Cheval d’hiver

George invite machinalement le vieillard à entrer, et c’est précisément au moment où il referme la porte derrière lui qu’il remarque qu’aucune trace de pas n’imprime la neige.
Sans prendre la peine de demander la permission à son hôte, l’inconnu s’assoit sur le fauteuil en face du bureau. George fixe l’homme d’un air incrédule. Après quelques minutes de silence, le vieillard dit : « Bon, il paraît que tu es en panne d’inspiration ! » George est plus que surpris par cette affirmation et ne trouve rien d’autre à faire que de bafouiller.

  • Je, je… Oui, mais comment êtes-vous au courant ?… Et même comment savez-vous que j’écris un roman ?.
  • Oh, tu peux me tutoyer, sinon j’ai l’impression d’être vieux ! répond l’homme.
    George se retient de dire qu’il est aussi vieux que sa grande tante qui finit ses jours en maison de retraite. Il commence à s’agacer. Cet homme qu’il n’a jamais vu, débarque chez lui, et lui tient des propos absurdes.
  • Mais tu sais que tu peux t’asseoir, tu es chez toi, non !- reprit le vieux. « Raconte-moi l’histoire que tu es en train d’écrire ? »
    George bouillonne intérieurement. Comment cet homme ose lui demander une chose pareille ! Cet inconnu dépasse les limites !
    George se ressaisit, prend une profonde inspiration, puis affirme calmement mais fermement :« Bon ! je vais vous le dire une seule fois : j’aimerai que vous quittiez cette maison sur le champ, et que vous ne reveniez jamais ! Ai-je été assez clair ? ». L’inconnu, qui ne semble pas avoir été touché par cette injonction, se tourne vers la fenêtre, observe la nature blanche au travers des carreaux givrés, puis déclare d’une voix posée : « Vois-tu, George… J’ai fait un très long voyage pour arriver jusqu’ici dans le seul but de venir t’aider. J’ai quitté ma famille, mon monde, uniquement pour toi. Et tant que tu n’auras pas retrouvé ton imagination, je ne partirai pas ! ».
    George le regarde d’un air ébahi et s’offusque :- Comment ça, « retrouver mon imagination » ?
    L’homme éclate d’un rire faux, puis lance d’une voix moqueuse :« Voyons George, ne me dit pas que tu n’as pas remarqué ! Tu ne parviens plus à mettre en place tes personnages depuis plusieurs jours ! Tu as pensé maintes fois à abandonner l’écriture de ton roman ».
  • Abandonner ? Non ! Faire une pause , oui !.
  • Voilà un bien joli qualificatif pour exprimer l’abandon, tout le monde sait qu’une pause de ce genre, signifie abandonner.
    George ne trouve rien à redire. Le vieil homme a parfaitement raison. Au point où il en est, il ne risque pas de terminer son roman.
  • Vois-tu, j’ai besoin que tu achèves ce roman ! complète l’inconnu.
  • Et j’aimerais savoir en quoi cela peut vous faire quelque chose que je termine cette histoire ou non ! Non mais c’est vrai !, s’exclama-t’il d’une voix faisant paraître une partie de sa colère.
  • Tout le monde s’en fiche que je le publie ou pas, je n’ai pas contacté d’éditeur, et personne n’est informé de ce projet mis à part mes parents, mon meilleur ami et vous…
    Le vieillard l’interrompt : « Tu vois, mon problème , si tu ne termines pas ce roman, je disparaîtrais…alors s’il te plaît, raconte-moi tout ton projet !. Je pourrais t’aider !. J’ai tout mon temps !
    George est surpris. « Que voulait-il dire par « je disparaîtrais » ?. Qu’il serait mort ou qu’il s’évaporerait dans le ciel ? » Même si c’est impossible, le fait d’y penser lui fit froid dans le dos.

Dans le doute, George décide de faire confiance au type. « Bien ! Comment voulez-vous que je vous dévoile mon récit ? »
Le vieillard se redresse d’un coup et avec un sourire pétillant, lui répond :

  • Par le début, sapristi !. Et je ne vais pas te le dire cent fois ! Tutoie-moi !
  • D’accord ! soupire George. Il prend une profonde respiration et attaque sa narration.
    L’histoire se déroule dans un univers très différent du nôtre où chaque homme reçoit la faculté de se transformer en animal à son passage à l’âge adulte. L’animal choisi reflète sa personnalité.
    On suit les évènements de l’histoire à travers les yeux d’une jeune femme se prénommant Loona. Elle vit avec son grand-père Cisco, qui a choisi de devenir un cheval et son frère Keola, qui peut se transformer en loutre comme leur mère.
    Loona a pris la décision de ne jamais prendre sa forme animale pour ne pas devenir une louve - son animal totem. Son père a été sauvagement dévoré par un loup quand elle avait treize ans après avoir tenté de protéger un jeune homme attaqué par la bête féroce. Sa mère est morte en couches à la naissance de son petit frère.
    Depuis toute petite Loona doit s’occuper de sa famille. Dès son plus jeune âge, pour nourrir sa famille, elle a repris le travail de la boulangerie familiale initialement tenue par sa mère .
    Un jour, un homme se présente à la boulangerie. Du nom de Darwin, il lui explique qu’il connaît le meurtrier de son père, qu’il a, lui aussi, la faculté de se transformer en loup, et qu’il a déjà été attaqué par un loup féroce, un jour, alors qu’il se promenait avec son petit-frère.
    Il n’avait pu sauver son frère. Il s’était ensuite rendu à la cour du roi, pour tenter de découvrir qui était l’homme incarné en loup. Personne n’était parvenu à le rattraper – pas même les gardes du roi – malgré les recherches effectuées dans tout le pays pendant de longues années. Pourtant, on le connaissait. Il s’appelait Duncan Greywald et il se disait qu’il avait décidé de tuer tous les « hommes loups » pour pouvoir accéder au
    pouvoir.
    Darwin séjournait dans le village quand il entendit parler de Loona- cette femme extrêmement débrouillarde, à fort caractère qui a décidé de ne jamais prendre la forme d’un loup en hommage à son père. Il décide de demander de l’aide à cette inconnue pour affronter Duncan Greywald et le battre.
    Pour venger son père, vaincre le loup Duncan Greywald et éviter un nouveau massacre, Loona accepte.
    Elle décide finalement de se transformer en louve pour accompagner Darwin dans sa quête. Ils finiront par retrouver la trace de Duncan Greywald et parviendront à le tuer.
    Dans l’affrontement, Darwin tentera aussi d’éliminer Loona qui, parviendra à se défaire de ses crocs et de ses griffes. Elle comprendra alors la supercherie : celui qui voulait éliminer tous les loups pour être le plus puissant n’était pas Duncan Greywald, mais Darwin. Il l’avait manipulée, car il avait besoin d’un allié pour affronter cet animal bien trop fort pour en venir à bout seul.
    George s’arrête quelques secondes dans son récit. Il ne souhaite pas continuer. À vrai dire, il sait comment l’histoire doit se terminer. Il l’a déjà prévu.
    Le vieil homme pensif, reprend la parole. « J’imagine que c’est à partir de ce moment que tu sèches ? Non ? À ce moment critique ? ».
    George acquiesce en hochant de la tête.
  • Bon, c’est moins grave que ce que j’imaginais. Tu as déjà les scènes de combat et nous voilà arrivés au moment de la révélation. Est-ce que tu as eu l’idée d’une suite ?
  • Oh, une fin plutôt classique. Loona mobilise d’autres personnes comme son grand-père et son frère.
  • Celui qui peut se transformer en loutre ?
  • Oui, c’est çà . Je sais, une loutre face à un loup a peu de chance mais comme je l’ai écrit, Kéola est un jeune
    homme robuste, prêt à se battre corps à corps avec cet ennemi.
  • Laisse-moi deviner la fin ! Il va y avoir une bataille épique et à la dernière seconde, au moment où tout
    semble perdu, elle va réussir à prendre le dessus et le tuer ?
    George fait non de la tête, et le vieillard le regarde surpris.
  • En fait, j’avais imaginé que le grand-père se sacrifierait pour sa petite fille afin de faire diversion et que son petit frère l’achèverait..
    Un silence. George est mal-à-l’aise. Il observe la réaction du vieillard. Celui-ci a l’air choqué.
    Pourtant, plus il regarde l’inconnu, plus les traits du vieil homme lui semblent familiers Il est toujours incapable de dire où et quand il aurait pu le rencontrer mais, il a cette étrange sensation de le connaître depuis longtemps.
    Le craquement du bois du fauteuil fait revenir George à la réalité.
    Le vieil homme qui vient de se repositionner dans le siège, plonge son regard dans celui de George.
  • Je suis assez surpris, dit-il après quelques instants, tu as beaucoup plus d’imagination que ce que je pensais.
    Pourquoi décides-tu de traiter le grand-père comme un héros et non comme le personnage principal du roman ?
  • Parce que cette posture est déjà connue- répond George avec une pointe d’agacement dans la voix. Pour moi, seul le travail en équipe compte pour avancer et réussir dans la vie. Il est primordial que Cisco se sacrifie, la fin est beaucoup plus cohérente ainsi.
    Le vieillard s’enferme de nouveau dans un silence pesant et lourd. Il reprend la parole. « Bon, tu es donc arrivé au moment de la révélation. J’ai une interrogation : Écris-tu forcément l’histoire dans l’ordre chronologique des événements où plutôt dans celui qui te plaît ? ».
  • Toujours dans l’ordre logique des choses. Je note juste mes idées au fil de l’eau pour ne pas les oublier.
  • C’est bien là le problème, tu ferais mieux d’écrire au moment où l’inspiration te vient, que ce soit au début ou à la fin de l’histoire ! Le vieillard marque une pause. « J’ai l’impression que la bataille finale est le moment que tu préfères dans cette histoire ! » George lui lance un regard interrogateur.
  • Je veux dire : tu avais l’air si enthousiaste de m’en parler que j’ai compris immédiatement que c’était l’idée forte de ton récit. N’est-ce pas ?
    George acquiesce d’un petit hochement de la tête.
  • Bien, je te propose donc de nous concentrer d’abord sur cette partie. Nous nous occuperons du reste après, d’accord ?
    George ne sachant pas où ce dernier voulait en venir, accepte sans broncher et s’empare finalement de son carnet et de son crayon de bois.
    Pendant des jours et des jours, les deux hommes qui s’étaient finalement apprivoisés, débattirent sur l’issue du récit. L’inconnu suggérait sans cesse que le grand-père ne devait pas mourir, tout comme les autres membres de sa famille. « Ça n’a aucun sens » disait-il. « Cet homme n’a pas à se battre contre ce monstre.
    Cisco a déjà eu une vie difficile. Il mérite de mourir tranquillement chez lui entouré de sa famille. L’héroïne, c’est Loona : elle doit se sacrifier ! Non !...Seul Darwin doit succomber, sans autre victime. Cela donnerait
    davantage de sens à ton histoire ! » .
    George lui répondait alors : « Si personne ne meurt donne un effet irréel au roman. En revanche si le grandpère se sacrifie pour ses petits enfants, le récit s’achève sur une belle promesse de vie, un bel acte d’amour. »
    Le vieillard se taisait.
    Il resta plusieurs semaines chez George qui lui avait finalement offert le gîte. Parfois, Georges l’interrogeait à nouveau pour savoir d’où il venait, en quoi, le fait qu’il termine son histoire lui importait tant et pourquoi il était venu frapper à sa porte. Dans ces moments-là, le regard chaleureux du vieil homme devenait froid et il se murait dans son silence jusqu’à ce que George change de sujet.
    Au-bout d’un certain temps, cet inconnu était devenu un compagnon de chaque jour dans la vie de George. Il ne connaissait toujours pas son nom, ignorait tout de lui, mais il n’avait plus peur. Et même, sa présence le rassurait. Quand des amis lui rendaient visite, il le présentait comme son grand-oncle. Quand c’était un membre de sa famille, il devenait un vieil ami.
    Une bonne année plus tard, il neigeait dehors. Le vieillard était assis dans une chaise somnolant. Il fut réveillé en sursaut quand George s’exclama « Ça y est ! J’ai terminé ! »
    Bondissant de son siège, le vieil homme arracha le cahier des mains de George et commença à le parcourir, le feuilleter puis à le lire page par page de manière avide et attentionnée.
    L’attente fut longue. Une heure passa, puis deux, puis trois… sans que rien ne bouge dans la pièce. George finit par aller se coucher laissant le vieillard absorbé dans sa lecture.
    Le lendemain matin, George se réveilla. Il appréhendait le verdict du vieillard. Il se dirigea vers la cuisine, prépara du thé pour lui et du café pour l’inconnu .Il ouvrit doucement la porte de la chambre d’amis réservée au vieil homme depuis son arrivée. Le lit était fait et l’homme ne s’y trouvait pas. George se rappela alors qu’il avait veillé tard dans le bureau et s’était donc probablement endormi sur le fauteuil. L’homme n’était
    pas non plus présent dans cette pièce. Après un instant de panique, incrédule, il remarqua son manuscrit sur le bureau. Un mot griffonné sur une feuille de papier le recouvrait.
    « George, quand tu liras cette lettre je serai parti, je rentre chez moi. Je ne sers plus à rien.
    Tu es parvenu à aller au bout de ton projet et j’en suis très fier.
    Tu as réussi à me dévoiler mon destin et je n’ai pas d’autre choix que de protéger ceux que j’aime.
    Tu devrais envoyer ton manuscrit à plusieurs maisons d’édition, parce que c’est vraiment bien. Tu t’es bien débrouillé.
    Prends soin de toi !
    Ton ami,
    Cisco ».
    George retourna le message. Au dos était dessiné un magnifique cheval.
    Il se précipita alors vers la porte d’entrée, l’ouvrit.

Aucune trace, aucune empreinte sur la neige ..