mais où est-ce, chez toi ? »
    Anna était perdue. Elle regardait l’indienne avec détresse, comme si c’était elle, la grande, qui devait tirer du réconfort de la petite. Barisa pointa une nouvelle fois le ciel du doigt.
    « C’est là-bas, chez moi. »
    Anna soupira. Il lui semblait que tout cela n’était qu’un rêve, ou bien une farce de gamine.
    « Non ! Ne me laisse pas… »
    Barisa recommença à pleurer. La pluie martelait les dalles de la route, et un torrent se formait dans la rue en pente.
    « Je ne vais pas te laisser. J’essaie juste de comprendre, et ce n’est pas facile.
  • Tous ceux d’ici comprennent, croient, et pour eux, c’est naturel que je vive dans le ciel. »
    Anna entraîna de nouveau la petite fille, et elles se mirent à remonter la ruelle. Elle en avait marre de cette petite fille qui lui faisait perdre son temps dans ce continent, ce pays, cette ville, inconnus. Elle en avait assez d’être trempée et de devoir sans cesse décoller ses cheveux mouillés de son visage. A cette pensée, elle entendit la petite indienne recommencer à pleurer derrière elle, et la voix résonna dans sa tête une nouvelle fois :
    « J’ai peur, j’ai peur, ne me laisse pas. »
    Anna fut alors rongée de remords, et elle regarda Barisa avec pitié. Elle la prit contre elle, dans ses bras. Et ensemble, elles marchèrent sous la pluie, désirant toucher le ciel. Bientôt, les habitations de chaque côté de la route se firent de plus en plus rares, et le paysage devint complètement vide de maisons. La roche se mêlait à la flore, et sous la pluie, toutes les fleurs s’épanouissaient. D’ailleurs, les nuages se faisaient moins menaçants, et le soleil ne tarda bientôt plus à montrer ses rayons ardents. L’un d’eux éclairait la figure de Barisa, qui souriait, et parfois même riait avec Anna. Celle-ci lui racontait l’histoire de sa tortue Gabrielle qui avait toujours refusé sortir de son enclos avant ce matin.
    « C’est comme moi ! Je ne suis jamais sortie de ma maison sauf depuis ce matin ! »
    Anna fut étonnée. Comment pouvait-elle n’être jamais sortie de sa demeure ?
    « La voilà ! »
    Un sourire fendit le visage de Barisa. Le soleil brillait de mille feux. Anna regarda l’endroit que la petite indienne lui désignait. Non loin d’elles, au sommet de la montagne, se trouvait un temple hindou.
    « Voilà quoi, Barisa ?
  • La porte de ma maison ! »
    Une fois de plus Anna crut que la petite fille se jouait d’elle. Mais une ombre passa sur le visage de Barisa, et voyant que le ciel se couvrait, Anna courut au-devant d’elle pour trouver abri dans le temple avant que l’orage n’éclate de nouveau. Barisa la suivit, et la rejoignit bientôt.
    Anna n’avait jamais vu de temple hindou. Bien sûr, elle avait regardé des photos, elle en avait vu quelques images à la télévision, mais jamais elle n’aurait cru que c’eût été si grand, si beau, si chatoyant. Taillé dans une pierre sombre, encore recouverte de peinture dorée par endroits, le monument se dressait dans sa magnificence, sans se courber sous le poids des ans. Sculptées dans la roche, des dizaines de divinités regardaient les passants, certaines avec quatre bras, d’autres avec des animaux perchés sur leur épaule. Anna restait bouche bée devant ces figures religieuses et mythiques qui lui apparaissaient plutôt comme un panthéon de l’or, de l’art hindou. Barisa avait fui quelque part. Elle n’avait pas prêté un coup d’œil à cette architecture, à ces sculptures, comme si elles eussent été tout à fait banales, ordinaires. Anna se mit à chercher son amie. Après être passée dans une succession de pièces plus petites les unes que les autres, elle parvint à une minuscule salle plongée dans l’obscurité. Seules deux grandes bougies éclairaient la pièce, centre du temple, lieu de religion sacré. Au milieu, se dressait un autel de marbre noir veiné de coulures d’or, sur lequel était allongé Barisa. Elle semblait morte. Anna couru jusqu’à elle, et lui prit la main. Celle-ci était froide.
    « Barisa ? Barisa, réveille-toi ! »
    La petite indienne avait troqué ses haillons gris contre de magnifiques vêtements colorés, orange et pourpre, bordé de dentelle dorée. Des bijoux ornaient ses oreilles, son cou et ses bras, chatoyant comme le soleil. Cependant, on pouvait voir, prisonnier de ces ornements, des éclats de cristal. Semblables à des gouttes de pluie, ils reflétaient les larmes d’Anna, qui pleurait désormais la mort de son amie. Pourtant, Barisa semblait plus heureuse dans son sommeil éternel qu’elle ne l’avait été dans sa triste jeunesse : son visage souriait, sa peau halée était plus brillante, et ses vêtements aux couleurs vives la baignait d’une aura de joie. Au-dessus de l’autel se formait un nuage de vapeur d’encens, et celui-ci descendait vers Barisa.
    « Ne pleure pas, Anna. »
    La voix avait de nouveau retentit dans la tête de la jeune fille.
    « Quoi ? Barisa ! Tu n’es pas morte ?
  • Je ne peux pas mourir, Anna. »
    Anna pensa une nouvelle fois que son amie devait se jouer d’elle, ou que cette conversation, et même cette étrange histoire, ne devaient être que le fruit de son imagination.
    « Tu as raison, Anna. Je ne suis cependant ni réelle, ni rêvée, même si je suis les deux. J’ai appris à te connaître, tu as été l’humaine que j’emporterai dans mon cœur, au ciel. Je vais rejoindre ma mère Tara, la retrouver dans ma maison. Car vois-tu, toi qui n’es pas d’ici, je suis une déesse ! Oh, je sais ce que tu penses, Anna. Que je suis une petite fille et que je me joue de toi. Mais comment arriverais-je à communiquer avec toi, s’il en était autrement ? Comment serais-tu passée de la bibliothèque de ta grand-mère à l’Inde, si subitement ? Nous étions faites pour nous trouver. Cette rencontre était prévue depuis la nuit des temps par le grand architecte du monde, Bharma, mon grand-père. Il est celui qui a tout créé, et le père de ma mère, Tara, la déesse des étoiles. D’ailleurs, elle vient me chercher, Anna. Elle vient pour me remmener au Panthéon des dieux, retrouver cette immense famille qui est la mienne, retrouver la petite place que j’ai sur les marches du trône de Bharma : celle de la déesse de la pluie. Quand je suis triste, je baigne le monde de mes larmes. Telle est ma tâche : être triste souvent, pour ne pas laisser mourir les hommes. Et tu ne m’as pas laissée mourir de peur au milieu de ceux-ci, Anna, et je t’en remercie. Ma mère arrive, elle est toute proche. Adieu ! Puisse la pluie te bénir, mon amie. »
    Et le nuage de vapeur baigna l’autel dans sa brume. Il s’éleva bientôt dans le ciel, et disparut dans l’immensité bleue. Sur le marbre noir veiné d’or, le corps de Barisa avait disparu. Il ne restait plus qu’un collier de tissu orange, où était pendue une larme de cristal.
    Quand Anna fut retournée dans la maison de sa grand-mère, elle se précipita dans le jardin. Elle eut cependant le temps de voir que, dans la cuisine, Gabrielle avait regagné son enclos.
    Dehors, il pleuvait. Mais de derrière les nuages surgit bientôt un arc-en-ciel.