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Le dernier rêve de la raison

Le Revif

L’on n’a pas souvent l’occasion de se dire, en lisant un roman contemporain, qu’on vient de découvrir un classique à ranger sans hésitation aux côtés des plus grands. Dans le cas du Dernier rêve de la raison, on peut vraiment parler de « découverte », s’agissant de la première traduction française d’un auteur célèbre dans son pays - rien d’étonnant qu’il le soit, vu son savoir-faire en matière de suspense et son imaginaire inépuisable, mis au service d’un propos métaphysique. Ayant choisi pour protagonistes deux antihéros a priori dénués d’intérêt - le vendeur de poisson Ilyassov et le policier Sinitchkine -, Lipskerov nous entraîne dans une histoire où le réalisme est constamment détourné au profit du fantastique et vice versa, chacun des deux aspects du récit rendant l’autre encore plus saisissant. Avant d’arriver à la page 115, où l’on apprend que « le capitaine Volodia Sinitchkine avait accouché de nouveau », le lecteur a déjà traversé une série si étourdissante de mésaventures véristes ou surnaturelles que l’événement en question lui paraît presque banal, quoique personne n’aurait su deviner - je vous mets au défi - de quoi accouche le bonhomme et par quel moyen. Il se produit, chez Lipskerov, de ces faits ahurissants, en gradation croissante, dont aucun n’est gratuit : ils construisent étape par étape un réseau de métaphores liées aux problèmes les plus universels (le Bien et le Mal, le sens et les limites de la vie humaine...). On peut se délecter au roman sans tenir compte de sa portée philosophique, mais le plaisir et l’admiration qu’il suscite augmentent encore quand on accède à sa profondeur. Quant à la part criminelle du récit, elle n’a rien à envier à ce qu’on trouve dans les best-sellers actuels, à cette différence (appréciable) près qu’ici, elle concerne non pas des cas extrêmes comme les psychopathes et autres serial killers chers aux auteurs anglo-saxons, mais le Monsieur Tout-le-Monde russe, ce qui entraîne mine de rien, comme en passant, des constats fort significatifs sur la réalité locale. De fait, Lipskerov dépeint la Russie actuelle avec une acuité et une prégnance qui rendent inévitables les rapprochements avec Dostoïevski, Gogol et Boulgakov. Comme ces grands prédécesseurs, il offre au lecteur une image de l’état des choses dans le pays par le biais de personnages et de situations où le banal et l’extrême se rejoignent, et comme eux - avec une originalité digne de la leur -, il en tire des effets de sens où le local débouche sur l’universel. Prévenons les lecteurs sensibles : le tableau est proprement effarant et ne manque pas d’images gore, bien que ce ne soient pas elles, à notre avis, qui constituent le plus révulsant du récit : certains petits échanges de propos, anodins pour les personnages secondaires, atteignent des sommets d’horreur qu’on a du mal à oublier, de ceux qui suffisent pour reconnaître un grand écrivain. Saluons la traductrice : point n’est besoin de savoir le russe pour constater le niveau d’une version qui sonne comme un texte original, résultat n’allant nullement de soi pour le genre d’écriture, aux registres variés, que pratique l’auteur. On referme le roman, abasourdi par sa puissance, avec l’envie d’en parler. Lisez-le, vous ne risquez pas de regretter l’expérience, à moins d’intolérance au surcroît de talent.

Le dernier rêve de la raison

Le Revif - 2009

L’on n’a pas souvent l’occasion de se dire, en lisant un roman contemporain, qu’on vient de découvrir un classique à ranger sans hésitation aux côtés des plus grands. Dans le cas du Dernier rêve de la raison, on peut vraiment parler de « découverte », s’agissant de la première traduction française d’un auteur célèbre dans son pays - rien d’étonnant qu’il le soit, vu son savoir-faire en matière de suspense et son imaginaire inépuisable, mis au service d’un propos métaphysique. Ayant choisi pour protagonistes deux antihéros a priori dénués d’intérêt - le vendeur de poisson Ilyassov et le policier Sinitchkine -, Lipskerov nous entraîne dans une histoire où le réalisme est constamment détourné au profit du fantastique et vice versa, chacun des deux aspects du récit rendant l’autre encore plus saisissant. Avant d’arriver à la page 115, où l’on apprend que « le capitaine Volodia Sinitchkine avait accouché de nouveau », le lecteur a déjà traversé une série si étourdissante de mésaventures véristes ou surnaturelles que l’événement en question lui paraît presque banal, quoique personne n’aurait su deviner - je vous mets au défi - de quoi accouche le bonhomme et par quel moyen. Il se produit, chez Lipskerov, de ces faits ahurissants, en gradation croissante, dont aucun n’est gratuit : ils construisent étape par étape un réseau de métaphores liées aux problèmes les plus universels (le Bien et le Mal, le sens et les limites de la vie humaine...). On peut se délecter au roman sans tenir compte de sa portée philosophique, mais le plaisir et l’admiration qu’il suscite augmentent encore quand on accède à sa profondeur. Quant à la part criminelle du récit, elle n’a rien à envier à ce qu’on trouve dans les best-sellers actuels, à cette différence (appréciable) près qu’ici, elle concerne non pas des cas extrêmes comme les psychopathes et autres serial killers chers aux auteurs anglo-saxons, mais le Monsieur Tout-le-Monde russe, ce qui entraîne mine de rien, comme en passant, des constats fort significatifs sur la réalité locale. De fait, Lipskerov dépeint la Russie actuelle avec une acuité et une prégnance qui rendent inévitables les rapprochements avec Dostoïevski, Gogol et Boulgakov. Comme ces grands prédécesseurs, il offre au lecteur une image de l’état des choses dans le pays par le biais de personnages et de situations où le banal et l’extrême se rejoignent, et comme eux - avec une originalité digne de la leur -, il en tire des effets de sens où le local débouche sur l’universel. Prévenons les lecteurs sensibles : le tableau est proprement effarant et ne manque pas d’images gore, bien que ce ne soient pas elles, à notre avis, qui constituent le plus révulsant du récit : certains petits échanges de propos, anodins pour les personnages secondaires, atteignent des sommets d’horreur qu’on a du mal à oublier, de ceux qui suffisent pour reconnaître un grand écrivain. Saluons la traductrice : point n’est besoin de savoir le russe pour constater le niveau d’une version qui sonne comme un texte original, résultat n’allant nullement de soi pour le genre d’écriture, aux registres variés, que pratique l’auteur. On referme le roman, abasourdi par sa puissance, avec l’envie d’en parler. Lisez-le, vous ne risquez pas de regretter l’expérience, à moins d’intolérance au surcroît de talent.

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